Élections régionales
Ces mamies qui font de la résistance
27 août 2024
Le 1er septembre, l’association MAMIES CONTRE L’EXTRÊME DROITE se verra remettre le prix de la Paix de la ville d’Aix-la-Chapelle. Dans le contexte des élections régionales en Saxe, en Thuringe et dans le Brandebourg, cette distinction revêt une signification très particulière. dokdoc en a parlé avec Jutta Shaikh.
dokdoc : qui est Jutta Shaikh ?
Jutta Shaikh : je suis une grand-mère tout ce qu’il y a de plus ordinaire, j’ai 72 ans, deux enfants et trois petits-enfants. J’ai toujours été intéressée par la politique mais je n’ai jamais été très active, essentiellement par manque de temps. Mais aujourd’hui, notre démocratie est menacée, nous aussi nous devons faire quelque chose.
dokdoc : comment les choses ont-elles commencé ?
Shaikh : j’ai passé de nombreuses années à l’étranger, au Maroc et aux États-Unis notamment. Quand je suis revenue, l’extrémisme de droite avait pris d’énormes proportions. Après le décès de mon deuxième mari, j’ai vu par hasard un reportage sur les MAMIES, et là je me suis dit : « C’est ça, c’est ce que je veux faire ». Depuis, je suis vraiment très active. Je suis porte-parole du groupe de Francfort-sur-le-Main et deuxième présidente du conseil d’administration de l’association MAMIES CONTRE L’EXTRÊME DROITE au niveau fédéral.
dokdoc : quelles sont les ambitions de l’association ?
Shaikh : MAMIES CONTRE L’EXTRÊME DROITE est une initiative émanant de la société civile, indépendante, et animée par des Allemandes d’un certain âge. Notre ligne force, c’est l’article 1 de la Loi fondamentale. La dignité de l’être humain est intangible et nul ne doit être discriminé du fait de son origine, de sa religion, de son sexe ou de sa couleur de peau. Notre association n’est liée à aucun parti, nous avons une vision large de la société et rejetons toute forme d’extrémisme. L’extrémisme de droite constitue à nos yeux le danger plus important du fait de la propagation de ses paroles et slogans au sein des populations.
Et oui, nous pouvons aussi faire bouger les choses. Nous sommes aujourd’hui le plus grand mouvement de femmes en Allemagne. Après la publication par le magazine d’investigation Correctiv du « plan secret » de l’extrême droite pour « remigrer » des millions de personnes hors d’Allemagne (10 janvier 2024), nos actions ont suscité un intérêt très important. Notre congrès fédéral à Erfurt (2-4 août 2024) a eu lui aussi un fort impact sur l’opinion publique. Nous comptons aujourd’hui plus de 250 groupes et 35 000 membres. Les médias, les hommes politiques s’intéressent à nous, nos adversaires aussi nous suivent de près.
dokdoc : qu’est-ce que vous entendez par là ?
Shaikh : permettez-moi vous donner quelques exemples. Nous avons par exemple fait en sorte que Martin Sellner ne puisse pas se produire à plusieurs endroits d’Allemagne. Ce n’est pas un hasard s’il déclare maintenant dans les réseaux sociaux vouloir s’en prendre aux MAMIES CONTRE L’EXTRÊME DROITE. Même chose pour Björn Höcke, des tracts de l’AfD contre nous ont d’ailleurs déjà été diffusés. En soi, c’est presque un compliment car cela montre clairement que nous avons touché là où ça fait mal ! Imaginez un peu : Notre congrès fédéral s’est tenu au parlement d’Erfurt et l’une d’entre nous était assise à la place de Höcke. J’imagine qu’il n’a pas apprécié.
dokdoc : revenons au congrès d’Erfurt. Qu’a-t-il permis d’obtenir ?
Shaikh : nous voulions avant tout envoyer un signal fort, et ce à quelques semaines des élections en Saxe, Thuringe et dans le Brandebourg. Nous avons réussi à capter l’attention des médias et à renforcer la cohésion de notre groupe. Nous avons également mené des actions dans la rue et organisé un grand défilé auquel environ 1000 manifestantes ont participé. Nous allons maintenant continuer à faire entendre notre voix, en premier lieu pour nos enfants et petits-enfants. Nous-mêmes avons reproché à nos parents et grands-parents de n’avoir rien dit quand ils le pouvaient encore (ndlr : sous le nazisme). Je ne veux pas que l’on puisse faire ce reproche à notre génération.
dokdoc : avant les élections régionales en Hesse et en Bavière en automne 2023, vous avez lancé la campagne AfDNee en coopération avec la Confédération allemande des syndicats et d’autres organisations de la société civile. Comment fonctionne cette initiative et quel rôle joue-t-elle dans le contexte des élections régionales en Allemagne de l’Est ?
Shaikh : l’initiative vise le vote protestataire et les non-votants. Elle a pour but de leur faire comprendre que ceux qui votent pour l’AfD parce qu’ils pensent que ce parti améliorera leur situation, seront finalement les grands perdants. Nous nous appuyons à cet endroit sur une étude de l’Institut de Recherche en Économie de Cologne. C’est sur cette base que nous avons créé de nombreux supports qui ont fait beaucoup de bruit en Allemagne, cette carte postale par exemple : « Je ne voulais pas que les étrangers me prennent mon travail. Maintenant, mon entreprise ferme parce qu’il manque de la main-d’œuvre ».
dokdoc : dans son dernier livre, « Ungleich vereint », le sociologue Steffen Mau montre que l’Est continuera à être autre – économiquement, politiquement, mais aussi en termes de mentalité et d’identité – du fait de son histoire et des choix qui ont été faits après la chute du Mur. Comment ces différences affectent-elles votre travail ?
Shaikh : il est beaucoup plus facile de s’engager à l’Ouest qu’à l’Est. La réalité y est très différente, nos groupes doivent agir avec beaucoup plus de prudence. Nous les soutenons, mais leur laissons entière liberté quant à la ligne à suivre car ils sont tout simplement mieux placés que nous pour juger de ce qu’il faut faire.
dokdoc : les MAMIES CONTRE L’EXTRÊME DROITE sont pour la démocratie et l’État de droit. Quelle relation entretenez-vous avec le Bündnis Sahra Wagenknecht, un parti dont nombreux disent qu’il représente un danger pour la démocratie ?
Shaikh : Nous travaillons encore à notre position. Dans notre mouvement, nous avons un certain nombre de mamies proches des idées de 68 ou de l’ancien mouvement pacifiste : toutes condamnent la guerre d’agression de la Russie contre l’Ukraine, une violation délibérée du droit international mais s’opposent en parallèle à la politique de réarmement. La majorité d’entre nous, et moi-même du reste, considérons que Sahra Wagenknecht est un danger pour notre démocratie en raison de son orientation pro-russe. Nous devons continuer à aider l’Ukraine à se défendre. Comment pourrions-nous dire à l’Ukraine qu’elle doit renoncer à des parties de son territoire et les laisser aux Russes ? Nous le savons bien : si Poutine gagne, il ne s’arrêtera pas là.
dokdoc : une étude de la fondation Otto Brenner montre que les personnes engagées dans l’éducation à la citoyenneté – ici, il est question de la Saxe – sont régulièrement la cible d’acteurs de droite. Cela concerne-t-il également votre association ?
Shaikh : oui, nous faisons de plus en plus souvent l’objet d’attaques émanant de l’extrême droite et recevons régulièrement des menaces, des insultes, parfois en dessous de la ceinture. Certaines de ces insultes relèveraient de la justice, mais nous continuerons malgré tout car ce que nous faisons, nous le faisons pour la jeune génération.
dokdoc : en 2019, vous avez lancé une nouvelle plateforme, GRANNIES INTERNATIONAL, dans le but de déployer un mouvement à l’échelle européenne voire même mondiale. Que s’est-il passé depuis ?
Shaikh : le premier groupe des MAMIES CONTRE L’EXTRÊME DROITE a été créé en Autriche par Monika Salzer (novembre 2017). L’initiative s’est ensuite rapidement développée. Aujourd’hui, il existe des groupes en Suisse, en Pologne, en République Tchèque et aux Pays-Bas. Mais nous ne nous voulons pas nous arrêter là. J’ai des amis aux États-Unis et en Angleterre qui envisagent aussi de créer un groupe de MAMIES. Nous serions également ravis d’accompagner une telle initiative en France, la langue n’est pas un problème pour nous.
dokdoc : avez-vous des contacts en France ? Et enfin, souhaitez-vous faire passer un message particulier à nos lectrices d’un certain âge ?
Shaikh : pas encore, mais depuis que notre notoriété s’est accrue, nous recevons de plus en plus de demandes de la presse française. Je voudrais surtout dire aux mamies françaises : vous n’êtes pas trop âgées pour faire bouger les choses. Vous avez une telle expérience de vie, vous avez du temps, plus de temps que quelqu’un qui travaille. Alors : ayez le courage de vous engager car l’avenir de notre démocratie dépend également de vous !
Interview : Landry Charrier
Notre invitée
Jutta Shaikh est âgée de 72 ans. Elle a occupé plusieurs postes de direction dans le secteur bancaire international et a dirigé pendant de nombreuses années le service clientèle entreprises du Crédit Commercial de France à Francfort-sur-le-Main. Elle a rejoint les MAMIES CONTRE L’EXTRÊME DROITE au décès de son second mari, il y a 5 ans et demi.