Relations bilatérales
Entre l’Allemagne de l’Est et la France, il reste beaucoup à faire !
Près de 35 ans après la chute du Mur, l’Allemagne de l’Est ne joue toujours pratiquement aucun rôle dans les relations franco-allemandes. Depuis 2022, les choses ont certes évolué dans le bon sens, mais il reste encore beaucoup à faire. La visite d’État d’Emmanuel Macron en mai pourrait envoyer un signal fort.
dokdoc : Monsieur Schneemann, l’Initiative France-Allemagne de l’Est a été lancée en novembre 2022. Avec quelle ambition ? Pourquoi l’Allemagne de l’Est doit-elle, précisément maintenant, « oser la France » ?
Dirk Schneemann : tout cela a une histoire et cette histoire a commencé en octobre 2018 lors d’une réunion des Clubs d’affaires franco-allemands à Berlin. Nous étions en train de réfléchir au lieu où nous voulions nous retrouver la fois d’après et c’est là qu’un collègue français a proposé l’Allemagne de l’Est. Nous avons alors constaté que nous n’avions pas de Club en Allemagne de l’Est. L’idée d’élargir le projet et de l’inclure dans une « Stratégie France-Allemagne de l’Est » est née un peu plus tard, à l’été 2022, lors d’un entretien avec l’ambassadrice de l’époque, Anne-Marie Descôtes. Le dossier que nous avions préparé donnait à voir d’importants déficits mais aussi des opportunités encore inexploitées. Lancée le 9 novembre 2022, l’Initiative a été conçue non pas comme une route à sens unique, mais comme une autoroute à deux sens, en direction de la France et de l’Allemagne de l’Est.
dokdoc : Madame Pirwitz, la Koordinierungsstelle Ostdeutschland-Frankreich a été fondée en 2023. Qu’est-ce qui vous a incitées à le faire, Dorothee Röseberg, la vice-présidente de votre association, et vous ?
Anne Pirwitz : notre association est différente de l’Initiative portée par Dirk Schneemann mais en même temps, elle y est étroitement liée. Sa création est le fruit de plusieurs facteurs. D’une part, les expériences personnelles de nombreux membres fondateurs qui, à l’époque de la RDA, entretenaient déjà des contacts étroits avec la France ou la RDA, ou bien qui, après la chute du Mur, se sont attachés à renforcer les relations bilatérales. Je suis moi-même née après 1989, ai grandi en Saxe-Anhalt et ai été initiée aux relations franco-allemandes par le biais des jumelages. Plus tard, je suis devenue ambassadrice junior de l’Office franco-allemand pour la jeunesse. J’étais à l’époque la première de Saxe-Anhalt à assurer de « telles fonctions ». Lorsque je participais à des événements bilatéraux en Allemagne de l’Ouest ou en France, je constatais à chaque fois que j’étais l’une des rares Allemandes de l’Est. Pendant mes études, j’ai creusé la question et ai beaucoup réfléchi aux raisons pour lesquelles les relations entre l’Allemagne de l’Est et la France sont différentes. En même temps, je savais qu’il y avait beaucoup d’acteurs ici qui voulaient faire bouger les choses ou bien qui étaient déjà actifs dans ce domaine : mais bien souvent, ils ne se connaissaient pas. Et c’est ainsi qu’est née l’idée de créer une association active dans le domaine social et de la recherche, et qui se veut complémentaire à l’impulsion donnée par le monde économique.
dokdoc : à l’époque de la RDA, la France était pour beaucoup le pays de toutes les envies ; la langue française était alors très appréciée. Qu’en reste-il aujourd’hui ? Quel regard les Länder de l’Est portent-ils sur la France ?
Dirk Schneemann : il me semble que la question n’est pas de savoir ce que pense l’Allemagne de l’Est de la France mais plutôt de savoir quel regard la France porte sur l’Allemagne de l’Est. C’est là que sont les plus importants déficits. Vous venez de dire qu’à l’époque de la RDA, la France faisait beaucoup rêver. Après l’ouverture des frontières, la France a été l’un des pays plébiscités par l’Est. L’inverse n’était pas valable. D’une manière générale, les choses allaient bien plus dans le sens Est-Ouest que dans le sens Ouest-Est. Au plan économique et politique, les structures de l’Allemagne fédérale ont soit remplacé, soit repris les structures est-allemandes. Les rares entreprises à avoir fait le choix de rester ne se sont finalement pas orientées vers le difficile marché d’Europe occidentale, mais ont cherché leur bonheur en Europe de l’Est ou en Asie. Et cela est passé plus ou moins inaperçu pendant 30 ans.
dokdoc : et pourquoi, 30 ans après la Réunification, l’espace entre Usedom et Monts métallifères est-il aujourd’hui encore méconnu des Français ?
Dirk Schneemann : les chiffres parlent d’eux-mêmes. 95 % des Français qui viennent visiter l’Allemagne continuent d’aller uniquement à l’Ouest. Il en va de même pour les filiales des entreprises françaises. Presque tous les sièges sociaux sont « à l’Ouest » – et donc aussi les cadres. J’ai de très nombreux amis en France et j’y ai vécu de nombreuses années. Ils ne connaissent pratiquement rien du Brandebourg, de la Saxe, du Mecklembourg-Poméranie-Occidentale. Ces Länder ne jouent aucun rôle dans leur perception de l’Allemagne. C’est pourtant là que se joue une partie de l’avenir du pays (énergie, numérisation, semi-conducteurs, mobilité).
dokdoc : Madame Pirwitz, voyez-vous les choses de la même manière ?
Anne Pirwitz : des témoins de l’époque de la RDA, aujourd’hui membres de notre association, m’ont raconté qu’au début, personne ne voulait écouter leurs histoires et que même les milieux scientifiques ouest-allemands ne s’intéressaient pratiquement pas à l’autre partie de l’histoire franco-allemande, à quelques exceptions près. Il est pourtant important de s’y intéresser afin de comprendre les différences qui persistent aujourd’hui encore. Certaines choses fonctionnent néanmoins relativement bien, les jumelages par exemple. Parmi les quelque 180 jumelages qui existent aujourd’hui entre des villes est-allemandes et françaises, près de la moitié a été lancée avant la chute du Mur. Dans ce domaine, la France est le principal partenaire de l’Allemagne de l’Est, suivie par la Pologne et la République tchèque. La situation est un peu différente en Mecklembourg-Poméranie- Occidentale et dans le Brandebourg, deux Länder où villes et communes s’orientent davantage vers la Pologne. C’est au centre de l’Allemagne que la France est le partenaire le plus important. Et c’est justement là qu’il faut agir car les jumelages touchent l’ensemble des citoyens. En ce sens, ils offrent un potentiel qui devrait être encore mieux exploité.
dokdoc : l’Initiative France-Allemagne de l’Est embrasse large. Comment travaillez-vous de manière concrète ?
Dirk Schneemann : plus de 30 ans après la chute du Mur, nous sommes encore dans une phase de « sensibilisation ». Il existe certes quelques projets concrets mais ils ne seront pas réalisables tant que cela n’aura pas fait son chemin dans les esprits et les cœurs. L’ambassade de France à Berlin – et en particulier l’ambassadeur François Delattre – fait un travail formidable. Lui et son équipe profitent de chaque occasion pour mettre en avant notre Initiative. La deuxième chose est que trop peu d’Allemands de l’Est occupent des postes à responsabilité et que de fait, ils ne peuvent pas faire bouger les choses. Je pense notamment à un cycle de manifestations organisée dans le cadre de ce que l’on appelle le « dialogue franco-allemand » – à Paris, Berlin, Genshagen. On y parle certes de plus en plus du potentiel de l’Allemagne de l’Est, mais la plupart du temps, il n’y a pas d’Allemand de l’Est sur le podium. Il est important de travailler tant sur le fond que sur « la forme ».
dokdoc : en prévision de la visite d’État du président Macron initialement programmée en juillet 2023, les chefs de gouvernement des Länder est-allemands ont formulé un mois plus tôt le souhait que le discours qu’il devait prononcer à Dresde « soit l’occasion de donner de nouvelles orientations à la coopération entre les Länder est-allemands et la France ». La visite d’État doit être maintenant rattrapée fin mai, avec – on l’espère – une étape en Allemagne de l’Est. Qu’en attendez-vous exactement ?
Anne Pirwitz : il est en premier lieu important d’attirer l’attention sur le sujet, à la fois dans les médias français et est-allemands. C’est un bon point de départ mais il faut ensuite mettre en place des actions concrètes pour promouvoir les relations franco-est-allemandes, ce qui nécessite un soutien financier de la part des deux pays : car sans soutien financier et sur la seule base du bénévolat, on ne peut pas faire grand-chose sur le long terme.
Dirk Schneemann : cette visite aurait dû avoir lieu depuis longtemps. Mais ce qui est beaucoup plus important, ce sont toutes les activités avant et après, Madame Pirwitz a raison de le souligner. Ce n’est pas comme s’il n’y avait pas de contacts au plus haut niveau politique. Chaque semaine, au moins un ministre vient en Allemagne, parfois deux voire trois. Le problème est simple : ils ne viennent pas en Allemagne de l’Est. Je n’ai pas le souvenir qu’un ministre français ait jamais été officiellement accueilli par le ministre-président à Dresde, Erfurt ou même « seulement » à Potsdam. C’est là qu’il y a un véritable retard à combler et Emmanuel Macron peut et doit montrer l’exemple.
Vous évoquiez la décision de la conférence des ministre-présidents du mois de juin 2023. Depuis, il y a eu différentes activités au niveau des Länder – en particulier en Saxe et en Thuringe. Le résultat le plus important est certainement la création du Club économique franco-allemand d’Allemagne centrale dont le siège se trouve à Leipzig. La première réunion de coordination des chancelleries visant à mettre œuvre la décision de juin 2023 aura lieu fin avril à Berlin, à la représentation du Land de Saxe-Anhalt à Berlin. On le voit : les décisions, c’est bien mais il faut toujours un coup de pouce et ne pas hésiter à mettre le doigt dans la plaie. C’est cela aussi notre travail. Nous avons des entretiens presque hebdomadaires avec des représentants des gouvernements des Länder d’Allemagne de l’Est et ne cessons de leur répéter : c’est bien beau d’envoyer des délégations en Chine, au Brésil et au Canada, mais quand êtes-vous allés pour la dernière fois en France ? Où sont les résultats et qui s’en occupe maintenant ? Ce qui se passe dans les Länder, au niveau des communes et de la société civile, est très important : cela contribue à faire monter une petite musique qui incite ensuite les milieux économiques et politiques à faire plus.
dokdoc : on raconte que Nicolas Sarkozy aurait dit un jour: mais qui veut passer ses vacances en Allemagne ? Qu’est-ce que vous lui répondriez aujourd’hui ?
Anne Pirwitz : que chaque personne curieuse et désireuse de découvrir de belles villes devrait venir chez nous. L’Allemagne de l’Est offre également des paysages fabuleux, comme les lacs du Mecklembourg-Poméranie-Occidentale et du Brandebourg, les montagnes métallifères ou de la Suisse saxonne, et bien sûr, la côte de la mer Baltique. Une Française m’a dit un jour qu’elle avait l’impression que ces dernières années, les Français étaient plus nombreux à venir sur la Baltique : en été, il fait trop chaud en France, surtout dans les régions du sud, alors sur la Baltique, c’est nettement plus supportable.
dokdoc : Monsieur Schneemann, souhaitez-vous ajouter quelque chose ?
Dirk Schneemann : tous les Français qui sont venus une fois ici sont ravis et reviennent. Il faut travailler sur la communication – surtout en France !
Nos invités
Anne Pirwitz est présidente bénévole de l’association « Koordinierungsstelle Ostdeutschland-Frankreich e.V. ». Elle travaille aujourd’hui comme coordinatrice de projets au sein de l’association « Neues Potsdamer Toleranzedikt e.V. » Auparavant, elle était assistante de recherche en langues et littératures romanes à l’université de Potsdam.
Dirk Schneemann est président du Cercle économique franco-allemand de Berlin et initiateur de la « Frankreich-Initiative Ostdeutschland ». Il a plus de 35 années d’expérience dans les relations franco-allemandes, de la représentation commerciale de la RDA à Paris, à ses activités de conseil au sein de la société euraccess GmbH fondée en 2013.
Pour aller plus loin
Ulrich Pfeil : Die « anderen » deutsch-französischen Beziehungen. DDR und Frankreich 1949 – 1990, Böhlau, Köln, 2004. 2004.
Anne Pirwitz/Dorothee Röseberg : « Frankreich-DDR: zwischen Ideologie, Bücherwissen und persönlichen Begegnungen », Leibniz Online, 47/2022,
https://leibnizsozietaet.de/wp-content/uploads/2022/12/LO47.pdf.