Relations franco-allemandes
« Si nous étions toujours d’accord, il n’y aurait pas de valeur ajoutée »
31 octobre 2023
Philippe Étienne a été l’un des grands architectes de la politique européenne d’Emmanuel Macron et un acteur central de la vie diplomatique internationale. dokdoc a parlé avec lui des relations franco-allemandes et du cinquième anniversaire du traité d’Aix-la-Chapelle.
dokdoc : Monsieur l’Ambassadeur, quel regard portez-vous sur les relations franco-allemandes ? Dans quels domaines la coopération fonctionne-t-elle bien et dans quels domaines les choses sont-elles plus compliquées ?
Philippe Étienne : Merci d’abord de m’inviter à contribuer à cette revue qui, pour moi, a une grande valeur historique. Comme vous le savez, je ne suis plus dans la politique opérationnelle, je ne participe plus à notre action diplomatique. S’agissant du franco-allemand, j’ai une perspective qui vient principalement de mes deux postes : à Bonn, dans les années 80, et à Berlin, où j’ai été Ambassadeur.
On s’étonne que très souvent Français et Allemands ne sont pas d’accord au début d’une discussion. Au fond, ça a toujours été le cas. Et c’est par la volonté politique, notamment des dirigeants, comme elle s’est exprimée récemment à Hambourg, que l’on avance. On a pu le voir ensuite sur un des points qui faisaient débat entre les deux pays, la réforme du marché européen l’électricité, et l’accord qui a été trouvé au conseil des ministres de l’Énergie à Bruxelles. Finalement, les sujets qui nous occupent aujourd’hui, en matière de politique industrielle, dans les secteurs de souveraineté comme l’armement, le spatial ou encore les règles du pacte de stabilité budgétaire et de croissance – ils ne sont pas nouveaux. Ce sont des sujets très lourds. Ce qui a changé, c’est le monde autour de nous, qui rend ces dossiers encore plus compliqués : la guerre en Ukraine et la compétition sino-américaine en particulier.
dokdoc : vous restez donc optimiste ?
Philippe Étienne : Franchement, j’ai vécu cela à plusieurs reprises : avant la chute du Mur, après la chute du mur. J’ai vécu les crises européennes, la crise des dettes souveraines, la crise des migrants. Le fait est qu’il y a toujours eu un accord franco-allemand dans ces grandes crises européennes et mondiales pour permettre à l’UE d’avancer et je suis certain que, malgré le contexte nouveau, nous continuerons à y parvenir.
dokdoc : la coopération franco-allemande en matière de défense est, avec la politique énergétique, souvent considérée comme le thermomètre de la relation bilatérale. Comment deux pays aux cultures si différentes peuvent-ils réussir à s’entendre ?
Philippe Étienne : Mais, c’est ça la valeur du moteur européen constitué par l’entente franco-allemande. Si nous étions toujours d’accord, il n’y aurait pas de valeur ajoutée. C’est parce que nous partons de positions très différentes dans le domaine de la défense, compte tenu de notre histoire ; dans le domaine de l’énergie notamment après la décision allemande de sortir du nucléaire ; mais aussi compte tenu du mix énergétique de nos deux pays. S’agissant de l’électricité, qui est une question très complexe, on a quand même réussi à dégager un compromis. Et pourtant, ce n’était pas facile, en termes économiques et techniques.
dokdoc : Vous avez été l’un des grands architectes de la politique franco-allemande du Président. Pourriez-vous nous expliquer comment se sont déroulées les premières rencontres avec la chancelière Angela Merkel ?
Philippe Étienne : je me souviens très bien des toutes premières rencontres avec Angela Merkel. Elles étaient extrêmement positives et marquées par la volonté d’avancer. Je me souviens aussi des premiers Conseils des ministres franco-allemands qui ont permis des avancées extrêmement importantes, par exemple sur des projets capacitaires communs dans le domaine de la défense ; un peu plus tard, dans le domaine de la politique économique, budgétaire et financière européenne ; et aussi pendant la pandémie.
dokdoc : Quel rôle le papier Schäuble-Lamers a-t-il joué dans l’élaboration de la politique européenne d’Emmanuel Macron ? Le candidat Macron y fait largement référence dans le discours qu’il a donné le 10 janvier 2017 à l’Université Humboldt de Berlin.
Philippe Étienne : J’ai eu la chance de rencontrer Wolfgang Schäuble mais aussi Karl Lamers avant qu’il nous quitte (NDLR: 2022). Leur papier reste effectivement une inspiration très forte, même si aujourd’hui, les conditions sont différentes de l’époque où ils ont présenté leurs propositions (NDLR : 1994). Je pense également à d’autres Allemands qui, plus récemment, ont fourni une contribution intellectuelle essentielle aux relations avec la France, notamment Henrik Enderlein, qui était un ami très cher et qui nous a quittés beaucoup trop tôt. On trouve certainement chez le candidat et futur président des références fortes et des inspirations venant de personnalités comme celles-ci, qui ont nourri ses propres convictions en vue de nouvelles impulsions franco-allemandes.
dokdoc : Emmanuel Macron a d’emblée misé sur l’Allemagne, et ce, avant même son accession à l’Élysée.
Philippe Étienne : il y a eu en effet des signes forts donnés par le candidat Emmanuel Macron, notamment avec son discours du 10 janvier 2017 à l’Université Humboldt, suivi par une deuxième visite en Allemagne, puis par son premier voyage effectué très vite après l’entrée en fonction, comme le veut la tradition.
dokdoc : le concept de souveraineté européenne est l’une des clefs de son projet pour l’Europe et en même temps, un point qui a pu parfois engendrer des frictions avec le partenaire allemand. Où en sommes-nous aujourd’hui ?
Philippe Étienne : la notion de souveraineté européenne est de mieux en mieux comprise et de mieux en mieux partagée, en France, mais aussi en Allemagne : elle d’ailleurs reprise dans le discours d’Olaf Scholz à Prague (NDLR : 29 août 2022). Elle mettra du temps à se traduire dans les différents domaines, y compris dans le domaine de la défense, mais il me semble que nos deux pays voient de plus en plus qu’il y a là une nécessité.
dokdoc : le 22 janvier 2024, nous fêterons le 5ème anniversaire du traité d’Aix-la-Chapelle. Le bilan paraît plutôt modeste, notamment dans les grands domaines stratégiques. Quel regard portez-vous, de votre côté, sur ce traité ?
Philippe Étienne : j’ai été parmi les négociateurs du traité d’Aix-la-Chapelle. Le traité a créé de puissants instruments qu’il faut maintenant mettre en œuvre. Je prends l’exemple de la coopération transfrontalière, qui est très importante et qui montre bien à quel niveau notre ambition se situe. Aujourd’hui, elle permet aux régions de chaque côté de la frontière, d’agir ensemble pour répondre aux problèmes de la vie quotidienne de leurs concitoyens. Je suis sûr que les autorités des régions frontalières sont très intéressées. Les problèmes de transport, les problèmes de protection civile, les problèmes de santé, les problèmes de sécurité, tous ces problèmes peuvent être beaucoup mieux traités à cet échelon.
dokdoc : Quel rapport la France entretient-elle aujourd’hui avec les États-Unis ? Quelle place occupe le pays dans le projet de souveraineté européenne ?
Philippe Étienne : il y a souvent eu des malentendus, sur les concepts de souveraineté européenne et d’autonomie stratégique. Ces concepts ne sont pas du tout contraires à l’Alliance atlantique, l’alliance entre les démocraties européennes et d’Amérique du nord, les États-Unis notamment. Au contraire : aux États-Unis, l’attention se tourne de plus en plus vers la Chine. Et de plus en plus de personnes disent : mais, puisque c’est notre priorité, il faut que les Européens en fassent plus de leur côté. Cela ne se traduira pas seulement par des revendications budgétaires comme le Président Trump le disait du reste de manière assez bruyante. C’est aussi pour les Européens une question de responsabilité, une question de volonté par rapport à notre défense collective. L’Alliance atlantique sortira renforcée si le pilier européen est consolidé.
dokdoc : Emmanuel Macron et Olaf Scholz sont deux personnalités très différentes. On sait à quel point la relation franco-allemande est tributaire des personnalités aux commandes. Qu’est-ce que cela vous inspire ?
Philippe Étienne : dès lors qu’il s’agit de décrire des personnalités, on est dans le subjectif, mais c’est effectivement une chose qui a souvent été dite. Et si c’est vrai, ce ne serait pas la première fois qu’il y aurait des personnalités au profil différent à Paris et Berlin. Et cela n’a jamais empêché, à un moment donné, dans un contexte historique qui rendait absolument cruciale l’entente franco- allemande, de surmonter d’éventuelles divergences et d’arriver à un compromis.
dokdoc : Monsieur l’Ambassadeur, je vous remercie pour cette interview.
Interview : Landry Charrier
Notre invité
Philippe Étienne : de 2019 à 2023, a été ambassadeur de France aux États-Unis (2019-2023), après avoir été conseiller diplomatique du président Emmanuel Macron (2017-2019) et ambassadeur en Allemagne (2014 -2017).