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Faire la paix en Ukraine avec l’extrême droite?

Opinions Faire la paix en Ukraine avec l’extrême droite?
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  • VeröffentlichtApril 14, 2024

La guerre d’agression de la Russie contre l’Ukraine est devenue un sujet majeur de la campagne des Européennes. Nils Franke et Jean-Yves Camus, spécialistes de l’extrémisme de droite, analysent pour dokdoc le positionnement du parti Alternative für Deutschland et du Rassemblement National.

Nils Franke

Pour l’Allemagne aussi, 2024 est une année rythmée par les élections : d’abord les élections européennes en juin ; ensuite (en septembre), les élections régionales en Saxe, Thuringe et Brandebourg ; en parallèle, de nombreuses élections locales. C’est surtout dans le cadre des élections régionales dans l’est de l’Allemagne que le parti d’extrême droite, Alternative für Deutschland (AfD), a les meilleures chances. La guerre d’agression contre l’Ukraine est partie intégrante de la stratégie de campagne du parti. Le but : se présenter comme le parti de la paix et ce faisant, gagner les voix de celles et ceux qui militent en ce sens.
S’agissant de la guerre en Ukraine, la position de l’AfD est décrite de façon très claire dans son programme pour les élections européennes. . « Ukraine » et « Russie » sont mentionnées au total huit fois: pour ce qui est de l’Ukraine, principalement dans le chapitre « Souveraineté nationale et politique d’asile et d’immigration » (p. 13), s’agissant de la Russie dans la section « Politique étrangère » (p. 29).
Si on résume maintenant les revendications du parti et réfléchit à ce qu’elles signifient sur le plan pratique, on peut dire la chose suivante : Les règles de l’UE et de l’ONU concernant l’accueil des réfugiés seraient suspendues. Le pays n’accueillerait plus de réfugiés ukrainiens : à d’autres États de le faire. Submergé par les mouvements migratoires, il serait dans l’obligation de fermer ses frontières du fait d’une surcharge sur le plan financier, matériel et culturel. L’expression « surcharge financière » et « matérielle » est ici facile à comprendre, celle de « surcharge culturelle » est par contre plus difficile à appréhender. Elle revient vraisemblablement à dire que les Ukrainiens résidant aujourd’hui en Allemagne, un peu plus d’un million, constituent une minorité dont les pratiques culturelles ne sont ni compatibles, ni tolérables. C’est ici que le programme électoral de l’AfD se rapproche peut-être le plus des propos souvent tenus par l’extrême droite concernant une soi-disant « submersion » migratoire et le « grand remplacement ».

(Copyright: Nils Franke)

Les points du programme de l’AfD concernant la guerre en Ukraine reviendraient à faire sortir de la communauté juridique internationale tout en la jetant dans les bras de la Russie. L’AfD maintient que les sanctions contre la Russie sont inutiles sur le plan économique et motivées, en premier lieu, par des raisons idéologiques. Le parti s’oppose par ailleurs à des livraisons d’armes allemandes à l’Ukraine.
Il est également intéressant de se pencher sur un autre document, la résolution dite « de paix » votée en 2024 par la fédération de l’AfD en Saxe, un Land dont le gouvernement sera élu en septembre. La fédération y affirme que tous les autres partis représentés au Bundestag entraînent l’Allemagne toujours plus loin dans la guerre, ces derniers bénéficiant du soutien des médias publics. Il en résulte le récit suivant : l’Allemagne n’est pas un État souverain. Ses décisions lui sont dictées par l’UE et l’OTAN. La chancelière Angela Merkel et le président François Hollande auraient, par leur politique, menée conjointement avec les États-Unis et le Royaume-Uni, « contribué » à préparer la guerre. Nous assisterions maintenant à une guerre par procuration, au profit des États-Unis et au détriment de l’Europe, de l’Allemagne notamment. Cette guerre menacerait de devenir incontrôlable, les livraisons d’armes de plus en plus lourdes pouvant au final déclencher l’envoi de troupes au sol et le début de la Troisième Guerre mondiale. C’est la raison pour laquelle il serait nécessaire stopper les livraisons d’armes.

Cette résolution relève de la conspiration. Elle sert avant tout à créer du liant entre les acteurs d’extrême droite et la droite populiste, fait le jeu de la Russie, affaiblit l’Ukraine et, par ricochet, renforcent les ennemis de la Loi fondamentale et autres détracteurs de la démocratie.
Dans le contexte des élections à venir, l’AfD cherche à se présenter comme le parti de la paix mais il est clair que sa politique vise en premier lieu à souvenir la Russie, l’État agresseur.

Jean-Yves Camus

Le Rassemblement national est crédité, début avril, de 30% des intentions de vote aux élections européennes, ce qui le situe loin devant la liste soutenue par le Président Macron (18%) et celle des sociaux-démocrates (12%). Si le parti arrivait si largement en tête le 9 juin prochain, ce serait une étape importante vers une victoire de Marine Le Pen à l’élection présidentielle (2027). Cette dernière est dorénavant considérée comme possible par plusieurs sondages, il est vrai très prématurés, créditant la candidate de 50% des intentions de vote au second tour, à égalité parfaite avec l’actuel Premier Ministre Gabriel Attal.

Parmi les arguments utilisés par le gouvernement et le parti présidentiel Renaissance pour attaquer le RN dans la campagne pour les Européennes figure de manière récurrente l’accusation d’être une courroie de transmission de la propagande de la Russie. Cet argument revient en boucle depuis l’annonce par les services de renseignement tchèques, le 27 mars, du démantèlement d’un réseau financé par Moscou, répandant la propagande prorusse sur l’Ukraine via le site de désinformation Voice of Europe. Valérie Hayer, la tête de liste de Renaissance et la députée européenne Nathalie Loiseau ont présenté maintes fois cet argument, et le Premier Ministre lui-même a accusé le RN « de soutenir davantage la Russie que l’Ukraine » (6 mars).
Ces accusations ne sont pas infondées puisque le Front national (aujourd’hui Rassemblement National) avait contracté en 2014 un emprunt de 9,4 millions d’euros (désormais remboursé) auprès d’une banque russe, que Marine Le Pen avait rencontré Vladimir Poutine en 2012 et qu’elle avait déclaré au journal autrichien Kurier, en 2014, « défendre des valeurs communes » avec le président russe : le patriotisme, la souveraineté des peuples et « l’héritage chrétien de la civilisation européenne ». En arrière-plan de cette proximité avec l’idéologie du Kremlin, on voit aussi le projet géopolitique du FN-RN : rejet de l’Europe fédérale et de toute défense européenne ; fin des programmes communs d’armement avec l’Allemagne ; sortie du commandement militaire intégré de l’OTAN ; prise de distance avec les États-Unis, dans une approche qui se veut « gaulliste » de l’indépendance nationale. Et l’on sait que la volonté du Général de Gaulle, dont le RN usurpe l’utilisation, était de tous les blocs, de préserver la paix, d’éloigner la France des conflits en se tenant à distance.

(Copyright: Jean-Yves Camus)

Mais le RN est-il le parti de la paix ? Il se présente comme tel. Dès le déclenchement du conflit contre l’Ukraine, Marine Le Pen a plaidé pour un rapprochement stratégique entre l’Otan et la Russie, « dès que la guerre russo-ukrainienne sera achevée et aura été réglée par un traité de paix ». Tout en admettant des crimes de guerre à Boutcha et en acceptant que la France donne des renseignements aux services ukrainiens, elle refusait de qualifier Vladimir Poutine de « criminel de guerre » au motif « qu’on ne négocie pas la paix en insultant une des deux parties ». Candidate à la présidentielle de 2022, elle s’opposait aux sanctions contre la Russie et se déclarait réservée sur la livraison d’armes à Kiev, estimant que « la ligne entre l’aide et la cobelligérance est mince ».

Au moment où le RN parlait ainsi, 82% des Français soutenaient encore l’Ukraine. Depuis qu’Emmanuel Macron a évoqué la possibilité d’envoyer des troupes (professionnelles) au sol en Ukraine, ils ne sont plus que 58% à avoir une « bonne opinion » du pays, et seulement 43% du côté des sympathisants du RN. Le RN veut se poser en garant de la paix des Français, peu désireux de voir se renouveler en Ukraine les pertes militaires enregistrées en Afghanistan et au Sahel. C’est toutefois une paix d’abdication. Certes Jordan Bardella, président actuel du RN et tête de liste du parti aux Européennes, admet, contrairement à Marine Le Pen, que « la Russie est dans une stratégie offensive à l’égard de l’Europe » et « représentent un danger pour notre sécurité personnelle comme nation ». Mais tous les deux acceptent l’annexion de la Crimée et s’opposent à l’entrée de l’Ukraine dans l’Europe, de même qu’ils critiquent le « bellicisme » du président français. Ce qui, objectivement, revient à faire le jeu de Moscou et favorise le désarmement moral des français face à aux campagnes de désinformation et aux menaces russes.

Nos invités

Nils Franke est historien et directeur du bureau scientifique de Leipzig. Ses domaines de recherche sont l’histoire du national-socialisme, l’histoire de la protection de la nature et de l’environnement et la prévention de l’extrémisme. Il est également membre bénévole du conseil d’administration du Centre international de rencontres pour la jeunesse d’Oswiecim/anciennement Auschwitz.

Jean-Yves Camus est directeur de l’Observatoire des radicalités politiques (ORAP) à la Fondation Jean Jaurès et chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), tous deux à Paris. Ses recherches portent sur les mouvements d’extrême-droite contemporains en Europe et sur l’histoire des relations entre la Russie et les mouvements nationalistes radicaux en Europe occidentale.

Pour aller plus loin

Romy Arnold/Axel Salheiser : « Die Thüringer AfD als ‘Friedenspartei’ im Protest und Krisenjahr 2022 », Thüringer Zustände. Fakten und Analysen 2022, S. 27-36.

Landry Charrier : « Nach Macrons Bodentruppen-Äußerungen : die Rechte als Friedenspartei ? », FOCUS online (25 mars 2024), https://www.focus.de/experts/bodentruppen-und-russland-fans-wie-macron-die-rechten-in-frankreich-in-schach-haelt_id_259794283.html. .

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