Bouclier atomique
« Rien ne s’oppose à ce que l’Allemagne participe indirectement au financement de la ‘Force de frappe’ ».

Bouclier atomique « Rien ne s’oppose à ce que l’Allemagne participe indirectement au financement de la ‘Force de frappe’ ».
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  • VeröffentlichtApril 29, 2024

Dans le discours qu’il a donné à la Sorbonne le 25 avril dernier, le président français a de nouveau évoqué la question d’une défense européenne incluant l’arme nucléaire. L’Allemagne devrait-elle en profiter ?

Andreas Noll : Monsieur Lübkemeier, pourquoi est-il important que l’Europe dispose de capacités nucléaires ?

Eckhard Lübkemeier : celles-ci ne sont pas seulement nécessaires : elles sont existentielles, qui plus est face à un agresseur doté de l’arme nucléaire justement. La Russie n’en fait pas usage à proprement parler, elle l’utilise pour exercer un chantage politique.

Il faut bien garder à l’esprit que si l’Ukraine a pu se maintenir jusqu’à présent, c’est bien parce que les États-Unis, eux, sont dotés de cette arme. Si tel n’était pas le cas et que Poutine ne faisait face qu’à une coalition armée de forces conventionnelles (l’Ukraine et ses soutiens), la situation serait beaucoup plus compliquée. Moscou doit tenir compte du fait que la Russie est en guerre contre un État non pas directement doté de la bombe, mais indirectement.

Noll : à l’heure actuelle, ce sont les États-Unis qui assurent la dissuasion nucléaire en Europe. Médias et décideurs politiques s’interrogent sur les conséquences d’un éventuel retour de Donald Trump à la Maison Blanche : les États-Unis se retireraient-ils alors du continent ? Feraient-ils dépendre le maintien de leur présence de conditions que les Européens ne peuvent ou ne veulent pas remplir ? Quel rôle joueraient alors l’arsenal nucléaire des Britanniques et des Français ?

Lübkemeier : Français et Britanniques seraient dans une bien meilleure position que nous dans le cas où les États-Unis viendraient à retirer leur promesse. Pour la France et la Grande-Bretagne, l’arme nucléaire, c’est leur ultime assurance-vie. Ils ne veulent pas tout miser sur l’article 5 du traité de l’OTAN, c’est-à-dire sur cette promesse d’assistance mutuelle pouvant aller jusqu’à l’utilisation de la bombe contre un pays, la Russie en l’occurrence, capable d’une riposte nucléaire à même de mettre en danger la survie des États-Unis.

C’est la raison pour laquelle la France et le Royaume-Uni disposent de leur propre arsenal. La bombe est bien sûr un élément de prestige. Elle fait également partie de leur statut de membre permanent du Conseil de sécurité. .

(Copyright: Eckhard Lübkemeier)

Noll: dans quels cas la France pourrait-elle avoir recours à son arsenal ?

Lübkemeier : les Français ont la capacité de riposter de manière massive avec des armes nucléaires dites stratégiques dans le cas d’une escalade nucléaire avec la Russie. La doctrine française prévoit explicitement ce que l’on appelle un « ultime avertissement », un tir « pré-stratégique ». Il doit signaler à l’adversaire : « Je suis prêt à franchir le seuil : je le fais de manière limitée. C’est un signal fort, mettons fin à ce conflit avant qu’il ne conduise à une destruction mutuelle. »

La France n’a certes pas précisé de quel type de tir il s’agirait alors. Il semble toutefois évident qu’il s’agirait de têtes nucléaires aéroportées, par le Rafale en l’occurrence.

Noll : l’Allemagne pourrait-elle profiter de la protection nucléaire française, la « force de frappe », en cas de „crise Trump“ ?

Lübkemeier : le président Emmanuel Macron a déjà proposé à plusieurs reprises d’engager un dialogue avec l’Allemagne et d’autres pays européens sur la dimension européenne de la « force de frappe ». L’Allemagne n’a jusqu’à présent pas donné suite à cette offre. Cela peut se comprendre, mais dans le cas où les États-Unis viendraient à revenir sur leur « assurance protection », nous serions alors dans une situation très différente. Et n’oublions pas : le chancelier fédéral a fait serment qu’il entreprendrait tout ce qui est nécessaire pour assurer la protection du peuple allemand.

J’ai esquissé dans la FAZ un « plan B » qui pourrait être mis en œuvre assez rapidement. Dans un premier temps, le gouvernement allemand accepterait l’offre de M. Macron, cela de manière confidentielle. Un entretien en tête-à-tête entre le chancelier et le président français permettrait de clarifier les choses, sans que le public n’en soit informé.

Dans le discours de la Sorbonne, le Président Macron a de nouveau évoqué la question d’une défense européenne incluant l’arme nucléaire (Copyright: Imago)

Ce serait la première étape. Le traité d’Aix-la-Chapelle, conclu il y a cinq ans, pourrait être le point d’accroche. Le traité contient dans l’article 4 une clause d’assistance beaucoup plus contraignante que l’article 5 de l’OTAN : en cas d’agression armée contre leurs territoires, les contractants s’engagent à se prêter aide et assistance par tous les moyens dont ils disposent, y compris la force armée. Il s’agirait alors de clarifier les choses en déclarant de manière très claire que cette déclaration inclut également l’arme nucléaire.

En parallèle, Paris pourrait par exemple inviter le ministre allemand de la Défense sur une base nucléaire française, tout cela pour dire : « c’est très sérieux ». Les choses seraient à ce moment rendues publiques, attendu que les bases ont été au préalable clarifiées de manière confidentielle.

Noll : quel intérêt la France aurait-elle à élargir son bouclier et quel en serait la crédibilité ?

Lübkemeier : la crédibilité d’une telle promesse relève avant tout des intérêts vitaux de la France et ne reposerait pas uniquement sur ce que les deux chefs d’État et de gouvernement déclareraient publiquement. Et s’agissant de la sécurité de l’Allemagne, les intérêts vitaux de la France ne sont-ils pas plus importants que ceux des Américains ?

L’Allemagne n’est pas seulement voisin de la France, nous sommes liés l’un à l’autre par une union monétaire. Sur le plan économique également, bien plus qu’avec les États-Unis. La France peut-elle aller bien si l’Allemagne va mal ? J’en doute. En termes de puissance, les différences entre Washington et Berlin sont du reste bien plus importantes que celles entre la France et l’Allemagne. Oui, la France est une puissance nucléaire, l’Allemagne non, mais l’Allemagne est plus forte sur le plan économique et technologique.

De plus, si les États-Unis venaient à remettre en question l’article 5 de l’OTAN ou à refuser de l’appliquer à certains d’entre eux, l’Allemagne par exemple, la situation de la France serait alors complètement différente. Car cela signifierait que son voisin et partenaire le plus proche ne serait plus en sécurité. Et si, dans ce cas, Paris refusait d’étendre son bouclier atomique à l’Allemagne, je ne doute pas que des voix s’élèvent alors chez nous pour réclamer une bombe allemande. Paris pourrait-il l’accepter ? Et qu’en serait-il d’une présidente Le Pen ?

Noll : l’Allemagne ne devrait-elle pas, dans ce cas, participer à la Force de frappe ?

Lübkemeier : bien sûr, mais seulement de manière indirecte. La décision ultime quant à l’emploi ou non de la bombe resterait exclusivement entre les mains du président français. Comme c’est le cas actuellement pour le président américain. L’Allemagne a jusqu’à présent accepté cette situation. Pourquoi ne pourrions-nous pas le faire dans le cas où la France venait à devenir notre puissance protectrice ?

De mon point de vue, rien ne s’oppose à ce que l’Allemagne participe indirectement au financement de la « Force de frappe ». C’est aussi dans l’intérêt de la France. Mais cela doit-il nous empêcher de le faire ? Si l’Allemagne bénéficie de la protection de la « force de frappe », Paris n’est-t-il dans ce cas pas en droit de nous demander de participer à son financement ?

Cet entretien est une version abrégée de l’épisode 59 du podcast Franko-viel : « Ungeliebte Bombe – Muss Deutschland unter Frankreichs Atomschirm schlüpfen? », 12 mars 2024.

L’auteur

Eckhard Lübkemeier est un ancien diplomate allemand. Il est politologue et chercheur invité à Stiftung Wissenschaft und Politik (SWP) à Berlin. Dernière publication : « Die Vermessung europäischer Souveränität. Analyse and Agenda », Analyse de la SWP 24/05 : https://www.swp-berlin.org/10.18449/2024S05/ .

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