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Mémoire du colonialisme

Des victimes de seconde classe ?

Jürgen Zimmerer

Monument à la mémoire des victimes du colonialisme, Windhoek (Copyright: Imago)

29 août 2024

Depuis de nombreuses années, l’AfD multiplie les déclarations révisionnistes sur le passé colonial allemand. Dernier dérapage en date : le dépôt d’une gerbe aux pieds du monument de Swakopmund en Namibie. Jürgen Zimmerer explique.

Le 11 août 2024 a marqué le 120ème anniversaire de la « bataille de Waterberg », un événement central dans l’histoire de ce qui est considéré comme le premier génocide du 20ème siècle. Les faits sont connus : une révolte à grande échelle en réaction aux règles imposées par l’administration coloniale éclate le 12 janvier 1904 dans le Sud-Ouest africain allemand (l’actuelle Namibie). D’abord victorieuse, la révolte est ensuite réprimée par les troupes du général Lothar von Trotha : 50 000 Héréros, dont de nombreuses femmes et enfants, trouvent la mort. Les Namas se soulèvent à leur tour. Von Trotha diffuse alors un ordre connu sous le nom d’« ordre d’extermination » (2 octobre 1904). Celui-ci marque le début d’une guerre de quatre ans qui tuera, selon les estimations, 80 % des Héréros et 50 % des Namas.

Négociations germano-namibiennes

Depuis 2015, le gouvernement allemand négocie avec la Namibie le format de possibles excuses et le paiement de négociations adéquates. Un projet d’accord a bien été trouvé en mai 2021 au moment où l’Allemagne reconnaissait officiellement avoir commis « un génocide » contre les populations des Héréros et des Namas en Namibie. Celui-ci est néanmoins toujours en attente du fait de l’opposition des Héréros et des Namas, ces derniers faisant valoir qu’ils n’ont pas été suffisamment impliqués dans les négociations. Entre-temps, la Namibie a certes indiqué que le gouvernement fédéral était prêt à augmenter le montant de l’aide au développement, fixé à 1,1 milliard d’euros en 2021 et réparti sur 30 ans, et à avancer la mise en paiement desdites aides. Il n’en reste que le processus comporte des lacunes flagrantes, l’Allemagne souhaitant à tout prix éviter qu’il n’ouvre la voie à des démarches juridiques et des demandes légales d’indemnisation.  

Un intérêt décroissant

On parle finalement très peu du génocide des Héréros et des Namas en Allemagne, du moins dans l’espace publique. Il n’est donc pas surprenant qu’il n’y ait pas eu de commémoration officielle les 12 janvier et 11 août derniers. Aucun homme politique n’en a non plus parlé. Quand ils étaient dans l’opposition, les Verts avaient souvent fait pression sur le gouvernement s’agissant des dossiers en lien avec le passé colonial allemand. Aujourd’hui, alors qu’Annalena Baerbock et Claudia Roth occupent deux postes clés leur permettant d’agir directement sur le traitement de ces questions, les Verts sont nettement plus en retrait. En cela, ils suivent la ligne politique qui a longtemps été celle de la République fédérale.

Avec la montée en puissance du mouvement Black Lives Matter suite à l’assassinat de George Floyd (25 mai 2020), les questions liées au passé colonial ont été portées sur la place publiqueet âprement discutées – notamment en Europe où un mouvement de contestation s’est d’ailleurs rapidement développé. Dans la foulée, nombre de programmes et projets consacrés à l’histoire coloniale ont été démontés, repoussés ou abandonnés. Ce faisant, les partis de centre-droit ont ouvert une brèche dans laquelle les politiques révisionnistes peuvent aisément s’engouffrer, à l’image de l’AfD, parti qui avant même l’attaque du 7 octobre avait déjà souvent critiqué la façon dont l’Allemagne envisageait son histoire coloniale. Cela avait par exemple été le cas en 2019 lorsque la fraction de l’AfD au Bundestag avait invité le politologue américain Bruce Gilley, connu pour nier ouvertement le génocide des Héréros ; en 2021, les personnes en charge des questions culturelles au sein du parti avaient de leur côté exigé « d’en finir avec la culpabilité et l’expiation » et plaidé en faveur d’« une approche différenciée de l’histoire coloniale allemande ». Cette démarche avait d’ailleurs été précédée d’une attaque virulente contre l’auteur de ces lignes.

L’AfD a depuis longtemps reconnu le potentiel que recelait la question du colonialisme et l’utilise aujourd’hui de plus en plus souvent pour attaquer le consensus de la République fédérale quant au traitement de son passé. Cela vaut également, on le sait, pour le national-socialisme. On se souviendra à cet endroit de la relativisation à laquelle Alexander Gauland s’était livrée en 2018 lorsqu’il avait parlé des crimes nazis comme de « l’épouvantail de notre histoire » ou bien encore du fameux « tournant mémoriel à 180° » réclamé par Björn Höcke l’année précédente.

Cette démarche révisionniste a gagné en importance depuis le début de la guerre en Ukraine. L’AfD n’hésite désormais plus à torpiller la politique de l’Allemagne à l’étranger, et peu importe si cela déclenche un tollé. Il n’est d’ailleurs pas étonnant que cela se produise en Namibie, pays encore peuplé de nombreux descendants de colons (environ 20 000) et parsemé d’un grand nombre de tombes et de monuments allemands.

Swakopmund

Sven Tritschler (Copyright: Wikimedia)

C’est justement aux pieds de l’un d’entre eux, le monument de Swakopmund, que Sven Tritschler, député AfD de Rhénanie-du-Nord-Westphalie, a déposé une gerbe le 25 juillet dernier. Il n’a d’ailleurs pas hésité à en poster une photo sur les réseaux sociaux, montrant par là qu’il s’agissait bien d’une provocation délibérée. Le fait qu’il ait fait ce geste lors d’un voyage parlementaire destiné à informer sur les conséquences du colonialisme et du génocide conforte cette impression. La Namibie l’a également interprétée de cette manière, ce qui n’a pas manqué de générer « un certain agacement », ainsi que l’a indiqué l’Ambassadeur de Namibie à l’Auswärtiges Amt.

Le monument de Swakopmund est dédié à la mémoire des soldats de la Schutztruppe, ainsi qu’à Wilhelm Eduard Richard Heldt (11.2.1867-11.11.1899), officier de cette même Schutztruppe et chef de district de Swakopmund. Heldt fait partie des premiers soldats allemands à avoir soutenu la conquête militaire du Sud-ouest africain et à avoir contribué à y établir un régime raciste et inhumain. Déposer une gerbe aux pieds de ce monument est donc un acte hautement répréhensible qui en dit du reste long sur la bataille menée par l’AfD contre la culture mémorielle allemande en général, et l’histoire coloniale allemande en particulier. Certains parlent d’ailleurs aujourd’hui de roll-back mémoriel. Toujours est-il que cet acte intervient à un moment où l’Allemagne semble se désintéresser de certains chapitres parmi les plus sombres de son histoire. Claudia Roth en est un exemple frappant, elle qui, par son action malheureuse, relègue les victimes du premier génocide allemand dans les oubliettes de l’histoire.

Monument de Swakopmund (Copyright: Wikimedia)

Bataille mémorielle

Au printemps dernier, Roth avait présenté un nouveau cadre mémoriel actualisant celui de 2008 et complétant l’approche jusque-là focalisée sur les crimes nazis et la dictature de la RDA. Il s’agissait notamment d’y intégrer la période coloniale. Cette étape, qui, soit dit en passant, aurait dû être franchie depuis longtemps, aurait dû permettre au génocide des Héréros et des Namas de trouver la place qui lui revient dans la culture mémorielle allemande. Les critiques ne se firent pas attendre, les directeurs de différents mémoriaux allant même jusqu’à accuser la déléguée du gouvernement fédéral à la Culture de relativiser l’Holocauste.  

La « gestion de la crise » par Claudia Roth ne fit qu’empirer les choses. Au lieu de réunir toutes les parties concernées, elle se contenta d’inviter les représentants des lieux de mémoire établis à discuter du cadre qu’elle venait de proposer. Le résultat n’étonna finalement personne : le projet fut abandonné. On expliqua certes ensuite vouloir continuer à discuter du traitement à réserver à l’histoire coloniale et à d’« autres thèmes importants ». Une chose est néanmoins claire : les crimes coloniaux n’ont toujours pas leur place dans la culture mémorielle allemande. Les victimes des crimes allemands commis hors d’Europe ne seraient-elles finalement que des victimes de seconde classe ?

L’auteur

Jürgen Zimmerer (Coypright: Jürgen Zimmerer)

Jürgen Zimmerer est professeur d’histoire globale à l’université de Hambourg et directeur du centre de recherche « Hamburgs (post-)coloniales Erbe ». Il est l’auteur de plusieurs ouvrages sur le colonialisme allemand, notamment sur le génocide des Héréros et des Namas, les liens entre colonialisme et nazisme et sur la culture mémorielle allemande. Il a publié en 2023 un ouvrage intitulé « Erinnerungskämpfe. Neues deutsches Geschichtsbewusstsein“ (Stuttgart : Reclam).

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