Papier Schäuble-Lamers
Un noyau dur pour l’Europe ? Un rêve jamais devenu réalité
L’Union européenne est confrontée à une situation de crise permanente depuis sa fondation. Elle en est certes toujours sortie renforcée et consolidée ; il n’en reste que ces crises sont aussi l’expression de conflits d’intérêt fondamentaux. Un noyau dur d’États membres pourrait peut-être endiguer les forces centrifuges qui apparaissent régulièrement en Europe : encore faudrait-il qu’il soit non pas uniquement souhaité mais aussi réalisable.
« Le processus d’unification européenne est arrivé à un stade critique de son développement. Les principales causes sont les suivantes : une extension excessive des institutions, une différenciation croissante des intérêts, des perceptions divergentes au sein d’une Union s’étendant du Cap Nord à Gibraltar, un changement profonde de sa structure économique, une crise de civilisation globale des sociétés occidentales, la montée d’un nationalisme régressif dans (presque) tous les pays membres de l’UE, ainsi que les faiblesses de même que la forte sollicitation des gouvernements et parlements nationaux des pays membres de l’UE face aux problèmes mentionnés. »
Une analyse implacable
Cet état des lieux très critique de l’Union ne date pas de 2024, il est extrait d’une analyse publiée en 1994 sous le titre « Réflexions sur la politique européenne ». Les auteurs, Wolfgang Schäuble et Karl Lamers, étaient à l’époque respectivement président du groupe parlementaire CDU/CSU et porte-parole du groupe CDU/CSU au Bundestag pour les affaires étrangères. 30 ans après sa publication, l’analyse, également connue sous le nom de « Papier Schäuble-Lamers », n’a en rien perdu de son actualité et pourrait très bien décrire la situation dans laquelle se trouve l’Union à 27. Si maintenant on se demande ce qu’il est en reste, force est de constater que les problèmes qu’elle décrit n’ont en rien été résolus. Les auteurs mettent l’accent sur les défis qui, selon eux, rendent une Europe à plusieurs vitesses incontournable, une Europe dans laquelle les États membres ne seraient pas impliqués de la même manière. À ce titre, le Papier doit être lu comme une contribution de deux hommes politiques de premier plan au débat sur les « méthodes d’intégration graduelle » en Europe.
Schäuble et Lamers plaident en faveur d’un « approfondissement institutionnel de l’UE avec, pour objectif, un renforcement de sa capacité d’action et une évolution en direction d’un modèle d’État fédéral basé sur le principe de subsidiarité ». De leur point de vue, « toutes les institutions existantes, le Conseil, la Commission, la Présidence du Conseil de l’UE et le Parlement européen doivent être réformées ». Pour ce faire, il est nécessaire de s’appuyer sur un « noyau dur d’États favorables à l’idée d’intégration et disposés à coopérer » : ce noyau existe d’ailleurs déjà « et doit être maintenant consolidé ». Il est composé de cinq à six pays, à savoir la France, l’Allemagne, la Belgique, les Pays-Bas et le Luxembourg. Schäuble et Lamers écrivent que « le noyau dur a pour mission d’opposer un centre fort aux forces centrifuges dans une Union toujours plus grande » : à la France et à l’Allemagne d’en assurer la conduite. Dans ce contexte, ils affirment que « les relations franco-allemandes doivent franchir un nouveau seuil qualitatif et ce, afin d’éviter que le flux historique du processus d’unification européenne ne s’enlise et afin de faire en sorte qu’il atteigne son objectif politique. »
Les auteurs estiment par ailleurs que « la coopération franco-allemande n’a pas perdu en importance avec la fin du conflit Est-Ouest : au contraire. » Ce constat est on ne peut plus actuel et ce, alors même que de nombreux observateurs affirment que la guerre en Ukraine a orienté l’UE vers l’Europe de l’Est et que l’Allemagne en a plus profité que la France. Le raisonnement est toutefois erroné. Qu’une Europe de l’Est stable soit indispensable à la paix et à la prospérité ne change rien au rôle clé du moteur franco-allemand. Le Papier de Schäuble et Lamers ne dit du reste rien d’autre. Les auteurs vont même plus loin, rappelant que l’Allemagne et la France « ont eu un rôle moteur dès le début du processus d’unification européenne » et qu’ils constituent de fait le « noyau dur du noyau dur ».
Une analyse qui se heurte au terrain
Ces idées sont le point nodal des « Réflexions sur la politique européenne » de Wolfgang Schäuble et Karl Lamers, en même temps que la cause de leur échec. Car malgré son caractère stratégique et révolutionnaire, le Papier n’a jamais été adopté ni même mis en œuvre. Le chancelier Helmut Kohl est resté discret sur le sujet, le ministre des Affaires étrangères Klaus Kinkel l’a, lui, sévèrement critiqué. La principale critique portait sur l’absence de l’Italie de la liste des pays constitutifs du noyau dur. Du point de vue allemand, c’était tout à fait justifié, le gouvernement fédéral doutant de la capacité de cette dernière à rejoindre la zone euro. La France, de son côté, fit à juste titre remarquer que l’Italie était membre fondateur de la CEE et berceau de la civilisation européenne, et qu’à ce titre, elle devait faire partie du noyau dur. On ne s’étonnera donc pas que Rome ait réagi avec irritation au Papier et que celui-ci resta finalement lettre morte.
Les « irritations » italiennes donnent un coup de projecteur sur un problème encore plus important. Qui décide si un État membre est éligible au « cercle restreint » ou au noyau dur ? Si Berlin et Paris s’arrogeaient le droit d’en décider, nous serions alors face à un directoire, ce qui ne manquerait pas de susciter l’ire des États membres. Cela explique peut-être pourquoi Emmanuel Macron n’a pratiquement rien de cette idée de noyau dur européen dans son discours devant le Bundestag (22.01.2024). Sur quels critères pareille décision pourrait être d’ailleurs prise et qui aurait la légitimité de la prendre ? La question, hautement complexe, n’a pu être réglée pour ce qui est de l’Union monétaire, une union qui a commencé à 11 et compte aujourd’hui 20 États membres. Dans tous les autres domaines politiques, à l’exception de l’espace Schengen, il n’y a pas eu de consensus sur la question de l’intégration progressive. Cela signifie que sur les questions faisant encore l’objet d’un vote à l’unanimité, l’aide à l’Ukraine par exemple, une décision ne peut être obtenue qu’à partir du moment où les États membres y consentent, la Hongrie comprise.
Le noyau dur du noyau dur – ou le problème le plus dur ?
Paris aurait dû être flatté que deux hommes politiques allemands de premier plan, l’un d’entre eux étant ministre fédéral depuis de nombreuses années et le père spirituel du Traité d’unification allemande, militent en faveur d’un approfondissement de la relation bilatérale en Europe et pour l’Europe. C’était sans aucun doute l’occasion de faire de la relation franco-allemande une relation moteur, à l’image du rôle que les deux pays entendent jouer en Europe. Or, la réponse de la France fut négative, le Papier ne méritant pas, de son point de vue, d’être discuté. Il faut dire qu’à l’époque, la France était en pleine cohabitation (1993-1995) et donc paralysée sur le plan politique. En 2017, le malentendu se répéta, cette fois de la façon inverse. C’est la France qui, par le discours de la Sorbonne, proposa à l’Allemagne une coopération politique étroite en matière de politique européenne (sans pour autant faire référence à un projet de noyau dur). Mais là encore, le moment n’était guère opportun : trois jours seulement après les élections législatives, Angela Merkel n’était pas en mesure de répondre aux propositions de Macron.
Le Traité sur la coopération et l’intégration franco-allemande signé à Aix-la-Chapelle en 2019 peut être considéré comme une nouvelle tentative – la troisième – pour renforcer les convergences franco-allemandes en matière de politique intérieure, économique, étrangère, et de défense et économique entre les deux pays. Le texte se propose d’utiliser ces convergences pour donner une impulsion en matière de politique européenne. On en est encore loin. Aussi, la « question centrale » du Papier Schäuble-Lamers reste sans réponse : la France et l’Allemagne sont-elles décidées à former le noyau dur de l’UE et surtout, en ont-elles les moyens? Tant que cette question restera en suspens, l’idée d’un « noyau dur européen » restera ce qu’elle est depuis 30 ans. Un rêve condamné à ne jamais devenir réalité.
L’auteur
Hans Stark est professeur de civilisation allemande à Sorbonne Université depuis 2012. Il a été secrétaire général du Comité d’études des relations franco-allemandes (Cerfa) à l’Institut français des relations internationales (Ifri) jusqu’en 2020. Après des études de sciences politiques à Sciences Po Paris, il a obtenu un doctorat à la Sorbonne (2001) et une habilitation à diriger des recherches en études germaniques à l’Université de Lille (2011).
Karl Lamers/Wolfgang Schäuble : « Überlegungen zu europäischen Politik », 1er septembre 2014, https://web.archive.org/web/20110928064140/http://www.cducsu.de/upload/schaeublelamers94.pdf.