Parole de témoin
Peu avant que le rideau ne tombe
Visite d’État : le mot est sur toutes les lèvres. dokdoc revient cette semaine sur une visite particulière, celle qu’Erich Honecker effectua en France du 7 au 9 janvier 1988. Dirk Schneemann était présent. Il raconte.
dokdoc : Dirk Schneemann vous avez travaillé à la Chambre de commerce de la RDA à Paris de mai 1987 à septembre 1990. Que connaissiez-vous de Paris avant d’y être affecté ?
Dirk Schneemann : la France, à commencer par la langue, m’a très tôt intéressée. Dès le primaire, j’ai décidé de prendre le français comme deuxième langue étrangère – après le russe – et non l’anglais comme la plupart de mes camarades. Cela a eu pour effet que j’étais l’un des rares à parler français : cela m’a ouvert pas mal de portes par la suite. J’ai continué à m’intéresser à la France pendant mes études et ai consacré ma thèse à ses relations avec le COMECON. Ce travail a visiblement été bien accueilli – le chef de service compétent au ministère du Commerce extérieur de la RDA était mon directeur de thèse et m’a alors promis un poste à Paris. J’ai encore dû attendre cinq ans. C’était l’époque où on cherchait à rajeunir le personnel, c’est ce qui m’a permis de partir alors que je n’avais que 29 ans. Comme tout le monde en RDA, je ne connaissais Paris et la France que par la littérature ou les quelques films que j’avais vus. Mais cela n’avait finalement pas grand-chose à voir avec la réalité.
dokdoc : et quelles étaient vos missions ?
Schneemann : c’était assez classique, en premier lieu établir et maintenir des contacts économiques. J’étais aussi responsable de la presse économique, des foires et salons internationaux et des organisations économiques françaises.
dokdoc : y a-t-il une anecdote que vous aimeriez partager avec vous? Quelque chose qui vous a particulièrement marqué ?
Schneemann : ce qui nous a marqué en tant que jeune famille était que nous vivions dans un monde avec lequel nous n’avions pas le droit de communiquer – ce qui était par exemple difficile quand nous étions au parc avec les enfants. C’est ce qui explique que nous avons assez rapidement eu la nostalgie de la maison. À Berlin, la vie était plus simple, mieux organisée que dans une représentation à l’étranger, dans un pays « capitaliste » avec des règles très restrictives. La vue sur la Tour Eiffel n’était qu’une maigre consolation. On ne pouvait pas communiquer comme on le voulait avec le « pays ». vous écriviez une lettre, il fallait être très prudent ; le courrier aller-retour prenait parfois plusieurs semaines. On ne disposait que de moyens financiers limités, ce que l’on appelait le Valutaauslöse. Les voyages à la maison étaient limités et il fallait obtenir l’autorisation de l’ambassade pour quitter le Grand Paris.
dokdoc : et sur place ? Comment avez-vous travaillé ? Et quel regard vos interlocuteurs portaient-ils sur la RDA ?
Schneemann : l’accueil était toujours très amical. C’était l’époque où le monde « occidental » faisait la queue pour obtenir un rendez-vous avec Erich Honecker ou d’autres représentants de la RDA (difficile à imaginer aujourd’hui). En ce sens, l’atmosphère était très ouverte.
dokdoc : quelles étaient vos relations avec vos collègues de RFA? Vos chemins se sont-ils souvent croisés ?
Schneemann : tout ce qui pouvait être utile au niveau commercial était autorisé. En tant que représentant de la RDA auprès du Bureau international des expositions, je croisais les représentants de toutes les ambassades. En dehors de cela, il était strictement interdit d’avoir des contacts avec les ambassades occidentales. Les contacts n’étaient possibles qu’avec les autres pays du bloc Est : on se rencontrait et échangeait régulièrement, du moins jusqu’au début de l’année 1989.
dokdoc : le Premier ministre Laurent Fabius s’est rendu en RDA en juin 1985, son but : développer les relations entre les deux pays. À cette occasion, il a transmis à Erich Honecker une invitation pour une visite officielle en France. Pourquoi a-t-il fallu attendre le 7 janvier 1988 pour que cette visite se concrétise ?
Schneemann : essentiellement pour deux raisons. D’une part, je l’ai dit à l’instant : à partir de 1986, il y a eu tout une série de visites d’État, en Belgique, aux Pays-Bas, en Scandinavie. D’autre part, et on le sait moins : la visite en France a très vite été annoncée mais François Mitterrand a insisté pour qu’Erich Honecker soit d’abord reçu par Helmut Kohl, à Bonn. Et c’est pourquoi il y a eu, dans un délai relativement court, la visite du début de mois de septembre 1987 à Bonn et, quatre mois plus tard, début janvier, la visite à Paris.
dokdoc : dans quelle atmosphère s’est déroulée la visite ? Quel souvenir gardez-vous de Honecker ?
Schneemann : mes collègues du service commercial et moi n’avons vu Honecker que deux fois, lors de la réception à la mairie de Paris par Jacques Chirac, et lors d’une réception de l’école et du jardin d’enfants de la RDA à la Tour Eiffel.
Les préparatifs se sont déroulés dans une atmosphère ouverte et constructive car de gros contrats étaient en jeu. Je me souviens avoir remonté les Champs-Élysées, les arbres étaient tous drapés de drapeaux de la RDA à droite et à gauche, cela nous a donné la chair de poule. C’est sans doute la seule fois qu’un pays du bloc de l’Est a eu le droit de draper ses drapeaux sur les Champs.
dokdoc : et qu’est-ce qui s’en est suivi ? Il ne restait plus que quelques mois avant la chute du Mur.
Schneemann : dès le second semestre de l’année 88, puis au printemps 89, les changements qui étaient en cours en RDA ont été bien perçus à l’étranger. Nous l’avons notamment vu à la balance commerciale – les engagements de la RDA touchaient de plus en plus à leurs limites. Et à partir de la seconde moitié de l’année 1989, de plus en plus de pays du bloc de l’Est ont pris leurs distances avec nous, l’Union soviétique, la Bulgarie, la Roumanie et tout particulièrement Cuba.
dokdoc : comment avez-vous travaillé durant cette période, de la chute du Mur à la Réunification ?
Schneemann : à cette époque, de nombreux collègues étaient déjà rentrés. Les quelques personnes qui restaient ont été promenées à travers le pays, comme une « espèce en voie de disparition » que l’on devait voir rapidement. Nous aussi, nous sommes allés de discussion en discussion. Il y avait aussi une ambiance de ruée vers l’or. Certains espéraient encore conclure des contrats avec les représentants du gouvernement. Et, c’était très étrange, chaque ministre a manifestement ressenti le besoin d’aller à Paris, Londres, Madrid et Rome avant que le rideau ne tombe. Nos interlocuteurs français n’étaient pas très à l’aise avec ce genre de rendez-vous – et nous en sommes restés à des échanges sans réelle consistance.
Encore deux anecdotes. Il y avait un cheikh très en vue qui avait sa résidence à Paris et caressait l’idée d’acheter 100 kilomètres d’autoroute en RDA pour que ses enfants puissent faire vrombir leurs voitures de course, ce qu’ils ne pouvaient pas faire chez eux dans le désert. D’autres voulaient acheter des bâtiments historiques dans les grandes villes est-allemandes pour en faire des hôtels de luxe. Tout cela n’a (heureusement) pas abouti.
dokdoc : et la deuxième anecdote ?
Schneemann : comme je l’ai dit, j’étais responsable des expositions universelles pour la RDA. Au printemps 1990 a eu lieu le vote final pour l’Exposition universelle 2000 et, au dernier tour, seuls Toronto et Hanovre étaient encore en course. Hanovre a gagné avec exactement une voix de plus : parce que l’Allemagne en avait deux. L’une était de moi et l’autre de l’ambassadeur ouest-allemand, Franz Pfeffer. Le maire de l’époque, Herbert Schmalstieg, et la ministre de l’Économie et des Finances de Basse-Saxe, Birgit Breuel, me dirent ensuite : c’est bien qu’il y ait encore deux États allemands. Cette phrase n’a plus jamais été répétée depuis.
Notre invité
Dirk Schneemann est président du Cercle économique franco-allemand de Berlin et initiateur de la « Frankreich-Initiative Ostdeutschland ». Il a plus de 35 années d’expérience dans les relations franco-allemandes, de la représentation commerciale de la RDA à Paris, à ses activités de conseil au sein de la société euraccess GmbH fondée en 2013.