Relations franco-allemandes
Sortir de la défiance franco-allemande
Tous les médias soulignent à l’envi la dégradation de la relation franco-allemande et semblent regretter le temps où le leadership franco-allemand fonctionnait en Europe. Celui-ci reposait sur une volonté politique partagée qu’il faut aujourd’hui réécrire. C’est une nécessité pour l’Europe, alors que tout semble dorénavant opposer les deux pays.
Sur la question de la sécurité d’abord, Berlin s’est récemment agacée d’initiatives françaises liées au conflit ukrainien. La France n’a-t-elle pas avant tout le monde annoncé la livraison de chars légers ? Lors du sommet du triangle de Weimar en juin 2023, Emmanuel Macron et le président polonais Andrzej Duda ont du reste esquissé des positions proches sur l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN, loin de celles prônées par l’Allemagne. Que cherche Paris ? Mettre la pression sur Berlin ? Redorer l’image de la France en Europe orientale et centrale ? A défaut de la position de fond, c’est la méthode qui ne passe pas. Sans compter la crainte qu’une telle perspective ne provoque une escalade avec la Russie !
A l’inverse, dans l’affaire du projet de bouclier aérien piloté par l’Allemagne (European Sky Shield Initiative), c’est la France qui a le sentiment d’avoir été mise au pied du mur. Le chancelier privilégie un système antimissile reposant sur l’acquisition d’armes américaines, israéliennes et allemandes, là où Paris souhaiterait l’acquisition d’armements européens. Une autre fracture entre le Nord et le Sud de l’Europe, Paris ayant obtenu le soutien de l’Italie, de l’Espagne et du Portugal.
Des incompréhensions réciproques
Le dialogue de sourds affecte également d’autres secteurs. Celui de l’énergie, par exemple. Berlin ne comprend pas l’attachement français au nucléaire civil, elle qui a pris la décision d’en sortir en 2011. Les autorités allemandes ont dû accepter un accord sur les énergies renouvelables permettant l’emploi du nucléaire dans la décarbonisation d’une partie de l’industrie française. La France, en retour, fait face à un revirement allemand sur la question des moteurs thermiques, l’Allemagne réussissant à partiellement bloquer les initiatives de la Commission européenne en la matière. Là aussi, la défiance entre les deux voisins s’est accentuée.
L’image de la France est dégradée outre-Rhin et l’Allemagne s’inquiète du niveau d’endettement de son voisin. « Il est douteux que les Français acceptent une diminution des dépenses. Aucun pays n’est, en données absolues, aussi endetté que la deuxième puissance économique de la zone euro », pouvait-on par exemple lire dans le Handelsblatt du 24 avril 2023. Cette situation n’est pour l’Allemagne pas liée aux épisodes récents, mais reste le fruit d’un mal structurel.
Les protestations françaises contre la réforme des retraites ou les récentes nuits d’émeute consternent à Berlin et l’annulation de la visite d’État du Président Macron en Allemagne ne fait que confirmer les doutes vis-à-vis de Paris. Ils affectent d’autres aspects de la relation, symboliques par ailleurs. Le ministre-président du Land Bade-Wurtemberg, Winfried Kretschmann, n’a-t-il pas récemment « estimé que l’apprentissage de la langue française n’était plus une nécessité pour les jeunes Allemands » ?
La France a les mêmes doutes sur l’Allemagne. Elle est agacée par les volte-face de son voisin sur les moteurs thermiques ou par ses exigences quant à la réforme du Pacte de stabilité et de croissance.
Dans Le Monde du 12 juillet dernier, deux personnalités françaises de premier plan, l’ancien ministre et commissaire européen, Michel Barnier, et l’ancien membre du collège de l’Autorité des marchés financiers, Jean-Michel Naulot, ont exhorté « la France [à ne] pas accepter les propositions du chancelier Scholz sur l’Europe », notamment sur le financement du grand emprunt européen, sur la réforme du marché de l’électricité et sur les modalités de vote au sein du Conseil européen. Barnier et Naulot expriment les craintes françaises suite à la tribune d’Annalena Baerbock dans Politico.eu du 12 juin 2023, tribune dans laquelle elle propose l’abandon de la règle de l’unanimité pour la politique étrangère et de sécurité européenne. Un chiffon rouge à Paris ! Et la France de ressortir les anciennes déclarations de Scholz sur la mutualisation du siège de la France au Conseil de sécurité de l’ONU (2018) et l’abandon de la règle de l’unanimité (2022). Derrière ces déclarations, elle lit une volonté d’Europe allemande : une Europe composée de 27 États votant à la majorité qualifiée et représentée au Conseil de sécurité des Nations unies par la mutualisation du siège français ! Ce qui chagrine également la France, ce sont les dissensions au sein de la coalition tripartite : peut-on encore faire confiance à la parole de Berlin ?
Des partenaires en proie aux doutes
Ces ressentiments ont une conséquence majeure : les deux États fracturent l’Europe sur de nombreux sujets. Si le moteur ne fonctionne plus, c’est parce qu’ils doutent d’eux-mêmes !
L’Allemagne, qui avait misé sur un dialogue avec la Russie, fait le constat qu’elle n’a pas réussi à empêcher Moscou d’agresser ses voisins. Les sanctions dont elle est solidaire l’amènent à reconsidérer ses fondements énergétiques. Les difficultés économiques qu’elle connaît freinent les exportations, un pilier de la bonne tenue de l’économie allemande. Elle s’interroge sur ses relations avec la Chine, dont le marché s’est fermé. Les Allemands « sont nostalgiques de leur puissance industrielle », relevait Le Monde et le débat sur la nécessaire transformation de l’économie allemande n’est désormais plus tabou.
Sur les questions sécuritaires, l’Allemagne doit s’interroger sur son implication et ouvrir les chantiers de la souveraineté européenne, de la consolidation du flanc est européen sans omettre le sud avec les questions migratoires.
Mais les doutes assaillent également la France. Comment réformer ce pays pour résorber les déficits structurels qui le minent ? Les troupes françaises ont récemment quitté la bande sahélienne (fin de l’opération Barkhane) et l’influence de Paris se réduit dans son ancien pré carré africain. Il est par ailleurs urgent de réinvestir le flanc est et sud-est européen davantage que par le passé, comme l’a rappelé Emmanuel Macron dans son discours de Bratislava (31 mai 2023). Faut-il davantage compter sur la Pologne pour envisager une Europe de la défense, tant Varsovie est active sur ce sujet ? Bref les lignes bougent imperceptiblement et interpellent les deux États. Le double déséquilibre (supériorité économique allemande/supériorité stratégique française) se résorbe lentement. Cela ne suffira cependant pas à surmonter la crise que traverse la relation franco-allemande.
Une nécessité : une volonté politique forte
Une volonté politique portée par les deux équipes gouvernementales sur des objectifs essentiels aurait un réel impact en Europe. Ce projet pourrait tourner autour de la défense et de la réinvention de la démocratie, autour d’une production industrielle et de la souveraineté européenne sous ses nombreuses déclinaisons.
Au cœur du projet européen les valeurs sont essentielles car l’aventure communautaire s’est construite sur un double rejet : celui des dictatures fascistes et national-socialiste et celui de la dictature communiste. La démocratie est aujourd’hui menacée, contestée à l’échelle planétaire comme au sein de l’Union. Au fondement même de l’Europe, Allemagne et France se doivent de défendre ce bien suprême. Cela passe par une exigence vis-à-vis des partenaires qui viendraient à en oublier les préceptes, hors et au sein de l’UE. Aux deux États de réfléchir à l’habillage de cette exigence. À eux également de réfléchir à une production Made in Europe qui garantisse la souveraineté économique de l’UE ainsi qu’une plus grande cohésion sociale et territoriale. Il faut oser imaginer des coopérations industrielles avec des participations croisées et définir les secteurs où cela est indispensable. A Berlin et de Paris de donner l’exemple.
Cette souveraineté industrielle s’accompagne naturellement d’une réflexion sur notre transition écologique. Cela impose de mettre sur la table les sujets qui fâchent. On peut poursuivre par la recherche dans les secteurs stratégiques où l’Europe accuse un indéniable retard. Paris et Berlin y ont intérêt ! L’objectif n’est pas l’Europe forteresse dont rêvent certains esprits nationalistes, mais simplement de permettre de faire des choix qui ne soient pas dictés de l’extérieur.
Si la relation franco-allemande arrive à se réécrire sur ces bases, alors l’Europe aura de nouveau un moteur capable de l’entraîner.
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L’auteur
Professeur émérite, Sylvain Schirmann est ancien directeur de Sciences Po Strasbourg et du Centre d’excellence franco-allemand Jean Monnet.
Pour aller plus loin :
Sylvain Schirmann & Martial Libera : La politique extérieure de l‘Allemagne depuis 1945. La puissance retrouvée, Paris, Dunod-Armand Colin, 2023.