Notre histoire :
Il y a 80 ans, le premier pont de papier entre la France et l’Allemagne


Il y a 80 ans paraissaient les premiers exemplaires de Documents et Dokumente – un pont de papier qui, au fil du temps, est devenu un pilier du dialogue franco-allemand. L’histoire de la revue est bien plus qu’un symbole.
Comme souvent, l’histoire commence par une anecdote. Plus qu’une anecdote, une parabole presque. Nommé aumônier militaire auprès de la garnison française stationnée à Offenburg en 1944, c’est dans cette ville proche de la frontière franco-allemande, en zone d’occupation française donc, que le Père Jean du Rivau (1903-1970), ordonné prêtre en 1936, résistant de la première heure, déporté à Mauthausen et à Dachau, avait été témoin des dures réalités de la vie quotidienne dans une Allemagne vaincue, détruite et ruinée. Selon une première version, il aurait rencontré un soldat français communiste désireux de traverser le Rhin de Ludwigshafen vers Mannheim pour voir s’il y avait d’autres communistes de l’autre côté. L’autre version fait état d’une rencontre de deux soldats sur ce même pont, se saluant en sifflotant l’Internationale. Pourquoi laisser aux seuls communistes le privilège de renouer le dialogue entre Français et Allemands ? se serait alors demandé l’aumônier français. Peu importe de savoir si cette anecdote est véridique. Elle traduit sans conteste un nouvel état d’esprit. Ce sera en effet le début d’une belle aventure, avec la publication dès l’automne 1945, moins de quatre mois après la fin des hostilités, de cahiers détachables, intitulés respectivement Documents et Dokumente, mais aussi, un peu plus tard, avec l’envoi d’enfants de réfugiés allemands dans des familles françaises et l’ouverture d’une librairie à Offenburg pour faire connaître la production littéraire française et d’une autre à Strasbourg pour la production allemande.
Deux revues, une même mission
D’aucuns soulignent, avec raison, que Documents et Dokumente étaient, dès leur création, de « faux jumeaux », car les contenus de ces deux revues parallèles étaient différents. Néanmoins l’intention, elle, était la même. Il s’agissait avant toute chose d’aller à la rencontre des adversaires d’hier, d’engager le dialogue avec eux pour évoquer et comparer les expériences des uns et des autres, sans ignorer pour autant les drames vécus dans chacun des deux pays par des populations que l’Histoire qualifiait d’ennemis héréditaires. Pour le Père du Rivau, le pardon chrétien se devait d’être à la base d’une volonté, pas forcément évidente en 1945, de réconciliation politique.

La première structure créée en 1945 à Offenburg s’appelait le Centre d’Information et de Documentation Économiques et Sociales (CIDES) avant de devenir l’année suivante le Centre d’Études Culturelles, Économiques et Sociales (CECES). En 1949, ce Centre obtient un statut juridique et devient bicéphale – en France sous le nom de Bureau International de Liaison et de Documentation (B.I.L.D.) et en Allemagne sous le nom de Gesellschaft für übernationale Zusammenarbeit (GüZ). Ces deux institutions sont aujourd’hui les plus vieilles références du franco-allemand d’après-guerre, pourtant rien n’indique dans leur intitulé qu’elles visent à un rapprochement entre la France et l’Allemagne. Il est surprenant d’ailleurs de constater que B.I.L.D. et Güz, depuis leur Centre commun d’Offenburg, n’ont rien fait pour mettre en valeur leurs ressemblance, lorsqu’ils se sont baptisés de la sorte, alors que dans le même temps, ne serait-ce que par leur titre, Documents et Dokumente donnaient, à tort, l’impression d’être une seule et même revue. De même, il est permis de philosopher sur les intentions des initiateurs, lorsqu’en allemand ils ont préféré le ü (übernational) au i (international) de la partie française, mettant ainsi en exergue la vocation « supranationale » de l’association. Peut-être que le choix français obéissait à la tentation bien légitime d’associer l’institution à un mot allemand (Bild, image) qui caractérisait à cette époque l’apparition d’une presse dominée par l’image (le quotidien populaire à grand tirage Bild-Zeitung, a été fondé la même année en Allemagne).
D’abord réunies sous un même toit à Offenburg, les deux rédactions déménagent à Cologne en 1956, ville dans lequel le directeur administratif s’appelait Max Adenauer, fils de Konrad le chancelier, bien avant donc que le général de Gaulle, revenu au pouvoir en 1958, ne lance avec le vieux chancelier le processus de réconciliation historique scellé en 1963 par le Traité de l’Elysée. Finalement, la GüZ s’installe avec la rédaction de Dokumente à Bonn, pendant que le B.I.L.D., après de longues années à Strasbourg, s’installe en 1976 avec Documents à Paris. Deux adresses, deux revues – pourtant les efforts d’harmonisation, après une longue période d’autonomie éditoriale, seront de plus en plus nombreux, les responsables des deux associations estimant que le rapprochement n’était pas l’apanage des seules années d’après-guerre.
Suite à un douloureux désengagement unilatéral du ministère français des Affaires étrangères, les deux revues décident en 2010 de fusionner. Ainsi, sous un seul titre, Dokumente/Documents reprend le flambeau, avec le précieux soutien financier du ministère allemand des Affaires étrangères, tout en restant fidèle à sa vocation : informer en français sur l’Allemagne, informer en allemand sur la France.
Questionner, dialoguer
Conçue dès 1945 pour que les Français apprennent à ne plus craindre l’Allemagne après la défaite nazie, la revue française était devenue au fil des ans non plus seulement une Revue des questions allemandes, mais avant tout une Revue du dialogue franco-allemand, comme sa consœur allemande. Dokumente, à ses débuts, était une revue conçue et réalisée par des Français qui traduisaient des textes allemands, pour la plupart déjà publiés dans certains organes de presse. Avant la fondation de la République fédérale d’Allemagne en 1949, seules les instances d’occupation alliée avaient pouvoir de décision. Et il n’est de secret pour personne que les activités du Père du Rivau n’ont pas toujours été du goût des autorités françaises, qui ne cachaient guère leur volonté d’affaiblir l’Allemagne nouvelle, quand d’autres prônaient une démocratisation de la société allemande. Face au soutien frileux, notamment financier, de la politique française, l’aide de l’Eglise pouvait apparaître comme un précieux recours. Mais les rapports difficiles et tendus entre les jésuites allemands et la Compagnie de Jésus ont compliqué le travail du Père du Rivau, qui a dû se battre pour que la Compagnie ne cesse pas son soutien au Centre d’Offenburg.
C’est sûrement une des raisons pour lesquelles la double revue, créée dans un esprit d’ouverture fortement marqué par les réseaux catholiques, avec pour auteurs des religieux essentiellement, a rapidement instauré le dialogue avec les laïcs en nommant dès 1950 un Alsacien à la tête de la rédaction, qui saura avec plusieurs personnalités faire entrer la publication dans un processus de sécularisation, aussi bien dans le choix des auteurs que dans celui des thèmes abordés.
Au fil des ans, les responsables ont poursuivi le dialogue intensément intellectuel dans les milieux universitaires et associé désormais chercheurs, experts et journalistes dans un même effort d’information sur ce qui rapproche (et sépare) Français et Allemands. La revue a par conséquent toujours pris garde de gérer sa mutation et son adaptation aux incessants changements de la société et des rapports bilatéraux. Mais l’ambition est la même qu’en 1945. Jean du Rivau l’affirmait : « Notre but en publiant ces divers documents est uniquement de servir et de renseigner de part et d’autre sur les faits et gestes de l’un et l’autre. Nous ne voulons pas prendre parti, nous désirons simplement éclairer les uns et les autres par des textes et permettre un jour venant de commencer à parler. » Le dialogue donc pour mieux lutter contre la propagande des années de guerre.
Ouvrir le bilatéral
Très vite, la vocation des deux revues dépassera la seule relation franco-allemande pour prôner une dimension européenne. « La réconciliation faite, l’accent franco-allemand n’a de sens que s’il sert de moteur, d’accélérateur à l’Europe », écrira Joseph Rovan, président du B.I.L.D. (de 1985 à 2001), résumant ainsi les premières années d’activités dans un numéro spécial intitulé « Un héritage au service de l’Europe ». Jean du Rivau quant à lui reste le symbole de cette initiative : premier Français à avoir été décoré (en 1954) de la Grande Croix de l’Ordre du Mérite de la République fédérale d’Allemagne, décoré de la Légion d’Honneur par Robert Schuman, c’est lui qui a célébré une messe à la mémoire de l’ancien chancelier Konrad Adenauer en la cathédrale Notre-Dame de Paris en 1967, geste symbolique certes, mais dépassant le seul caractère religieux de la cérémonie.

Depuis 2018, une version en ligne sur Internet (dokdoc.eu) remplace la version papier de la revue (devenue bilingue en 2010 sous le nom de Dokumente–Documents). Ce nouveau chapitre de l’évolution des relations franco-allemandes ne se limite pas aux différents formats successifs de la plus ancienne des publications franco-allemandes. L’autre volet de la réconciliation lancée en 1945 concerne en effet les rencontres de jeunes organisées par les deux associations BILD et GüZ dans le but d’informer, de réunir et de coopérer en assurant la promotion de l’apprentissage linguistique tout en favorisant les activités de loisir, afin de procurer aux jeunes des deux pays de vivre des vacances studieuses ensemble tout en découvrant la langue et la culture du partenaire – pour ainsi mieux le comprendre au travers de ce qu’il vit et de ce qu’il réalise. Les deux associations proposent sur plusieurs sites en France et en Allemagne 15 séjours pour jeunes de 9 à 18 ans, ainsi que deux programmes de formation pour jeunes adultes, tous encadrés par des équipes d’animation franco-allemandes. Ces activités sont d’ailleurs reconnues par l’Office franco-allemand pour la Jeunesse (OFAJ) qui apporte son soutien depuis sa création en 1963. A juste titre, le couple BILD-GüZ peut s’enorgueillir d’avoir montré l’exemple en étant le précurseur de l’OFAJ. Paris et Berlin auraient tort aujourd’hui de sous-estimer l’importance de cette histoire binationale, qui n’a rien d’une anecdote.
L’auteur

Licencié d’allemand à l’université de sa ville natale Orléans en 1969, Gérard Foussier a découvert sa passion pour les relations franco-allemandes grâce au jumelage avec Münster en Westphalie. Après une formation de journaliste au quotidien Westfälische Nachrichten, il a travaillé pendant trois décennies à la radio allemande Deutsche Welle à Cologne puis à Bonn, avant d’être élu en 2005 président du Bureau International de Liaison et de Documentation (B.I.L.D.). Rédacteur en chef de la revue bilingue Dokumente/Documents pendant 13 ans, il est aussi l’auteur de plusieurs ouvrages. Son dernier livre, Allemanderies, est sorti en janvier 2023. Il détient la double nationalité et est détenteur de l’Ordre du Mérite allemand (Bundesverdienstkreuz).