Relations franco-allemandes
Un rapprochement est-il encore possible ?
Les débats ont été ouverts par Gérard Araud et Ulrike Franke. Ce fut ensuite au tour de Jean-Yves Magro de prendre la parole. Son constat : « les relations franco-allemandes méritent mieux que cela ! » Klaus Hofmann s’inscrit dans cette même lignée. Il écrit : les cris des victimes du massacre de Boutcha et les crimes incessants de la Russie en Ukraine ont de quoi réveiller l’Europe de sa léthargie.
C’est en France et en Allemagne que se sont matérialisés, sous la forme la plus concentrée, tous les points d’accord et de désaccord, toutes les tendances et potentialités, toutes les grandeurs et misères de notre continent : sur le plan politique, idéologique, économique, social, religieux, et aussi en matière de conflits. Deux grands pays ayant emprunté des voies différentes avant de se constituer en État-nation, deux modèles capables d’exercer une énorme force d’attraction mais qui, sur le fond, restent très différents.
La France et l’Allemagne dans l’UE : c’est et cela a toujours été le combat de deux lignes, de deux projets, de deux philosophies de vie, de deux histoires : derrière la France, l’Europe du sud ; derrière l’Allemagne, l’Europe du nord. Pour la France et le sud, la primauté de la politique ; pour l’Allemagne et le nord, la primauté de l’économie et du droit, comme le décrit le sociologue Wolfgang Streeck. Il en a conclu que les deux modèles étaient incompatibles et que l’UE était de facto condamnée à disparaître. ne croit pas au récit selon lequel la France et l’Allemagne peuvent mettre en commun leurs talents et équilibrer leurs contradictions en passant par le niveau européen.
Fin de l’histoire et fatigue de l’Europe
Lorsque George Steiner, spécialiste de littérature et érudit universel, publia en 1994 son essai sur l’épuisement du taureau européen, il s’inscrivit en faux contre le récit, alors dominant, de Francis Fukuyama sur la fin de l’histoire, la paix, la liberté, la démocratie éternelle et la Pax Americana. On connait la suite. Aujourd’hui, on peut à juste titre se demander si Steiner n’avait pas raison lorsqu’il décrivait l’Europe de Maastricht comme une bureaucratie sans mythe, un système byzantin d’accords technocratiques et commerciaux où se mêlent querelles tribales, aigreurs religieuses et chauvinisme de tous bords. Et de conclure, nous étions alors en 1994 : « à moins d’une chance inouïe, l’Europe pourrait à nouveau connaître une immigration massive, la perte son identité et des conflits raciaux. » Tout cela, c’est ce que nous connaissons aujourd’hui.
Achever Clausewitz
René Girard, spécialiste en littérature, anthropologie culturelle, sciences religieuses et conseiller du pape, publia en 2007 un ouvrage intitulé « Achever Clausewitz : face à l’apocalypse ». Sa thèse : l’époque d’un ordre international fondé sur des règles reconnues et acceptées de tous est révolu, la guerre est (re)devenue la continuation de la politique par d’autres moyens. L’histoire franco-allemande depuis Napoléon en est un exemple édifiant : elle montre comment toutes les forces morales et physiques d’un État peuvent être mises au service de la guerre. La haine de l’autre, infusée pendant 150 ans, a conduit plusieurs fois au conflit et à la ruine : la France à Verdun et l’Allemagne à Stalingrad. Tout ce qui constitue la relation bilatérale est en germe dès les premières années du XIXe siècle : 1806 est à ce titre une année charnière, comme le sera plus tard 1989. Mais on trouve aussi dès cette époque des esprits clairvoyants ayant compris que sans véritable dialogue franco-allemand, l’Europe courait à sa perte. Ainsi Germaine de Staël dans son ouvrage paru en 1813 : « De l’Allemagne ».
Grandeurs et misères
Il aura finalement fallu attendre « l’heure zéro » (1945), 1000 années de rivalité et 150 de haine, pour que nous autres, Français et Allemands, puissions nous mettre d’accord. La plus belle image restera celle prise dans la cathédrale de Reims le 8 juillet 1962 : Charles de Gaulle et Konrad Adenauer, côte à côte et recueillis. Un peu plus tard, le 22 janvier 1963, le traité d’amitié franco-allemand était signé. Avec la chute du Mur, l’Allemagne s’est retrouvée au centre de l’Europe, du fait notamment de l’élargissement de l’UE vers l’Est. Déjà à l’époque, Henry Kissinger disait que la France était la grande perdante de 1989.
Vient ensuite la faillite de Lehmann Brothers (2008) ; le système financier international se retrouve subitement au bord de l’effondrement. Les querelles entre les gouvernements s’intensifient. Sarkozy veut créer une Union méditerranéenne, Merkel bloque. La France pense que l’Allemagne est trop tournée vers l’exportation et trop attachée aux monnaies fortes. L’Allemagne, de son côté, pense que la France est trop protectionniste, trop orientée vers le nucléaire et pas assez économe. Mais tout finit par se calmer. Suivent la crise financière, la crise climatique, la pandémie, et enfin la guerre en Ukraine, quatrième cavalier de l’Apocalypse. Les clivages franco-allemands éclatent alors au grand jour. Que n’avons-nous pas entendu sur les divergences concernant le nucléaire, l’énergie, le changement climatique ; le pacte de stabilité et de croissance ; la dette européenne commune ; les questions de migration, l’asile ; les relations avec Poutine et la Russie. Ça craque finalement un peu partout, ce qui a amené Robert Habeck à dire : « l’amitié franco-allemande est en réalité une polarité qui montre bien que dans les faits, nous ne sommes d’accord sur rien ».
Paris et Berlin finissent souvent par trouver un chemin
En dépit de toutes les méfiances, il existe aussi d’autres signaux, des évolutions similaires, des parallélismes et des échanges continus. Et des solutions communes. Les deux pays se retrouvent plus souvent que le commun des mortels ne le pense et ne le perçoit. Ils réagissent de manière similaire aux défis extérieurs. Ils travaillent étroitement le plan institutionnel. Les traités de 1963 et 2019 (traité d’Aix-la-Chapelle) ne fonctionnent pas si mal que cela. Les deux pays connaissent des évolutions similaires. Les deux chefs État et de gouvernement sont impopulaires dans leurs pays. La crise de la démocratie représentative – gilets jaunes, extrême droite – les concerne tous les deux. France et Allemagne bifurquent à droite parce qu’ils ont perdu la foi dans les vertus du modèle économique libéral et que les questions d’identité nationale sont passées au premier plan. À l’automne, ils se sont mis d’accord en matière de politique d’asile et migratoire. Le pacte de stabilité et de croissance a également été réformé, notamment au niveau des règles en matière de dette et de sanctions. Une réforme du marché de l’électricité a été lancée, l’union bancaire et des capitaux n’est plus hors de portée, tout comme une politique industrielle commune plus ambitieuse. Même au niveau de l’armement, les choses ont fini par avancer, notamment en ce qui concerne le système de chars MGCS et le système de combat aérien FCAS.
La crise de la société civile
Nous en arrivons au domaine décisif. La crise que nous vivons est celle de la société civile. C’est certainement lié au fait que les gens ne vont plus à l’église, qu’ils divorcent, vivent de manière éclatée, n’ont plus confiance dans les institutions démocratiques. C’est certainement aussi lié au morcellement de nos sociétés, à la barbarie croissante. C’est du moins ce qu’a écrit Niall Ferguson. Notre « pitoyable autonomie » nous importe plus que tout. L’insouciance est le maître mot de notre vie, comme si tout pouvait toujours continuer de la même manière et que cela ne valait pas la peine de faire des efforts. Tout cela a également des conséquences sur la relation franco-allemande, plus personne ne parle de communauté de destin. Plus personne n’ose lancer dans de grandes idées ou un grand projet européen. Où cela va-t-il nous mener ? Les optimistes disent que les deux pays sont toujours parvenus à sortir de l’ornière, les pessimistes n’y croient plus. Pour George Steiner, la descente de l’Europe aux enfers est une affaire entendue. L’Europe est fatiguée, l’Allemagne et la France épuisées.
Un vrai dialogue est nécessaire
René Girard donne encore une chance à la vieille Europe. Les Européens peuvent encore décider de coopérer, d’aller de l’avant et ce faisant, d’éviter de sombrer – ceci à condition qu’un véritable dialogue s’instaure entre la France et l’Allemagne et qu’il débouche sur un grand récit insistant sur l’importance géopolitique et spirituelle de l’Europe dans le monde ; George Steiner ne veut d’ailleurs pas totalement en exclure la possibilité.
Girard appelle en outre à une conversion intérieure. Une conversion ? Les situations d’urgence favorisent les conversions. Qu’il s’agisse du choc pétrolier, de la chute du Mur, de la crise financière ou de la Zeitenwende : sur le plan politique, elles sont plus fréquentes qu’on ne le croit, estime l’historien Andreas Rödder.
Georgi Arbatov, ancien membre du comité central du PCUS, déclara après la chute de l’Union soviétique au début des années 1990 que les Russes nous avaient fait la pire chose que l’on puisse nous faire : ils nous avaient pris notre ennemi. Depuis 2022, il est de retour. Les cris des victimes du massacre de Boutcha et les crimes incessants de la Russie en Ukraine ont de quoi réveiller l’Europe de sa léthargie.
Cette contribution fait partie d’une discussion ouverte par Gérard Araud et Ulrike Franke et prolongée par un article de Jean-Marie Magro publié le 14 mai dernier.
L’auteur
Après avoir travaillé pour la Commission européenne à Bruxelles, Klaus Bernhard Hofmann a rejoint Erfurt en tant que porte-parole du ministère de l’Économie. À partir de 2000, il a été porte-parole de l’entreprise et directeur des relations publiques/affaires publiques de Schott AG et, de 2006 à 2010, directeur général de Schott Jenaer Glas GmbH. Pour Schott, il a été membre du conseil d’administration de l’Association fédérale de l’industrie solaire (BSW) à Berlin et de la Fédération européenne des énergies renouvelables (EREF) à Bruxelles. En 2011, il a été membre de l’équipe de compétences de Julia Klöckner. Depuis 2014, il est directeur de la communication de VAA Führungskräfte Chemie.