Chute de Mur
Mon 9 novembre

Chute de Mur Mon 9 novembre
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  • VeröffentlichtNovember 8, 2024

Étudiant à Paris, Klaus Hofmann fut envoyé à Berlin-Ouest au printemps 1989 pour un stage d’une semaine. Il en profita pour passer chaque jour de l’autre côté de la frontière. Son récit n’est pas seulement un témoignage très personnel ; il éclaire également un pan de l’histoire allemande – vue d’en bas.  

Ce 2 avril 1989, j’avais pris l’un des premiers S-Bahn pour me rendre à Berlin-Est. J’étais descendu à la gare de Friedrichstraße et étais ensuite passé de l’autre côté non sans avoir subi tout une série de contrôles. Je n’avais rien préparé de particulier, je voulais simplement parcourir la ville et observer ce qu’il s’y passait. Il n’y avait presque pas de voitures, les tramways cahotaient, sans faire de bruit. Des bâtiments en ruine. Une odeur nauséabonde de charbon flottait dans l’air. J’avais cherché à plusieurs reprises à entrer en contact avec la population en posant des questions simples. On m’avait répondu de manière brève. Ça en était resté là. À un moment, je fis une rencontre qui me donna aussitôt à voir où je me trouvais. Au beau milieu d’une rue, je proposai à un passant de lui échanger un billet de 20 Deutsche Mark contre 20 Ostmark. Vous avez de la monnaie ? Les choses allèrent très vite ; pourtant, quelqu’un nous avait vus. On nous cria dessus, nous nous éloignèrent l’un de l’autre en un clin d’œil. On ne nous suivit pas et j’espère qu’il en fut de même pour mon interlocuteur. 

Le Café de Vienne

Il était environ 16 heures lorsque j’entrai dans le Café de Vienne situé au Prenzlauer Berg. Il y a une douzaine de clients. Je remarquai de suite Heiner. Il était assis avec des amis et était en train de boire une bière. Grand, les cheveux noirs, mince, un peu le type méditerranéen. Certainement quelqu’un qui a l’habitude d’être au centre de l’attention et qui est prêt à tout pour que ça ne change pas. Trois hommes étaient assis autour de lui, l’un d’entre eux me plut d’emblée : les cheveux blonds cendrés, la quarantaine, de nature introvertie. Il buvait du café.

Klaus Hofmann (Copyright: Klaus Hofmann)

Je m’assis à une table, non loin du petit groupe, commandai une bière, fumai une cigarette et attendis. Ce n’est pas moi qui lançai la conversation mais c’est bien moi qui fis le premier pas. La conversation commença dans les toilettes, un bref échange, une phrase de ma part, une réponse grossière de Heiner, je ne l’ai pas tout à fait comprise mais je suis certain que le mot « connard » y figurait. J’avais dit quelque chose de stupide, une blague. Il me rétorqua : « trou du cul ». Il me dit ensuite que si je me sentais seul, je pouvais m’asseoir avec eux. Il avait cherché le contact et m’avait suivi aux toilettes pour ne pas être remarqué des autres. D’où je venais et ce que je faisais. Je suis originaire de Mayence, et suis allé à Paris pour étudier les langues, les littératures romanes et allemandes et les sciences politiques. Pourquoi les études romanes ?, avait-il ensuite demandé. Parce que la France est notre voisin et parce que tout le monde s’intéresse au monde anglo-saxon. Et pourquoi Paris ? Paris est la ville lumière ! Tu en as de la chance, me dit alors l’homme à lunettes. Tu as pu sortir. On ne peut pas faire ça ici.

Tout voir pour tout oublier

Et toi, as-tu déjà essayé de sortir d’ici ? Mais qu’est-ce que tu crois ?, répondit Heiner. Ce n’est pas si facile que ça. Nous vivons sous le stalinisme. Mais tu es déjà allé de l’autre côté, lui rétorquai-je. Tu ne voulais pas rester ? Non. Je ne veux plus sortir d’ici. Mais pourquoi ? Il me demanda alors si j’avais lu Shakespeare ? Le monde est comme une prison, a écrit Shakespeare ; avec un peu de chance, on peut choisir sa propre cellule. Mais tout ça, c’est de la littérature ! Et même si c’était vrai, comment il supportait la pression ? Ça nous soude, dit Heiner, ça nous rend plus forts que vous, à l’Ouest.

Je ne sais plus de combien d’auteurs nous avons ensuite parlé. D’écrivains est-allemands comme Hermann Kant : un traître et un connard ; de Dostoïevski et de son Grand Inquisiteur ; de Flaubert et de Stendhal ; des Cent ans de solitude de Marquez ; de Borges ; de la parabole de l’homme qui voit le monde par le trou de la serrure et qui vieillit ensuite à l’infini. Il faut avoir tout vu pour tout oublier, disait Heiner. Je ne comprenais pas. Tout voir pour tout oublier. Il avait tout vu, même la mort, et depuis, il n’avait plus peur, contrairement à moi, l’homme de l’Ouest, qui était allé à Paris sans jamais vraiment partir.

Cette prison où on parlait ma langue

La gare de Friedrichstrasse en 1964 (Copyright: Wikimedia Commons)

Berlin-Est avait suscité ma curiosité, je n’avais ressenti aucune peur, aucune pression. Le silence de ses rues m’attirait, le faible éclairage, les mouvements calmes et lents des passants, leur apparente sérénité, le charme du déclin, morbide. Le Café de Vienne. Étouffant, alcoolisé. Et pourtant une idylle. Le temps s‘était étrangement arrêté. Tard dans la soirée, sur le chemin de la gare de Friedrichstrasse, Heiner me dit qu’il ne pouvait vivre que dans de l’eau sale et que c’était justement la perspective de la catastrophe qui donnait à la vie une saveur plus intense. C’est à ce moment que j’ai ressenti le besoin de retrouver mon petit appartement à Versailles. La curiosité et l’intensité avec lesquelles Heiner s’immisçait dans ma vie, me déplaisait. Versailles était mon île ; là, ses discours ne pouvaient pas m’atteindre. J’étais heureux de partir. Pourquoi étais-je venu ? Était-ce simplement la curiosité de voir comment d’autres vivaient dans cette prison où l’on parlait ma langue ?

Heiner m’analysait, sans état d’âmes. Il me jetait des choses à la figure, des choses que je n’aurais jamais entendu à l’Ouest. Il a tout de suite compris que lorsque les personnes vivant de l’autre côté du Mur parlaient de liberté, ils parlaient de la leur, celle-là même qui s’enlise souvent dans l’égocentrisme. Il m’avait demandé quand j’allais exploser. Que voulait-il dire ? La vie dans l’anonymat de Paris ressemblait-elle d’une certaine manière au désir d’enfermement de Heiner ?

L’été 1989

L’été était arrivé. J‘allais partir en vacances, dans le Limousin, comme toujours. Je m’apprêtais à fêter le bicentenaire de la prise de la Bastille en même temps que plusieurs millions de personnes. À Aixe-sur-Vienne, pas à Paris. Aixe-sur-Vienne est une petite ville, les festivités n’y seraient en rien comparables à celles prévues sur les Champs, une grande fête nationale et une parade sans commune mesure et certainement époustouflante : et alors ? Aixe reflétait la vie telle qu’elle se joue en province. Le feu d’artifice serait tiré comme chaque année sur les bords de la Vienne. Les champs, les arbres, le bruissement des feuilles, mes yeux rivés vers le ciel et suivant la trajectoire des fusées. Tout se passerait comme toujours. Cela me rendait heureux. C’est seulement une fois que l’on est parti, que l’on devient ce que l’on doit devenir, avait dit Heiner. Je m’y étais opposé et, en partant, je lui avais dit que n’avais plus la force de l’écouter. Retour de balancier. Nous autres étudiants allemands à Paris nous étions parfois demandés si nous étions plus proches d’un Lyonnais du même âge que d’un jeune de Leipzig. Presque tous auraient opté pour le Lyonnais et maintenant, maintenant seulement, je me disais qu’ils avaient raison. Nous parlions certes tous allemand mais ce n’était pas la même langue. Au quotidien, nous nous sentions plus proches des Français que des citoyens est-allemands.

L’histoire accélère

Au cours de l’été, les choses se précipitèrent, en Hongrie, en République Tchèque et en RDA. C’est là que je dis à mon amie que je voulais aller à Berlin-Est sans plus attendre. Entre-temps, je m’étais déjà annoncé auprès de Heiner et de sa femme pour la semaine du 6 au 13 novembre ; mon amie, elle, avait de toute façon prévu de passer cette semaine dans le sud: un séjour d’études. Je commandai donc une voiture pour Berlin. Départ le 6 novembre à 14h, Place Charles-de-Gaulle. Un chauffeur néerlandais m’y attendrait dans une Ford Taunus jaune.

Le matin du 6 novembre à 9h, j’accompagnai mon amie jusqu’au véhicule qui devait l’amener. Quand elle monta, je la fixai quelques instants. Elle était ravissante. J’hésitai puis décidai de partir avec elle. Le chauffeur néerlandais attendrait bien un peu ; Heiner et sa femme également. Les choses n’allaient quand même pas aller si vite. Le 10 novembre, vers huit heures et quart, le temps était clair et magnifique, le ciel digne d’un roman de Hemingway, quelqu’un me dit qu’il avait entendu aux informations que le Mur était tombé.

L’auteur

Après avoir travaillé pour la Commission européenne à Bruxelles, Klaus Bernhard Hofmann a rejoint Erfurt en tant que porte-parole du ministère de l’Économie. À partir de 2000, il a été porte-parole de l’entreprise et directeur des relations publiques/affaires publiques de Schott AG et, de 2006 à 2010, directeur général de Schott Jenaer Glas GmbH. Pour Schott, il a été membre du conseil d’administration de l’Association fédérale de l’industrie solaire (BSW) à Berlin et de la Fédération européenne des énergies renouvelables (EREF) à Bruxelles. En 2011, il a été membre de l’équipe de compétences de Julia Klöckner. Depuis 2014, il est directeur de la communication de VAA Führungskräfte Chemie.

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