Marc Bloch aujourd’hui
« Nous avons préféré nous confiner dans la craintive quiétude de nos ateliers »

Marc Bloch aujourd’hui « Nous avons préféré nous confiner dans la craintive quiétude de nos ateliers »
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  • VeröffentlichtJuni 27, 2024

Officier d’état-major, l’historien Marc Bloch (1886-1944) assiste en 1940 à la défaite de la France face à l’Allemagne nazie. Pendant les semaines qui suivent l’armistice, il écrit L’étrange défaite, un livre devenu la référence par excellence des crises politiques. Un livre éminemment actuel.

Sur le monument aux « Martyrs de la Résistance » de Saint Didier de Formans (Ain), on trouve, 3ème sur la colonne de gauche, le nom de l’historien Marc Bloch, parmi les « trente patriotes lâchement assassinés par les Allemands » le 16 juin 1944. Par un « étrange » retournement de conjoncture intellectuelle et mémorielle, le médiéviste résistant est aujourd’hui avant tout célébré comme l’auteur d’un ouvrage d’histoire immédiate, L’Étrange défaite. Témoignage écrit en 1940. Dans les années 80 et 90, les historiens qui renouvelaient l’histoire de Vichy et de la Résistance ont retrouvé le Marc Bloch de L’Étrange défaite ; ceux qui inventaient une nouvelle façon de comprendre la Grande Guerre ont redécouvert l’ancien combattant inventeur des « rumeurs de guerre. » Peu à peu, on a perçu que si l’auteur de La Société féodale n’était pas un grand savant coupé des réalités de son temps, c’est que sa méthode historique le faisait partir du temps présent pour mieux appréhender le passé.

Aux portes du Panthéon

L’historien a alors acquis une stature iconique. La revue des Annales qu’il avait créée avec Lucien Febvre en 1928 a capitalisé sur son héritage de héros de la Résistance, puis et surtout il est apparu non seulement comme une autorité morale et intellectuelle mais aussi comme le citoyen français par excellence, capable d’agir au nom de « l’héroïsme de la raison. » On a ensuite multiplié les hommages au citoyen « vertueux », donné son nom à des rues, à l’université de Strasbourg où il avait tenu sa première chaire de médiéviste après « l’occupation » allemande (1871-1918). Son entrée au Panthéon était quasi décidée en 2006 quand un hasard politique l’a ajournée. L’ancien combattant de 1914-1918 eût préféré sans doute y figurer avec tous ses compagnons d’armes devenus « grands hommes » accueillis dans le temple de la République avec Maurice Genevoix en 2020.

Le Panthéon à Paris (Copyright: Depositphotos)

Revenir sur l’homme 80 ans après la mort de l’intellectuel patriote a quelque chose de vertigineux au moment où la majorité de l’Europe et singulièrement la France pourraient choisir de s’en remettre à des partis issus du vieux fonds nationaliste, anti-intellectuel, antisocialiste, anti-étrangers, antisémite (et désormais antimusulmans) : tout ce contre quoi Marc Bloch s’était élevé pendant toute sa vie.

La communauté de la souffrance

L’Étrange défaite a été écrit entre juillet et septembre 40, pendant la première organisation de la Collaboration. Bloch parle de « procès-verbal », use du vocabulaire d’une enquête de police ou de justice sur laquelle il se fonde pour s’autoriser l’écriture de cet ouvrage qui commence par les 15 pages de « Présentation du témoin ». Ce témoin dit « je » à un triple titre, historien, soldat et Juif. Logiquement, Bloch privilégie le récit du soldat de la drôle de guerre et de la campagne de France jusqu’à la défaite, s’autorisant le passage du je au nous, nous de tous les combattants, de tous les patriotes français. 13 des 15 pages y sont consacrées. L’Étrange défaite est aussi une leçon d’épistémologie où Bloch offre une mise en abyme de la méthode expérimentale, de sa vie à l’histoire. Il y fait de ses deux guerres, de 1914 à 1940, un laboratoire de sa pensée.

Horrifié par l’ampleur de la catastrophe de 1940, il fait toujours référence au temps de la guerre victorieuse, celle de l’Union sacrée, dont les deux termes doivent être pris dans leur valeur extrême. Sa formation intellectuelle et affective l’a particulièrement muni des valeurs du sol natal, autour de l’idée de sacrifice de soi pour le collectif national, dans ce qu’un autre historien combattant, Jules Isaac, appelait « la communauté de la souffrance. »

Une leçon pour le présent

Son métier d’historien lui permet de revenir sur le passé, même très proche. Sur la trame de l’amour de la France, il fait courir conjointement le fil du temps et celui de son analyse. Il a tellement intériorisé que l’anachronisme est la faute par excellence qu’il en fait le reproche central, en 1940, à ceux qui ont mené son pays – est-ce encore « le leur » ? – à la défaite ; car leur anachronisme est devenu inertie. Cela revient comme un leitmotiv dans L’Étrange défaite : « Nous avions donné notre foi à l’immobilité et au déjà vu. (…) Nos chefs, (…) ont prétendu, avant tout, renouveler en 1940, la guerre de 1915-1918. Les Allemands faisaient celle de 40. (…) Nous pensions en retard… » Cela ne va d’ailleurs pas sans culpabilité ; n’aurait-il pas fallu savoir délaisser l’écriture de l’histoire universitaire dans les années 30 au moment de la montée des dangers ? : « Nous n’avons pas osé être, sur la place publique, la voix qui crie. (…) Nous avons préféré nous confiner dans la craintive quiétude de nos ateliers. Puissent nos cadets nous pardonner le sang qui est sur nos mains. » Cette idée de « l’historien appelé à rendre des comptes » le hante : « quel artisan vieilli dans le métier, ne s’est jamais demandé, sans un pincement de cœur, s’il a fait de sa vie un sage emploi ? »

Marc Bloch (Copyright: Wikimedia Commons)

L’historien-combattant dit enfin : « Je suis juif. (…) Je ne revendique jamais mon origine sauf devant un antisémite. » Et pourtant, son appartenance au judaïsme français est un peu plus compliquée que cela. S’il donne la liste des soldats de sa famille au service de la France depuis son arrière-grand-père en 1793, jusqu’à lui, c’est pour illustrer la normalité, la banalité citoyenne de son parcours.

S’il avait dénoncé avec lucidité dans les années 30 l’antisémitisme hitlérien, les « maux infligés (par) l’énergumène de Berchtesgaden », il le voyait extérieur, hypostasié dans un pays étranger, l’Allemagne. Lors de ses candidatures au Collège de France il a rencontré l’antisémitisme mais l’a toujours relativisé dans ses échecs : « Il y a là un symptôme extrêmement grave. (…) l’indiscutable recrudescence d’antisémitisme (…) phénomène social si curieux (osmose à travers la membrane frontière !). (…) Ce qui m’effraie, plus que tout autre chose, c’est cette incapacité de juger les valeurs, cette camaraderie de corps, cet esprit d’Institut qui envahissent tout, même chez les meilleurs ou qui devraient être tels. » Ces analyses des corps constitués français préfiguraient celles de L’Étrange défaite. Magnifique formule que cette « osmose à travers la membrane frontière » : Bloch est bien trop Français pour accepter la francité de ce qui le frappe dans les années 30, bien modérément par rapport à ce qui l’attend, pourtant.

Paria et résistant

Dans l’été 40 ce n’est plus le professeur-soldat Bloch, acteur et chroniqueur, qui écrit mais l’homme dont son pays a immédiatement fait un paria, exclu de son université, la Sorbonne, même s’il obtient une dérogation, « rescapé de la grande iniquité » en étant nommé à l’université de Strasbourg repliée à Clermont-Ferrand puis à Montpellier. S’il s’affirme Français en refusant les législations de Vichy, c’est qu’elles ne sont en rien pour lui celle de la France, mais au contraire, celle d’une contre-France qui a mené à la défaite et va désormais au-devant des exigences de l’ennemi.

Annette Becker (Copyright: Annette Becker)

Invité à la New School for Social Research de New-York il renonce à s’y rendre car ni ses deux plus grands enfants ni sa mère ne peuvent bénéficier du visa de sortie de France ou d’entrée aux États-Unis. Il est assez lucide pour savoir que sa vie va se compliquer, assez patriote pour penser se mettre immédiatement au service de sa patrie dans le prolongement de toute sa vie. Si l’on ne peut parler à ce stade de Résistance, il est clair qu’il sait qu’il est déjà passé à un refus complet de l’accommodement et à une forme de clandestinité intellectuelle. Les premiers mots du livre sont clairs : « Ces pages seront-elles jamais publiées ? Je ne sais. Il est probable, en tout cas, que de longtemps elles ne pourront être connues, sinon sous le manteau… » Tout au long de sa vie, Bloch a toujours fait la part de l’individuel et du collectif en privilégiant ce dernier. L’individu persécuté et souffrant ne comptait pas face au drame national à résoudre ; ou plus exactement l’individu ne devait vivre que pour un seul collectif, celui de la nation France. Le communautarisme, – et à plus forte raison celui de certains Juifs, et pire, celui qu’on veut lui imposer comme Français « d’origine » juive – le sens de la différence d’un groupe dans la nation lui font horreur.

Le passage à la clandestinité de la Résistance combattante en 1942 est le prolongement logique de la lutte contre la fausse France qu’était Vichy, au nom du patriotisme, du devoir civique. Le professeur-officier Marc Bloch y agit tel qu’il est, officier français, au service du Mouvement Franc-Tireur, historien réfléchissant au destin de la République française qui serait, il en était persuadé, bientôt retrouvée. Mais le 16 juin 1944 met fin à son destin et à un engagement qui 80 ans plus tard, n’a en rien perdu de sa force d’évocation.

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L’auteure

Annette Becker est professeure émérite d’histoire à l’université Paris-Nanterre. Ses recherches portent sur les guerres et génocides des XXème et XXIème siècles, leurs mémoires et leurs oublis, ainsi que sur les artistes, écrivains, intellectuels en guerres et sur les musées d’histoire où les récits des violences et des crimes de masse sont mis en scène. Elle a été l’éditrice (avec Étienne Bloch) de Marc Bloch. L’Histoire, la Guerre, la Résistance (Quarto Gallimard, 2006).

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