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« C’est la sécurité de l’Allemagne que l’on met est en danger »
Christoph Heusgen a été pendant treize ans conseiller diplomatique d’Angela Merkel Merkel. Il est aujourd’hui président de la prestigieuse Conférence de Munich sur la sécurité. Dans un entretien avec dokdoc, il jette un regard sur les relations franco-allemandes et revient sur la situation en Ukraine, la Zeitenwende ainsi que la politique du chancelier Scholz.
dokodoc : Monsieur l’ambassadeur, vous avez côtoyé plusieurs présidents français de près, de Jacques Chirac à Emmanuel Macron, en passant par Nicolas Sarkozy et François Hollande. Qu’est-ce qui vous a particulièrement frappé chez Emmanuel Macron ?
Christoph Heusgen : j’ai rencontré Emmanuel Macron lorsqu’il était conseiller économique du président Hollande et il m’a tout de suite fait une très bonne impression. J’ai aussi très vite compris qu’il est plein d’énergie, impatient et mu par la volonté d’agir.
dokdoc : dans votre livre publié en 2023 (NDLR : « Führung und Verantwortung »), vous dîtes : « En politique étrangère, Macron s’est montré moins engagé sur l’Europe ». Qu’entendez-vous par-là ?
Heusgen : ça ne semble effectivement pas très logique. Lorsqu’Emmanuel Macron est devenu président, j’étais ambassadeur auprès des Nations unies. J’ai été surpris de constater que c’était précisément la France qui freinait des quatre fers lorsqu’il s’agissait de faire entendre la voix de l’Europe. Cela n’a guère changé depuis. Les États d’Afrique par exemple ont toujours trois membres au Conseil de sécurité : eux parlent d’une seule voix sur la plupart des dossiers, alors que nous autres, Européens, ne pouvons le faire, notamment en raison des réticences françaises.
dokdoc : dans son premier discours de la Sorbonne, le président Macron avait pourtant plaidé pour une Europe forte, capable de jouer un rôle de poids sur la scène internationale.
Heusgen : ce discours est très riche mais si vous y regardez de plus près, vous verrez qu’il visait avant tout à instaurer une union financière européenne, un ministre européen des finances, et c’est précisément là que l’impatience de Macron lui a joué un tour. La chancelière attendait que le président fasse d’abord des réformes en France, ce qui lui aurait ensuite permis d’obtenir plus facilement une majorité au Bundestag. Avec un peu plus de patience, il aurait certainement été possible d’obtenir beaucoup plus, si l’on excepte le Fonds Corona.
dokdoc : vous êtes particulièrement prudent s’agissant de la politique française d’Angela Merkel. La chancelière a-t-elle fait ce qu’il fallait, Helmut Schmidt dirait, ce qui était nécessaire ?
Heusgen : j‘ai accompagné la chancelière pendant douze ans. Je me souviens très bien de sa première journée dans ses nouvelles fonctions. Tout le monde s’attendait à ce qu’elle aille en Grande-Bretagne voir son ami Tony Blair. Elle ne l’a pas fait, mais s’est rendue à Paris. Les relations franco-allemandes – elle le tient de Helmut Kohl – ont toujours été sa priorité : en matière de politique russe, où l’Allemagne et la France ont réussi en 2014-2015 à stopper l’agression de Moscou – même si cela n’a finalement été que temporaire, comme on le sait depuis le 24 février 2022. Mais aussi, pour prendre un autre exemple, au moment de la crise financière : la chancelière a toujours essayé de travailler à une position commune avec Paris. Elle a donc fait de mon point de vue, et pour rester avec Helmut Schmidt, ce qui était nécessaire mais elle a aussi, et cela est important, forgé de véritables compromis franco-allemands qui ont ensuite, comme dans le cas du fonds Corona, ouvert la voie au niveau européen.
dokdoc : vous dîtes dans votre livre : « la relation franco-allemande est depuis toujours la condition sine qua non au fonctionnement de l’UE ». Que se passerait-il si les difficultés auxquelles la France est aux prises sur le plan intérieur l’empêchait d’agir sur une longue période ?
Heusgen : Emmanuel Macron et Olaf Scholz sont certes fragilisés mais il ne faut pas en conclure qu’ils ne peuvent plus prendre d’initiatives communes. Je pense notamment à la Russie : ici, il serait important que les deux pays agissent de concert, ainsi que nous l’avons fait il y a dix ans.
dokdoc : « nous ne pouvons pas nous permettre d’attendre trop longtemps si la France est occupée avec elle-même », a récemment déclaré un ancien poids lourd de la politique allemande. Sa proposition : l’Allemagne doit maintenant consolider ses relations avec d’autres pays et travailler à faire avancer l’UE dans des domaines choisis. L’Allemagne peut-elle exercer un leadership en Europe ? Rares sont ceux qui y croient encore aujourd’hui. Que faire dans ce cas ? Ne serait-il pas temps de reconnaître que l’Allemagne ne veut pas, ne peut pas et n’assumera pas ce rôle ?
Heusgen : j’ai justement écrit un livre sur ces questions, sur le fait que l’Allemagne doit maintenant faire preuve de leadership, être à la hauteur de ses responsabilités et ne plus se dérober. Je pense donc qu’il serait important que Berlin prenne l’initiative. Ce n’est pas comme s’il y avait encore des réticences quant au leadership allemand ; cette époque est révolue. Bien sûr, le lien avec les États-Unis reste important et il est bon que les Américains s’engagent une nouvelle fois en Europe pour assurer la sécurité du continent. Mais il ne faut pas partir du principe que cela toujours le cas. Se cacher derrière les Américains, n’est pas la solution. Nous, c’est-à-dire l’Allemagne et la France, devons penser de manière beaucoup plus européenne en matière de politique de sécurité, de concert avec les Britanniques. Ce n’est malheureusement pas le cas. Et c’est maintenant à un pays comme les Pays-Bas d’en tirer les conséquences et de lever ses restrictions quant à l’utilisation des armes fournies l’Ukraine, au lieu que ce soit la Grande-Bretagne, l’Allemagne et la France qui le fassent.
dokdoc : après l’élection de Joe Biden, de nombreux observateurs et analystes français ont parlé d’un possible « effet d’anesthésie » : Scholz allait se tourner désormais davantage vers les États-Unis et délaisser le projet d’autonomie européenne. La guerre contre l’Ukraine a montré que l’analyse n’était pas fausse. Pourquoi le chancelier a-t-il toujours autant de mal à penser et agir en Européen ?
Heusgen : le chancelier n’a pas seulement du mal à agir en Européen. Il a aussi du mal à s’affirmer et à agir avec détermination dans le domaine de la sécurité et de la défense. Le discours de la Zeitenwende devant le Bundestag était certes juste et empreint de courage. Deux ans plus tard, on voit néanmoins que le rythme est encore trop lent. Le Fonds spécial alloué à la Bundeswehr était une bonne mesure, mais nous avons également besoin à long terme d’une augmentation du budget de la défense.
dokdoc : d’autres au sein du gouvernement montrent pourtant que c’est possible…
Heusgen : vous pensez à Boris Pistorius ? Pistorius est clair sur toutes ces questions, il est très actif et agit sur le terrain. C’est la raison pour laquelle il est très populaire, non seulement à l’Ouest, mais aussi à l’Est. Cela montre bien que ce que les gens attendent, c’est ce leadership et cette façon de communiquer.
dokdoc : la campagne électorale en Saxe, en Thuringe et dans le Brandebourg a une fois de plus mis en évidence ce qui différencie l’Est de l’Ouest, principalement pour des raisons historiques. Quelles conséquences ces différences ont-elles sur la conduite des affaires étrangères – et au final, la volonté de l’Allemagne de s’engager sur la scène internationale ? La question est rarement abordée en France.
Heusgen : nombreux sont ceux, qui à l’Est de l’Allemagne, placent la question de la paix avant celle de la sécurité – pour des raisons historiques, vous avez raison de le souligner. Mais c’est aussi lié à la communication ambivalente de la SPD sur l’Ukraine. Il manque aujourd’hui un message clair, celui-là même que le chancelier avait pourtant fait passer dans son discours sur la Zeitenwende. On récolte toujours ce que l’on sème et c’est que l’on voit aujourd’hui du fait de l’absence d’une ligne claire face à l’agression russe. Cela a des conséquences dramatiques, surtout à l’Est. Il faudrait que le chancelier communique de façon beaucoup plus claire sur la menace que représente la Russie.
dokdoc : vous appelez à une paix de négociation. L’histoire montre pourtant que Poutine n’a que faire des accords et autres arrangements internationaux : on l’a vu avec les accords de Minsk. Que proposez-vous ? Comment faire pour que l’Ukraine puisse ouvrir de telles négociations dans une position de force ? Avons-nous une stratégie pour y parvenir ?
Heusgen : je pense qu’il est absolument justifié de réfléchir nuit et jour à la façon de parvenir à une paix négociée. Nous le devons aux personnes qui se battent chaque jour pour la survie de leur pays et qui, indirectement, défendent notre liberté. C’est la raison pour laquelle nous ne pouvons nous permettre de faire preuve de réticences quant à la livraison d’armes à l’Ukraine. Car une chose est claire : on ne peut négocier avec succès avec la Russie que si l’on opère depuis une position de force. Et oui : l’histoire nous enseigne que Moscou ne respecte aucun accord, les accords de Minsk le montrent. Un traité de paix devra être nécessairement être assorti de garanties allant bien au-delà de celles qui ont été données à l’Ukraine en 1994. Dans ce contexte, je pense qu’il est indispensable que Kiev intègre l’OTAN, afin que Poutine, s’il lui prenait à nouveau l’envie de lancer une guerre de conquête, soit aussitôt confronté au feu de l’Alliance, dans sa globalité.
dokdoc : les sommes dévolues au budget de la défense devraient rester constantes au cours des trois prochaines années, le grand « bond en avant » intervenant en 2028 avec un budget de 80 milliards d’euros. Certains experts parlent d’un « échec » et expliquent que cette politique pourrait avoir des conséquences graves, non seulement pour l’Ukraine, mais aussi pour toute l’Europe. Partagez-vous cette opinion ?
Heusgen : nous atteignons cette année l’objectif des 2 % grâce au Fonds spécial alloué à la Bundeswehr. Mais sa durée est limitée et lorsqu’il arrivera à échéance, nous serons renvoyés au budget tel qu’il était jusqu’alors, à savoir environ 1,5 %. Avec ce budget, c’est la sécurité de l’Allemagne que l’on met en danger. Je pense que la défense, la sécurité et la liberté sont plus importantes que le respect du frein à l’endettement (NDLR : Schuldenbremse). Poutine dit explicitement que son objectif est de restaurer l’empire russe. Cela signifie qu’il menace ouvertement d’attaquer les États baltes ou le territoire de l’OTAN. C’est irresponsable de ne pas agir en conséquence, de pratiquer la politique de l’autruche et d’espérer que le prochain gouvernement remédiera à cela. Nous devons dès à présent avoir un dialogue courageux et ouvert sur nos priorités budgétaires et la valeur de notre sécurité.
dokdoc : Monsieur l’ambassadeur, vous aimez parler français. Avez-vous encore l’occasion de le faire ?
Heusgen : Pour moi, c’est toujours un grand plaisir de parler français, notamment avec mes amis Maurice Gourdault-Montagne, Jean-David Levitte, Jacques Audibert, et Philippe Étienne. Durant nos échanges, nous nous sommes toujours battus pour savoir quelle langue on allait parler. Mes amis français ont toujours insisté pour parler allemand, et moi, français. Aujourd’hui, nous sommes toujours en contact. Nous avons toujours eu une relation de confiance entre conseillers et ça, c’est la meilleure base de travail !
Interview : Landry Charrier
Notre invité
L’ambassadeur Christoph Heusgen est président de la Conférence de Munich sur la sécurité (MSC) depuis 2022. Il est entré au service des affaires étrangères en 1980. Après avoir travaillé au consulat allemand de Chicago et à l’ambassade d’Allemagne à Paris, il a été nommé en 1988 conseiller personnel du coordinateur de la coopération franco-allemande. De 1993 à 1997, il a travaillé au bureau ministériel du ministre des Affaires étrangères Klaus Kinkel. Il a ensuite pris la tête de la sous-direction Europe du ministère des Affaires étrangères (1997-1999).
De 1999 à 2005, Christoph Heusgen a dirigé l’équipe politique du Haut Représentant pour la politique étrangère et de sécurité de l’UE, Javier Solana. Entre 2005 et 2017, il a conseillé la Chancelière Merkel sur les questions de politique étrangère et de sécurité et a dirigé le département de politique étrangère de la Chancellerie fédérale en tant que directeur ministériel. Avant de prendre la présidence du MSC, l’ambassadeur Heusgen a été représentant permanent de la République fédérale d’Allemagne auprès des Nations unies à New York (2017-2021). Il a également présidé le Conseil de sécurité de l’ONU en avril 2019 et juillet 2020.