Génocide au Rwanda
Un silence mortel ?
En avril 1994, plus de 800 000 personnes, pour la plupart des Tutsis, furent assassinés par des Hutus extrémistes. Depuis longtemps, des indices attestaient qu’un génocide était en préparation. L’ambassade d’Allemagne à Kigali en avait connaissance, des documents de l’Auswärtiges Amt le montrent. Pour autant, rien n’a encore été entrepris au niveau politique. La situation est certes différente en France, mais là aussi de nombreuses questions restent en suspens. Des témoins accusent les deux pays d’ignorance, de désintérêt et d’inaction.
Pascal Bataringaya est assis sur la terrasse d’un appartement de Kigali, la capitale du Rwanda. Sous sa veste, il porte une chemise rose à col romain. Bataringaya est aujourd’hui président de l’Église presbytérienne du Rwanda. Il y a 30 ans, lorsque tout a commencé, il était membre de la chorale de l’église alors dirigée par le pasteur allemand Jörg Zimmermann à Kigali. Il avait souvent eu l’occasion de discuter avec lui de la politique rwandaise et de l’atmosphère tendue qui régnait alors dans le pays.
« Un génocide ne tombe pas du ciel »
« Un génocide ne tombe pas du ciel. On le voit arriver », soutient Bataringaya. Il se souvient des milices extrémistes hutues qui, dès 1993, évoluaient de plus en plus de manière incontrôlée dans la capitale, érigeaient des barrages routiers, attaquaient les Tutsis, les massacraient et les tuaient. Jörg Zimmermann se rappelle encore très bien de la démonstration de force de ces milices, les Interahamwe. Tout le monde savait qu’ils tuaient des Tutsis, explique-t-il. « Celui qui dit : je ne le savais pas, je ne sais pas ce qu’il faisait, vivait sur une autre planète. C’était très clair ». L’ambassade d’Allemagne à Kigali, elle, ne semblait pas le comprendre. Dans une lettre du 21 mars 1993 à l’Auswärtiges Amt (AA), elle se contentait de décrire les Interahamwe, ceux-là même qui ont ensuite joué un rôle déterminant dans le génocide, comme de jeunes partisans du parti. C’est ce que montrent des documents d’archives depuis peu accessibles.
Erreurs d’appréciation
« Une erreur d’appréciation parmi tant d’autres », affirme Anton Peez. Au cours des dernières années, le chercheur du Peace and Research Institute (Francfort-sur-le-Main) a travaillé sur le rôle de la politique étrangère allemande au Rwanda au début des années 1990. Durant notre conversation, il insiste sur l’importance du rapport d’une organisation des droits de l’homme datant du début de l’année 1993 : le seuil à partir duquel on pouvait parler de génocide y était discuté de manière très concrète. L’AA avait alors demandé à l’ambassade d’Allemagne d’évaluer la situation. Le 2 février 1993, celle-ci écrivait : «Les accusations de ‘génocide’ et de ‘crimes de guerre’ pourraient se référer aux actes de violence commis contre les Tutsis. Les crimes commis contre cette ethnie n’ont toutefois pas l’ampleur qu’implique le mot ‘génocide’, à savoir l’extermination d’un peuple entier ». Rétrospectivement, il apparaît clairement que les accusations contenues dans le rapport de 1993 n’ont pas été inventées. Le génocide au Rwanda a été minutieusement planifié et orchestré par des extrémistes hutus occupant des postes de haut niveau. Des machettes et d’autres armes ont été distribuées dans le pays au cours des semaines et des mois qui ont précédé la tuerie. Les miliciens Interahamwe ont été formés dans des camps de l’armée rwandaise et des listes de personnes à assassiner ont été établies à l’avance. Depuis la mi-1993, Radio Télévision des Milles Collines, RTLM, s’en prenait par ailleurs quotidiennement aux Tutsis, les traitant de cafards, de vermines dont il fallait se débarrasser, le plus souvent dans la langue nationale, le kinyarwanda. Il y avait toutefois également des émissions en français.
La lourde responsabilité de la France
Jusqu’au génocide, le français était la deuxième langue officielle au Rwanda. La France avait des liens étroits avec le gouvernement du président Juvénal Habyarimana. Habyarimana et le président français de l’époque, François Mitterrand, étaient proches tant sur le plan politique que privé. « La France a renforcé la dictature », affirme Vincent Duclert, historien et spécialiste de l’histoire des génocides. Selon lui, la France a apporté un soutien inconditionnel au racisme ethnique du président rwandais de l’époque, Habyarimana, et à son régime violent, contribuant ainsi à rendre possible le génocide.
Vincent Duclert a dirigé une commission d’enquête sur le rôle de la France dans le génocide. Emmanuel Macron l’avait convoquée en 2019 et permis à cette dernière d’accéder à des milliers de dossiers jusqu’alors sous scellés. Le rapport final de ladite commission a été présenté et publié en mars 2021. Les historiens attribuent à la France une lourde part de responsabilité dans le génocide. Ils ne parlent néanmoins pas de complicité : « La France n’a pas armé les tueurs, n’a pas donné d’ordre de persécution des Tutsis, la France n’est donc pas complice », affirme Duclert. « Mais c’est bien la politique de la France qui a permis au régime du président Habyarimana d’aller si loin dans le processus de radicalisation », ajoute-t-il. Selon Duclert, la France n’a absolument pas compris ce qui se passait au Rwanda. . « Malgré le rapport, de nombreuses questions restent en suspens aujourd’hui en France. Par exemple, si l’armée française, et donc le gouvernement, a soutenu le régime génocidaire. » C’est ce qu’affirment des survivants comme Eric Nzabihimana.
L’échec de l’Opération Turquoise
Le Rwandais a échappé aux milices meurtrières. Pendant trois mois, il s’est caché avec environ 60 000 autres Tutsis dans les collines de Bisesero, au-dessus du grand lac Kivu. Ils étaient une sorte de « résistance », dit-il, et ont essayé de résister aux milices hutues armées de fusils et de machettes. Mais ils n’avaient que des armes artisanales, des pierres et des flèches en bois à leur opposer.
À la fin du mois de juin 1994, peu avant la fin du génocide, la France mit en place une zone de protection humanitaire autour de Bisesero, sous mandat de l’ONU. Les soldats de l’Opération Turquoise devaient aider à mettre fin au génocide. Mais – le rapport de Vincent Duclert le montre – la France poursuivait également un autre objectif : faire en sorte que le gouvernement reste en place et que l’armée rebelle du FPR autour de Paul Kagame, l’actuel président, ne prenne pas le contrôle du pays. Eric Nzahbihimana explique : c’est l’une des raisons pour lesquelles les soldats français ne l’ont pas considéré, lui et d’autres Tutsis, comme des victimes mais comme des combattants, et les ont laissés sans protection. C’était 27 juillet 1994.
Ce jour-là, une patrouille de militaires français a croisé Nzabihimana dans les collines de Bisesero. « Je me suis caché sous cet arbre. Et je les ai vus passer par là », se souvient le sexagénaire. Il est ensuite sorti de sa cachette et a couru vers les soldats. Ce n’est que lorsqu’il leur montra ses blessures et les nombreux cadavres qui gisaient autour de lui qu’ils auraient compris que ni lui ni aucun autre Tutsi ne faisait partie des rebelles. Et pourtant, dit Nzabihiman, ils n’ont pas aidé : « Ils ont dit qu’ils n’étaient pas équipés pour cela et qu’ils reviendraient dans deux ou trois jours. Ils ont ensuite fait demi-tour et sont partis ». « Si les militaires français étaient restés le 27 juin, le génocide aurait pris fin ici. Les Interahamwe n’auraient pas osé tuer en présence de soldats français ». Nzabihimana en est convaincu.
Plainte contre les militaires français
En 2005, lui et cinq autres survivants ont porté plainte contre des généraux français avec le soutien d’associations de victimes. L’accusation : complicité de génocide dans l’affaire Bisesero. Au pire, non-assistance à personne en danger, disent les militaires français. Depuis 2012, la plainte est entre les mains du pôle du Tribunal de grande instance de Paris spécialisé dans la lutte contre les crimes contre l’humanité. Plusieurs fois déjà, la procédure a été abandonnée. Les parties civiles, les survivants et autres associations de victimes ont toutefois régulièrement apporté de nouvelles pièces, ce qui a conduit au final à la réouverture du dossier. Mais Nzabihimana ne croit plus que la plainte finira par aboutir. Lui et les autres survivants sont déçus par la justice française. Selon eux, la France est un État de droit qui ne punit pas ses militaires et ne reconnaît pas sa responsabilité dans le génocide des Tutsis. Nzabihimana se réfère au rapport Duclert, mais sa conclusion ne lui suffit pas. « La France et ses militaires », dit-il, « ont été complices de ce génocide. Qu‘ils veuillent ou non l’admettre».
L’Allemagne aurait eu moyen de faire pression
S’agissant du rôle de l’Allemagne avant et pendant le génocide, ni les experts ni les témoins ne parlent d’un soutien au régime génocidaire. Pourtant, le pays était l’un des plus importants en matière d’aide au développement. À ce titre, fait remarquer Anton Peez, il disposait d’un levier pour faire pression sur le gouvernement rwandais. Des pays comme le Canada en auraient de leur côté ont profité pour réduire leur aide au développement dès 1992.
L’AA est certes ouvert à une analyse du rôle que l’Allemagne a joué au Rwanda, mais aucune commission n’a été mise en place jusqu’à présent. Trente ans après le génocide des Tutsis, nous n’en sommes donc encore qu’au début et ce, alors même que nombre de ceux qui étaient sur place à l’époque continuent de questionner leur rôle et leur position. C’est notamment le cas de Jörg Zimmermann. « Nous aurions dû crier beaucoup plus fort, et bien plus tôt », dit-il aujourd’hui. Et surtout, ajoute-t-il, vis-à-vis des institutions de l’Allemagne diplomatique. Et de conclure : « Cela aurait été nécessaire mais nous ne l’avons pas fait. »
L’auteure
Sabine Wachs est née le 21 octobre 1986 à Sarrebruck. Après un Abicac, elle a étudié les sciences politiques en double diplôme à Münster et à l’Institut d’Études Politiques de Lille. Elle a ensuite travaillé au Saarländischer Rundfunk, SR3 Saarlandwelle. L’un de ses principaux sujets était la France, la culture et la politique dans la région frontalière lorraine. En 2017, elle a remporté le Prix Franco-Allemand du Journalisme pour son reportage radiophonique « SOS en Méditerranée ». De 2018 à 2022, elle a été correspondante au studio radio de l’ARD à Paris. Depuis début 2023, elle travaille à nouveau comme reporter, auteure et rédactrice au Saarländischer Rundfunk. .
Sabine Wachs : Tödliches Schweigen – Doku über deutsches und französisches Versagen beim Völkermord in Ruanda, BR Podcast (6 avril 2024), Tödliches Schweigen – Doku über deutsches und französisches Versagen beim Völkermord in Ruanda – radioFeature | BR Podcast.