Stolpersteine en France
« Il n’y a rien de plus puissant que de rendre un élève acteur de sa propre mémoire »
On les trouve dans de nombreuses villes allemandes et européennes : les Stolpersteine – des pavés en laiton posés à même le sol et portant les noms des victimes du nazisme. Aujourd’hui, il y en a plus de 105 000 dans plus de 30 pays, dont la France. Nous en avons parlé avec Christophe Woehrle, l’initiateur du projet Stolpersteine en France.
dokdoc : qui est Christophe Woehrle et qu’est-ce qui l’a poussé à fonder l’association Stolpersteine en France ?
Christophe Woehrle : Christophe Woehrle, c’est un homme qui a repris ses études à 40 ans, après un accident de santé, et qui a ensuite fait tout son cursus d’histoire à Bamberg, jusqu’au doctorat. Bamberg a joué un rôle central dans ma démarche : c’est de là que vient l’intérêt que je porte aux pavés de la mémoire et c’est là que tout a commencé. Le premier pavé que j’ai fait poser honorait la mémoire d’un prisonnier de guerre français, c’était en 2012. Le jour de la pose, j’ai demandé à Gunter Demnig, venu pour l’occasion : mais pourquoi on ne le pose pas en France, ce pavé ? Il m’a alors parlé des difficultés qu’il rencontrait pour implanter le projet en France. Puis, il y a eu le deuxième pavé, posé simultanément à Bamberg et à Coux près de Bordeaux. Bordeaux était pour moi un lieu stratégique puisque la ville est jumelée avec Munich qui, aujourd’hui encore, est contre de telles actions. De 2013 à 2020, j’ai fait ça bénévolement. Les choses ont pris ensuite une telle ampleur que j’ai fini par créer une association, l’association Stolpersteine en France, je suis toujours bénévole, mais au moins je ne dépense plus mon argent personnel pour les déplacements.
dokdoc : vous parliez de l’opposition de la ville de Munich. Les choses ont-elles depuis changé ?
Woehrle : non, malheureusement. Visiblement, cela tient à l’opposition d’une seule et unique personne, membre du conseil municipal. L’argument est connu : on pourrait marcher dessus. Je peux l’entendre, je le respecte mais j’avoue avoir du mal à le comprendre. Pourquoi les gens qui sont contre peuvent-ils empêcher les gens qui sont pour de le faire ? À Munich, les nombreux pavés qui ont été posés, l’ont donc été sur le domaine privé.
dokdoc : en France, les premières Stolpersteine ont été posées en 2013 dans la Vienne. De qui émanait l’initiative ?
Woehrle : la Vienne, c’était au départ une action privée émanant d’un ancien membre du Service du travail obligatoire (STO) et qui avait perdu beaucoup d’amis pendant un bombardement. C’est resté très discret. Personne n’en a entendu parler en France. La volonté d’en poser partout en France, je l’ai eue en 2015. Aujourd’hui, on y est.
dokdoc : pourquoi les choses ont-elles ensuite pris tant de temps ?
Woehrle : vous me demandez finalement pourquoi ça a bloqué. Parce que la France a une manière de commémorer qui est différente de celle de l’Allemagne. Ici, en France, on est très attachés aux monuments aux morts, aux lieux centralisés, et le fait de décentraliser, ça gêne. Ça dérange de mettre dans l’espace public des choses que, peut-être, on n’a pas envie de voir. On nous a beaucoup opposé la laïcité et nous a dit : les Stolpersteine, c’est pour les Juifs : on ne peut donc pas les poser en France. De mon côté, j’ai commencé par les prisonniers de guerre, justement pour montrer à la population française que c’est un projet qui concerne toutes les victimes du nazisme, pas uniquement les Juifs, il ne doit pas y avoir de hiérarchie pour les victimes, une victime c’est une victime, point. Aujourd’hui, en termes de géographie, l’Alsace est prédominante. Évidemment, il y a encore des endrois où ça coince et d’autres où on finit par réussir à poser ; malgré les réticences dans le Sud-Est, des communes comme Vendargues ou bien encore Saint-Raphaël se sont engagées pour le projet. On commence aussi à en poser autour de Paris, et à Paris même, c’est sur le domaine privé.
dokdoc : vous vous occupez également de mener les recherches biographiques et historiques, et ce, pour chaque victime. Comment procédez-vous ? Attendez-vous d’avoir été saisi par les familles ou avez-vous une démarche proactive ?
Woehrle : au départ, c’est moi qui étais à l’initiative, qui allais vers les mairies et qui disais : j’ai découvert un parcours, il faut poser des pavés chez-vous, on va travailler avec les écoles. C’est d’ailleurs comme ça que j’arrivais à accrocher les mairies. C’est resté : pour moi, il n’y a pas de pose, sans travail pédagogique. Aujourd’hui, d’autres associations mènent des actions du même type, les Pavés de la mémoire de Rouen par exemple, Lille-Fives et d’autres, et c’est tant mieux. On ne veut pas avoir le monopole.
dokdoc : et pour ce qui est des recherches, comment procédez-vous ?
Woehrle : en France, on a la chance d’avoir un fonds à Caen au sein de la Division des archives des victimes des conflits contemporains. Toutes les archives sur les victimes de la Seconde Guerre mondiale y sont centralisées : ça nous évite de nous éparpiller. J’y vais régulièrement pour consulter les dossiers des victimes, ce qui me permet de créer des dossiers pédagogiques, de reconstituer leur parcours, de préparer les textes pour les pavés, d’identifier leurs adresses, et d’identifier des liens avec les familles.
dokdoc : quel accueil les villes et communes réservent-elles aux sollicitations de l’association ? Quel rôle joue la couleur politique des mairies ?
Woehrle : honnêtement, depuis 2015, j’en fais totalement abstraction. La pire réponse, c’est quand il n’y a pas de réponse ; mais pas de réponse, c’est aussi une réponse. Souvent, ceux qui sont un peu bloqués, ils ne vont pas vous dire : moi, je suis antisémite, je ne veux pas de vos pavés. Et quand ça ne marche pas, alors on se dit : ça sera pour plus tard. C’est d’ailleurs ce que dit et redit Gunter Demnig. Un jour, il y a des élections, les communes changent et puis la situation change. Et nous, on a juste à être patient et à attendre que la situation se débloque. Ensuite, vous avez des mairies qui, du fait d’a priori, sont contre mais que l’on finit par convaincre. Et puis, après, vous avez ceux qui sont définitivement contre, mais pour d’autres raisons : Paris, par exemple. Nous avons sollicité Paris en 2017. Quatre ans plus tard, on nous a répondu, on ne veut pas des pavés parce que ça donnerait une mauvaise image de la ville.
dokdoc : le Mémorial de la Shoah est également contre, pour quelles raisons ?
Woehrle : pour les mêmes raisons, par peur qu’on ne marche dessus et que les chiens fassent leurs déjections dessus. C’est du reste ce qui a été dit par le directeur du Mémorial. J’entends l’argument : des familles juives n’en veulent pas mais que fait-on alors des autres ? Des déportés politiques, des communistes, des homosexuels ? La mairie de Paris n’a jamais daigné nous recevoir, nous écouter, avoir un échange, c’est ça le problème. À Paris, on a posé sur le domaine privé, sur la demande explicite de familles qui souhaitent avoir des pavés en mémoire de leurs parents, grands-parents. Et souvent, ce sont des familles juives qui demandent des pavés pour les leurs et on leur interdit parce que d’autres Juifs n’en veulent pas. Quelle est la logique ?
dokdoc : vous avez mentionné tout le travail pédagogique qui accompagne la préparation et la pose du pavé. Et ensuite ?
Woehrle : la classe qui suit l’opération parraine ensuite un des pavés et s’engage à venir chaque année le polir. On donne également au professeur un outil pédagogique. Le polissage, ça ancre localement, ça rend les élèves acteurs de mémoire. Il n’y a rien de plus puissant que de rendre un élève acteur de sa propre mémoire. C’est ça la force des Stolpersteine. L’idée c’est vraiment que chaque année, ça devienne un rituel. Il y a des communes, comme celle où j’habite, Obernai, par exemple, où c’est le conseil municipal des enfants qui a décidé d’en faire une journée, chaque année. Ce sont les enfants qui ont décidé, ils sont devenus acteurs de mémoire.
dokdoc : on sait les difficultés que Vichy entretient avec son passé. En avez-vous posé là-bas ?
Woehrle : l’amitié judéo-chrétienne de Vichy a été très fortement demandeuse de Stolpersteine. On a eu beaucoup de difficultés à rencontrer la mairie mais on a fini par avoir un échange très fructueux. Évidemment, la position de Vichy par rapport à la Seconde Guerre mondiale est très compliquée mais la ville a compris ce que pourrait apporter les Stolpersteine, une autre vue de l’histoire de la guerre pour Vichy. On oublie souvent que nombre de Juifs y ont été cachés, en témoigne le nombre de Justes parmi les nations, à Vichy, c’est impressionnant ! On ne voit toujours que le côté régime de Vichy et ce faisant, on ne voit pas les gens qui ont été sauvés par des Français. On a maintenant un accord de principe et on travaille avec la mairie sur la pose de Stolpersteine, j’espère en 2025.
dokdoc : quel impact la multiplication des actes antisémites a-t-elle sur votre travail ? Est-ce que vous avez connaissance de pavés qui auraient fait l’objet de dégradations ou d’attaques comme c’est le cas en Allemagne du côté de l’extrême droite et plus récemment, de l’extrême gauche ?
Woehrle : l’association a posé 70 pavés depuis le début de l’année. Sur tout ce qu’on a posé, jamais un pavé n’a été vandalisé. Ensuite, sur les poses elles-mêmes, à titre personnel je demande toujours à la mairie de prévenir les préfectures pour qu’il y ait un cordon de sécurité renforcé. Je ne dis pas que l’antisémitisme n’existe pas, évidemment, il est très fort mais pour l’instant, je ne peux pas dire que ça nous a posé problème.
dokdoc : avez-vous, pour terminer, un message à faire passer à nos lecteurs ?
Woehrle : les Stolpersteine ne viennent pas en concurrence d’autres formes mémorielles, elles viennent s’intégrer dans l’espace public et dans le quotidien. Ce ne sont pas les personnes qui vont vers l’histoire et la mémoire, c’est l’histoire qui s’impose à eux, dans leur quotidien. Celui qui ne veut pas les voir, passera son chemin, mais nombreux seront ceux que l’objet intriguera, qui s’inclineront et prononceront le nom inscrit sur le pavé et ainsi ce nom, ne sera jamais oublié.
Notre invité
Christophe Woehrle, né en 1969, a étudié l’histoire contemporaine aux universités de Strasbourg, Bâle et Bamberg, il est docteur en histoire contemporaine de l’université de Bamberg, spécialiste de la captivité durant la Seconde Guerre mondiale et des prisonniers de guerre français. Il est actuellement professeur d’histoire et géographie dans l’académie de Strasbourg et initiateur des poses de Stolpersteine en France.
Association Stolpersteine en France, Stolpersteine France – Un lieu de recueillement pour toutes et tous.
Géographie des Stolpersteine en France, https://mapstr.com/user/stolpersteinefrance