Dissuasion nucléaire :
Ce que l’histoire nous enseigne

Dissuasion nucléaire : Ce que l’histoire nous enseigne
  • Publiéjuin 2, 2025
Écran de contrôle pour le lancement de missiles à bord du Redoutable, premier sous-marin nucléaire français équipé de missiles balistiques et de lance-missiles (Copyright: Alamy)
Écran de contrôle pour le lancement de missiles à bord du Redoutable, premier sous-marin nucléaire français équipé de missiles balistiques et de lance-missiles (Copyright: Alamy)

Les récents débats sur la sécurité européenne ont remis sur le devant de la scène la dissuasion nucléaire française, ainsi que la possibilité de l’étendre à d’autres périmètres – notamment européens – au-delà du seul territoire national. La question ne date cependant pas d’aujourd’hui.

 

En lançant, à l’été 1945 – au lendemain des explosions atomiques d’Hiroshima et de Nagasaki – le projet d’un programme nucléaire français, les autorités du GPRF (Gouvernement provisoire de la République française) espèrent à la fois garantir la sécurité et l’indépendance du pays, tout en lui permettant de retrouver son rang de puissance. Ce projet, à la fois militaire et civil, met du temps à démarrer et ne prend véritablement de l’importance qu’à partir des années 1950. La guerre froide, et plus particulièrement l’accession de l’URSS au rang de puissance nucléaire, convainc la France d’accélérer son programme.

 

Européaniser le nucléaire français ?

 

Au lendemain de la création de l’UEO (Union de l’Europe occidentale) et du réarmement allemand dans ce cadre, la question de « l’européanisation du nucléaire français » s’invite, pour la première fois, sérieusement dans les agendas politiques. Des discussions entre Franz-Josef Strauss, ministre allemand de la Défense, et son homologue français, Jacques Chaban-Delmas, abordent de vastes pans de la coopération franco-allemande en matière de défense, y compris la question nucléaire. Si l’Allemagne a renoncé à posséder l’arme nucléaire, rien ne lui interdit en revanche de participer à des programmes internationaux dans ce domaine. Konrad Adenauer lui-même y est favorable, d’autant plus qu’au regard des événements de 1956 – insurrection de Budapest, crise de Suez, et volonté américaine de réduire sa présence militaire en Europe – le chancelier pense que les Etats-Unis pourraient être tentés par une moindre fermeté à l’égard de Moscou. Contrairement au Royaume-Uni, la France ne bénéficie pas de l’aide technologique américaine et a fait de la construction d’une arme nucléaire nationale le pilier de sa stratégie de dissuasion.

Le général de Gaulle en voyage au Sahara passe en revue les troupes de Colomb-Béchar, 18 mars 1957 (Copyright : MEAE/Échanges artistiques)
Le général de Gaulle en voyage au Sahara passe en revue les troupes de Colomb-Béchar, 18 mars 1957 (Copyright : MEAE/Échanges artistiques)

Dans cette logique, Bonn estime que Paris pourrait avoir besoin de partenaires européens pour accélérer son programme. Voilà la toile de fond de l’accord signé entre Strauss et Chaban-Delmas le 18 janvier 1957 à Colomb-Béchar (sud-ouest de l’Algérie). Le texte évoque des projets communs en matière de fusées et de techniques nucléaires. À cette fin, il est prévu la création d’un « institut européen de balistique », dans lequel, aux côtés de la France, l’Allemagne et l’Italie seraient les principaux acteurs – le tout dans la plus grande confidentialité. Mais dans le même temps, Bonn donne son accord aux Américains pour un partage nucléaire dans le cadre de l’OTAN, ainsi que pour le stationnement d’armes atomiques. Coopération nucléaire avec la France et parapluie américain : voilà les deux totems de la sécurité allemande à la fin des années 1950 !

 

La France, puissance nucléaire de la CEE

Le retour du Général de Gaulle au pouvoir (mai 1958) modifie la donne. De Gaulle met fin aux accords avec l’Allemagne et l’Italie pour développer une force nucléaire strictement nationale. À ses yeux, il s’agit de sanctuariser le territoire français grâce à la seule force de dissuasion nucléaire nationale. Cette politique devient possible à partir de l’explosion de la première bombe atomique française, le 13 février 1960. Paris accède alors au rang de puissance nucléaire, tandis que les autres membres de la CEE restent sous la protection de l’OTAN.

Les autorités françaises rejettent ensuite la proposition américaine de mutualisation du nucléaire au sein de l’OTAN, estimant que cela équivaudrait à placer la bombe française sous autorité américaine. Elles refusent également de signer le traité de non-prolifération des armes nucléaires. L’échec du plan Fouchet, qui visait à instaurer une défense européenne autonome, accélère la politique française du cavalier seul. En 1966, Paris quitte le commandement intégré de l’OTAN, affirmant ainsi son indépendance militaire, tout en restant membre de l’Alliance. Au début des années 1970, avec le développement des armes stratégiques françaises, la RFA s’inquiète de leur possible utilisation en cas de conflit. Pourraient-elles atteindre la RDA ? Le chancelier Willy Brandt interroge alors Georges Pompidou, qui lui promet que ces armes n’atteindraient pas le territoire allemand. Pour autant, aucune coopération réelle n’émerge dans le domaine nucléaire, ni sur le plan militaire, ni dans celui de l’énergie civile.

 

Georges Pompidou en visite d'État en Allemagne, 3 juillet 1972 (Copyright: Wikimedia Commons)
Georges Pompidou en visite d’État en Allemagne, 3 juillet 1972 (Copyright: Wikimedia Commons)

 

Un sujet de réflexion commun…

C’est à la fin des années 1970 et au début des années 1980 que les discussions entre les deux voisins reprennent. La crise des euromissiles a deux conséquences majeures pour les relations franco-allemandes. D’une part, elle pousse la France à peser de tout son poids pour éviter une dérive pacifiste et neutraliste de l’Allemagne, en faisant pression pour l’installation des missiles Pershing sur le sol allemand, ainsi que pour le maintien de la cohésion de l’Alliance atlantique – comme en témoigne le discours de François Mitterrand au Bundestag, le 20 janvier 1983. D’autre part, elle relance la coopération franco-allemande dans le domaine de la sécurité. Dès 1982, une Commission franco-allemande sur la sécurité et la défense est créée. Elle insuffle un nouvel élan aux projets communs d’armement et remet en débat la question nucléaire.

L’Initiative de défense stratégique (IDS) lancée par Ronald Reagan renforce en effet les doutes allemands quant à la fiabilité du parapluie nucléaire américain. Paris est dès lors fermement décidée à moderniser son arsenal nucléaire. Si l’Allemagne ne peut ni ne souhaite se doter d’un armement nucléaire propre, elle entend néanmoins préserver ses liens avec Washington et l’OTAN, et refuse de se rallier à l’idée d’un découplage « euro-américain ». Plusieurs options restent alors envisageables. Certaines propositions – comme celle avancée par Jacques Chirac en 1984 – suggèrent d’associer la RFA au nucléaire français. Mais Bonn est-elle prête à assumer une telle responsabilité ? D’autres estiment qu’il faut étendre la garantie nucléaire française, préconisant « une sanctuarisation élargie » à l’Allemagne. Mais, dans ce cas, qu’adviendrait-il des autres pays de la Communauté européenne ?

Reste enfin la concertation nucléaire franco-allemande. Mais sur quoi devrait-elle porter ? On peut envisager plusieurs axes : la concertation sur les cibles potentielles, la réflexion commune sur les conditions d’utilisation de l’arme. L’évocation de ces questions montre combien il est difficile de parvenir à des « conceptions communes ».

Ces sujets sont loin d’être aboutis lorsque disparaît le Pacte de Varsovie. Au contraire, la fin de la guerre froide tend à les reléguer au second plan de l’agenda franco-allemand, la RFA privilégiant résolument l’accélération du désarmement nucléaire et, à terme, le désengagement du nucléaire civil – effectif pour elle en 2011.

 

… et aux résultats bien incertains !

La question d’une coopération nucléaire franco-allemande refait surface avec la guerre en Ukraine. Elle occupe une place importante dans les réflexions de Friedrich Merz, notamment en raison des orientations actuelles des États-Unis. Ce débat, qu’Emmanuel Macron appelle de ses vœux depuis 2020 et que le nouveau chancelier souhaite également relancer, est-il, en y regardant de plus près, si différent de celui qui animait déjà les discussions dans les années 1980 ?

 

Premier voyage de Friedrich Merz à Paris, 7 mai 2025 (Copyright: Alamy)
Premier voyage de Friedrich Merz à Paris, 7 mai 2025 (Copyright: Alamy)

 

Merz a en effet préconisé l’extension du parapluie nucléaire français – et britannique – à l’Allemagne. L’élargissement du bouclier nucléaire au reste de l’Europe se ferait toutefois en complément de l’Alliance atlantique avec les États-Unis. Il s’agit là d’une avancée culturelle majeure, compte tenu de la position traditionnellement réservée de l’Allemagne en matière de dissuasion nucléaire. D’autant plus que Merz a également ravivé le débat sur l’énergie nucléaire civile ! Cependant, les obstacles à une véritable coopération dans le domaine nucléaire demeurent largement identiques à ceux identifiés dans les années 1980. En un mot, les deux pays ont-ils réellement des approches stratégiques convergentes concernant l’arme nucléaire, son utilisation et la définition des cibles potentielles ? Une mutualisation de la décision d’emploi est-elle envisageable ? Sur ces différents aspects, Paris détient peut-être encore davantage de leviers que Berlin.

 

L’auteur

Sylvain Schirmann (Copyright: privat)
Sylvain Schirmann (Copyright: privé)

Sylvain Schirmann est professeur émérite et ancien directeur de Sciences Po Strasbourg et du Centre d’excellence franco-allemand Jean Monnet.

 

 

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