Sauveur politique:
Le problème de leadership de la France
La Cinquième République française est régulièrement appelée « monarchie présidentielle ». Sous Emmanuel Macron, l' »hyperprésidentialisation » a progressé, fondée sur la fascination pour les rédempteurs politiques. En 2027, Marine Le Pen pourrait endosser ce rôle et hériterait, en tant que présidente, d’un pouvoir unique.
Emmanuel Macron est extrêmement impopulaire. 75% des Français le considèrent comme un « mauvais » président selon les sondages. A l’arrogance qui lui est attribuée depuis le début de sa présidence, s’est ajoutée récemment l’accusation d’irresponsabilité. La dissolution de l’Assemblée nationale, contre laquelle tous les hauts représentants de l’Etat l’avaient mis en garde, a été annoncée début juin par Macron dans une allocution de cinq minutes. La formation du gouvernement a ensuite duré plus de deux mois après les nouvelles élections, et la France est apparue ingouvernable. Ce contraste – cinq minutes de dissolution suivies de deux mois de recherche d’une majorité parlementaire – a rendu les rapports de force en France extrêmement clairs. C’est ce que résumait récemment le politologue Bertrand Badie.
Macron, qui aime se faire appeler « Jupiter » depuis 2017, était totalement inconnu de nombreux Français quelques mois seulement avant sa victoire électorale. Son ascension fulgurante – sans appareil de parti et contre le duopole de la politique française, les Républicains et les Socialistes – a pourtant plu aux électeurs. Les portraits du nouveau président ont ensuite rappelé à quel point Macron aimait la littérature de Stendhal : Rouge et noir, la Chartreuse de Parme. Les héros de Stendhal, leur témérité, leur goût du risque et la promesse d’ascension sociale qu’ils incarnent, étaient manifestement des modèles pour le jeune homme politique. Et Macron semblait également répondre à une certaine nostalgie de ses compatriotes pour ces mêmes figures qui ont marqué l’histoire de France à plusieurs reprises.
Le désir d’un sauveur
De nombreux ouvrages ont été consacrés à la fascination française pour les figures politiques rédemptrices. L’historien Jean Garrigues a publié en 2012 celui qui est sans doute le plus connu sur les raisons pour lesquelles les Français ont toujours été attirés par des leaders charismatiques, malgré la révolution de 1789 et la chute de la monarchie. L’auteur commence sa généalogie avec Napoléon Bonaparte, qui a aboli la République après seulement un peu plus d’une décennie et a gagné le peuple français à ses aventures impériales. Il a été suivi par toute une série de tribuns du peuple. Garrigues consacre notamment son livre à Léon Gambetta, Georges Boulanger, Georges Clémenceau, Philippe Pétain et au père fondateur de la Cinquième République, Charles de Gaulle.
Beaucoup de choses séparent ces personnages. Et pourtant, ils sont tous unis par le fait que leur ascension n’aurait guère été possible sans la fascination française pour les rédempteurs politiques. Garrigues décrit comment le cœur de la démocratie française a conservé un désir archétypal pour de tels leaders, qui se nourrit de l’eschatologie chrétienne et d’une nostalgie qui, aujourd’hui encore, regrette la monarchie. Macron répondait-il donc à ce désir et son succès électoral reposait-il sur cet héritage français particulier ?
Continuité historique
Bien sûr, il serait absurde de comparer directement Macron à Napoléon. On retrouve toutefois certaines continuités que Garrigues et d’autres attribuent à la figure française du sauveur : la référence au lien direct avec les électeurs, par exemple, pour qui le Parlement apparaît comme un filtre potentiellement perturbateur. La volonté de Macron de sacrifier nombre de ses alliés à l’Assemblée nationale en organisant de nouvelles élections suggère cette conception de la démocratie. Plus fondamentalement, son attitude vis-à-vis du Parlement et du système des partis rappelle un motif typique que Garrigues retrace dans son livre : La conviction d’être au-dessus des querelles parlementaires et de représenter le bien de l’ensemble du peuple. Son mouvement, Macron le répète depuis 2017, n’est ni de droite ni de gauche, mais, c’est implicite, tout simplement le bon.
La fin prévisible du second mandat de Macron soulève une série de nouvelles questions. Son mouvement, qui n’est jamais devenu un véritable parti, se désagrège à vue d’œil en ses composantes initiales de gauche et de droite. La recherche du successeur de Macron soulève donc la question de savoir si le désir de rédemption est une caractéristique des partis de droite. Le scepticisme à l’égard du culte de la personnalité en France a toujours été plus grand à gauche qu’à droite, comme le décrit Garrigues. Contrairement aux charismatiques de droite, de Bonaparte à Pétain, qui prônaient la rupture radicale, des hommes politiques de gauche comme Gambetta ou Clémenceau s’inscrivaient en outre dans la tradition républicaine et parlementaire. On n’oubliera pas François Mitterrand qui, en 1964, en tant qu’homme politique de gauche en pleine ascension, reprochait au président de Gaulle la personnalisation du pouvoir et un « coup d’État permanent« .
Pas de réelle spécificité
Mais les critiques devaient rattraper Mitterrand bien des années plus tard. A la fin de son mandat, l’intellectuel André Glucksmann lui rappela son essai, alors qu’il était lui-même président depuis des années : il avait fallu, selon lui, un « Mitterrand pour redécouvrir de Gaulle ». En effet, Mitterrand a rapidement succombé aux mises en scène et au culte de la personnalité de la présidence. Le jour même de sa victoire, accompagné de centaines de journalistes, il s’était rendu au Panthéon de Paris pour déposer des roses sur les tombes des icônes de la gauche, montrant ainsi dans quelle tradition il se reconnaissait.
La question de la gestion par les hommes politiques de gauche des pouvoirs du président de la République a été débattue pour la dernière fois sous la présidence de François Hollande. Celui-ci s’était délibérément démarqué de son prédécesseur Nicolas Sarkozy, qui se considérait comme l’héritier de grandes figures historiques, rapidement qualifié d' »hyperprésident ». En 2009, le journaliste Alain Duhamel écrivait à propos de Sarkozy que celui-ci ressuscitait le consulat (napoléonien). Mais la rupture de Hollande avec ce style et la « normalité » affichée n’ont pas été récompensées. S’il a renoncé à se représenter en 2017, c’est surtout parce qu’aux yeux de nombreux Français, il manquait de gravité pour la fonction. Hollande s’est inspiré de son expérience dans un livre récent, consacré en détail au rapport de la gauche française au pouvoir.
Inhérent au système
L’orientation politique fait donc une différence dans la recherche des raisons de la fascination française pour les figures de rédemption, mais elle n’est pas déterminante. On peut donc supposer que c’est l’ordre constitutionnel français qui continue à produire de telles personnalités. C’est également l’avis de spécialistes de la constitution et d’historiens, comme Nicolas Rousselier, auteur d’un ouvrage sur le pouvoir de l’exécutif publié en 2015, La Force de gouverner. Selon l’historien, la légitimité historique dont se prévalait le général de Gaulle, chef de la France libre et résistante à l’occupation nazie et à la collaboration du régime de Vichy, pour fonder sa vision de la constitution de la Vème République, se nourrit aujourd’hui de l’institution du président élu au suffrage universel direct.
Si l’on suit Rousselier, l’histoire de la France depuis 1789 est en réalité l’histoire de deux républiques. La Révolution et la tradition républicaine qui s’en est suivie ont eu pour objectif la représentation démocratique du peuple, érigée ensuite en idéal. Mais peu à peu, comme il le décrit à l’aide de quelques figures historiques marquantes comme Gambetta ou de Gaulle, la capacité d’action de l’État est redevenue plus importante que les votes démocratiques de base, souvent longs, des représentants du peuple. C’est justement en temps de guerre et de crise, depuis la guerre franco-prussienne de 1870 jusqu’à la guerre d’Algérie, en passant par les deux guerres mondiales, que le pouvoir exécutif a repris insidieusement le pouvoir au pouvoir législatif.
Le président en tant que commandant en chef
En fait, aujourd’hui encore, c’est dans le domaine de la politique étrangère et de défense, dit « domaine réservé« , que le pouvoir du président est le plus évident. La pratique constitutionnelle, qui s’est établie depuis 1958, lui confère un pouvoir exceptionnel pour les démocraties. Le président est le garant de « l’indépendance nationale [und] l’intégrité du territoire national » (article 5) et préside, en tant que commandant en chef, les « comités de défense nationale » (article 15). Il définit également les grandes orientations de la politique étrangère, ratifie les traités internationaux (article 52) et nomme les ambassadeurs (article 14). En vertu de la Constitution, c’est le Premier ministre qui est responsable des questions de défense nationale (article 21). Mais dans la pratique, il n’a que peu d’influence sur la politique étrangère et de sécurité de la France.
Le commandement des armes nucléaires françaises souligne de la manière la plus frappante la concentration du pouvoir sur une seule personne. La doctrine correspondante place le président au centre depuis 1964 et le début de la dissuasion française sans faille : il décide exclusivement de l’utilisation des armes. La crédibilité de la dissuasion nucléaire française dépend ainsi de la marge de manœuvre personnelle du chef de l’Etat. Ce pouvoir est contrasté par l’impuissance du Parlement, qui n’a qu’un rôle passif de contrôle en matière de politique étrangère et de défense. Les constitutionnalistes et les sociologues français critiquent depuis des années le « conformisme parlementaire ». Et Badie, déjà cité, y reconnaît l’héritage du jacobinisme qui, contrairement à ce qui avait été idéalement proclamé à l’origine, s’accompagne en outre d’une personnalisation du pouvoir : c’est précisément en temps de crise que les partis, face à l’ennemi de la nation, se rassemblent autour du gouvernement et du président dans une « culture de l’esprit de corps ».
Le temps des réformes
Les nouvelles élections et la menace de paralysie de la politique française confèrent actuellement une nouvelle urgence à de telles discussions. Les critiques de la « monarchie présidentielle » se voient confortés par les décisions de Macron et appellent à la réforme d’une « république dysfonctionnelle ». Certains hommes politiques veulent parler de changements constitutionnels et de transition vers une VIe République. Une modification du mode d’élection de l’Assemblée nationale, du scrutin majoritaire à la proportionnelle, est l’une des rares revendications à recueillir l’assentiment de tous les partis. Le nouveau chef du gouvernement, Michel Barnier, a laissé entrevoir une réflexion en ce sens lors de sa déclaration gouvernementale début octobre. Elle est de plus en plus probable, notamment parce qu’elle pourrait envoyer un signal fort sur la volonté de réformer le système politique à peu de frais, avec une majorité simple. Mais une autre raison pèse probablement plus lourd dans la balance : la crainte de voir Marine Le Pen remporter la prochaine élection présidentielle, puis une majorité absolue à l’Assemblée nationale.
L’inquiétude est grande que Le Pen, s’appuyant sur une forte majorité à l’Assemblée nationale, puisse gouverner sans partage. L’actuelle chef de file du Rassemblement national pourrait s’appuyer sur de nombreux précédents de son prédécesseur. L’utilisation répétée de l’article 49.3 de la Constitution, par exemple, qui a toujours permis aux gouvernements Macron de faire passer des lois sans vote au Parlement, comme lors de la très controversée réforme des retraites. Ces décisions font partie de l’héritage politique que Macron et ses gouvernements laisseront derrière eux. Dans le contexte d’une situation économique difficile, de débats enflammés sur l’immigration et la sécurité intérieure, et de la guerre qui se poursuit en Ukraine, Le Pen pourrait être tentée, au-delà de son élection, de se présenter comme le sauveur du peuple et d’utiliser son grand pouvoir institutionnel, sachant qu’elle répond ainsi à un vieux souhait français.
L’historien Pierre Rosanvallon a appelé ce désir de processus décisionnels verticaux et de solutions sans compromis un « déficit culturel français« . L’avenir nous dira si nous parviendrons à trouver une nouvelle culture politique par le biais de réformes ou si un leader charismatique enchantera à nouveau les Français.
L’auteur
Jacob Ross travaille comme chercheur à la Deutsche Gesellschaft für Auswärtige Politik (DGAP). Ses analyses se concentrent sur l’état de la relation franco-allemande et sur les développements actuels de la politique étrangère et de sécurité française. Actuellement, il s’intéresse également aux partis d’opposition de droite en France et aux conséquences de l’élection présidentielle américaine sur la relation franco-allemande.