Lost places en Allemagne
Authenticité et préservation
C’est une communauté mondiale qui compte chaque jour plus d’adeptes en Allemagne et en France : les explorateurs de lieux abandonnés, qui partent en quête de bâtiments désolés, oubliés, perdus – des « lost places » dont ils immortalisent le charme spectral en les photographiant. Bien que leur identité soit le plus souvent tenue secrète, certains de ces lieux ont accédé à la renommée.
Usines en ruine, hôpitaux à l’abandon, châteaux dévorés par la végétation… L’Allemagne a de quoi séduire les amateurs d’« urbex », ou exploration urbaine, qui visitent, le plus souvent en toute illégalité, des bâtiments tombés en déshérence, qu’ils soient reculés ou nichés dans les creux des villes.
« Ne laisser que des traces de pas, n’emporter que des photos » : les urbexeurs se distinguent des vandales et des voleurs via un code moral, par lequel ils s’obligent à profiter de l’endroit sans laisser de marque de leur passage. Authenticité et préservation sont les maîtres-mots. Il ne faut rien briser pour entrer, rien dégrader, rien emporter, afin de laisser les lieux tels qu’on les a trouvés et permettre à d’autres de vivre la même expérience.
Genius loci
Si le partage en ligne des photos de pièces nues, d’objets poussiéreux et de toits éventrés fait partie intégrante de la pratique, de nombreux explorateurs se refusent à rendre publique la localisation de leurs trouvailles, pour éviter que les sites ne soient pris d’assaut. Et notamment pour ne les préserver de personnes, certes bien intentionnées, mais peu familières des règles de l’urbex et qui profiteraient de leur passage pour ranger les lieux afin d’obtenir une photo plus percutante, comme le dénonce sur Twitter l’urbexeur et bloggeur Thimothy Hannem.
L’Allemagne de l’Est, en particulier, offre aux explorateurs un riche patrimoine industriel, qui attire jusqu’aux étrangers. « Une des particularités de la région tient dans la dévalorisation et l’abandon de tout un ensemble de structures associées à un passé socialiste, que l’on veut effacer ou transformer », note l’historien français Nicolas Offenstadt dans son ouvrage Urbex RDA. L’Allemagne de l’Est racontée par ses lieux abandonnés (Albin Michel, 2019), pour expliquer que la région soit trouée d’autant de friches et de ruines – parfois sur des sites jadis d’importance.
Teufelsberg
Surnommé la « montagne du diable », l’un des lieux abandonnés les plus célèbres d’Allemagne surplombe la forêt de Grunewald, dans l’ancien Berlin-Ouest. Cette colline artificielle a été construite par les Alliés après la Seconde Guerre mondiale avec les gravats de la ville bombardée pour recouvrir une usine technique et militaire nazie. En 1957, les services de renseignement américains y érigent une station d’espionnage, qui a pour mission de capter les fréquences radio en provenance du bloc de l’Est. Les antennes étaient recouvertes par trois immenses globes blancs, qui encore aujourd’hui surmontent la station, abandonnée à la fin de la Guerre froide.
Louée par un artiste en 2012, qui en a fait une galerie d’art urbain à ciel ouvert à l’entrée payante (8 euros, 15 euros pour une visite guidée), et déclarée monument historique en 2018, la Teufelsberg est aujourd’hui plus prisée des touristes que des urbexeurs. Par goût du frisson ou pour protester contre la marchandisation du site, certains tentent tout de même de s’y faufiler à travers des trous dans la clôture. Un défi chaque jour plus difficile, car la sécurité du site est renforcée en permanence.
Le Château Henriette
Bien connu des urbexeurs allemands, le très photogénique château Helmsdorf à Gerbstedt, en Saxe-Anhalt, est prisé pour ses boiseries bien conservées et pour les fauteuils roulants vintage qui meublent ses vastes pièces désertes. Construit en 1801, cet édifice néoclassique de deux étages a été presque intégralement détruit par des incendies au cours du 19e siècle, puis agrandi au début du 20e siècle. Son propriétaire, le baron Krosigk, a été exproprié après la Seconde Guerre mondiale et le château a été reconverti sous la RDA en maison de retraite.
Héritage de la deuxième vie du bâtiment, les lits médicalisés et les fauteuils roulants contrastent avec les escaliers en bois ouvragés et les parois sculptées, donnant au lieu des airs de maison hantée. Ainsi qu’un surnom : la « Maison des fauteuils roulants ». Les urbexeurs recourent en effet souvent à des surnoms, imaginés à partir d’une caractéristique saillante d’un lieu, afin d’identifier les sites qu’ils visitent sans en divulguer l’emplacement.
D’autres connaissent l’endroit sous le nom de « Schloss Henriette » (« Château Henriette »), référence à la fille du premier propriétaire, dont certains aiment à croire qu’elle arpenterait encore les couloirs où elle a vécu. En avril 2022, la série télévisée Nightwatch – Jenseits der Angst s’est penchée sur cette légende en faisant visiter le château par un médium. Trois ans plus tôt, il avait aussi servi de décor à un épisode de Tatort, une série policière à la télé allemande.
Le cinéma de la jeunesse
Autre exception à l’anonymat des lieux qui règne dans l’urbex : le cinéma de la jeunesse de Francfort-sur-l’Oder. Situé en plein centre-ville, en face d’un supermarché très fréquenté, et abandonné tardivement (la dernière projection a eu lieu en 1998), il passe difficilement inaperçu. D’autant moins que « c’est un des rares cinémas des années 1950 aussi bien conservé », écrit Nicolas Offenstadt, qui a recensé au moins 75 sites abandonnés dans cette ville moyenne du Brandebourg, parmi lesquels des abattoirs, des usines ou encore des casernes (cf. youtube).
Inauguré en 1955, le cinéma est, selon l’historien, « un témoignage de la reconstruction de la ville après les destructions de la Seconde Guerre mondiale ». Son architecture rationnelle, teintée d’inspirations art déco, est typique de l’époque, et la statuaire caractéristique du socialisme : un ouvrier des hauts fourneaux et une paysanne de coopérative, qui encadrent l’entrée du cinéma. Sur sa façade, aujourd’hui parsemée de graffitis, des fresques représentant la ville et l’industrie, d’un côté, la campagne et l’agriculture, de l’autre, illustrent « le discours socialiste tout orienté vers le travail et le progrès », décrit Nicolas Offenstadt. Dans les années 1960, le cinéma a également été le lieu des cérémonies de la Jugendweihe, « une forme de rite de passage à l’âge adulte, laïc, qui devait se substituer à la communion »
En 2021, le ministère de la Culture du Brandebourg a annoncé que le cinéma serait rénové et transformé en l’un des sites du musée d’art moderne du Land. Les travaux devraient commencer en 2025.
La mine Ewald
Cette mine de charbon à Herten, en Rhénanie-du-Nord-Westphalie, a ouvert en 1877 et été exploitée jusqu’en 2000. Peu à peu assaini, le site a été vite réaffecté : une vingtaine d’entreprises se sont installées dans les locaux de brique et de métal et la mine s’est mise à accueillir des événements culturels, comme le Kustom Kulture Forever, un festival de customisation de vieilles voitures et de tatouages.
Mais certaines parties des bâtiments restent fermées au public. Hangars vides, escaliers rouillés et ascenseurs à la peinture verte écaillée font plonger des décennies en arrière, à l’époque où la Ruhr était une florissante région minière.
Les pavillons de l’Expo 2000
Trois pavillons vides – à l’entrée interdites – subsistent encore sur le terrain de l’Expo 2000, l’exposition universelle qui a accueilli 18 millions de visiteurs en 2000 à Hanovre, en Basse-Saxe. Les vitres du pavillon de la Lituanie sont brisées, ses murs intérieurs tapissés de street art et de graffitis, mais la peinture jaune de ce vaisseau massif est toujours aussi vive.
Le pavillon turc, un bloc de verre et de bois aux angles droits, était censé être transformé en centre culturel et commercial et a été racheté par l’Etat turc à cette fin, mais le projet n’a toujours pas abouti et le lieu se dégrade lentement : les grandes salles lumineuses sont peu à peu couvertes de graffitis et jonchées de bris de matériaux.
Le pavillon hollandais est le plus audacieux : les architectes de ce bâtiment de huit étages – le plus haut de l’Expo 2000 – ont réussi l’exploit de déployer une surface de 8000 m2, sur un terrain de quelque 1024 m2, en empilant les paysages de béton, métal et bois à la manière d’un sandwich. Sans murs extérieurs, exposé aux quatre vents, son entrée est périlleuse. Annoncés en 2017, des travaux de transformation du pavillon en immeuble de bureaux ont commencé et devraient être achevés en 2024.
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