« Mais qui veut passer ses vacances en Allemagne ? »

« Mais qui veut passer ses vacances en Allemagne ? »
  • Publiéjuin 30, 2025
Vue sur le port et la ville de Flensbourg (Copyright: Alamy)
Vue sur le port et la ville de Flensbourg (Copyright: Alamy)

Cette question, nous l‘avons posée à deux Flensbourgeois. Leur réponse laisse entendre que Nicolas Sarkozy s’est peut-être trompé…

 

Nous traversons d’abord le Holstein : une région verte, plate, faite de pâturages et parsemée d’arbres. La route est longue. Deux heures séparent Hambourg de Flensburg, petite ville à la frontière danoise – notre destination. Le paysage qui défile sous nos yeux n’a rien de spectaculaire mais il est charmant et nous fait penser à cette remarque moqueuse de Nicolas Sarkozy : « Mais qui veut passer ses vacances en Allemagne ? » Bonne question : qui voudrait passer ses vacances en Allemagne ? Des vaches broutent dans un pré, impassibles. Si l’ancien président était assis à côté, il se sentirait certainement conforté dans son jugement – rien de vraiment spécial finalement.

Le remblai monte doucement, l’horizon s’élargit. Tout autour de nous, du vert à satiété. Des arbres et petits bois s’élèvent au-dessus des prairies et des champs tels des îlots, et au loin, de longues chaînes de collines. Le train traverse le viaduc de Rendsburg à vive allure. Nous laissons le canal de Kiel, puis l’Eider. La rivière séparait autrefois les duchés du Schleswig et du Holstein, les terres danoises et allemandes. C’est à partir d’ici que l’Europe centrale se fond progressivement dans l’Europe du Nord. Le train ralentit, nous touchons au but : « Prochaine gare : Flenbourg » – « Næste station : Flensborg », annoncent les haut-parleurs. En allemand et en danois. Nous sommes arrivés.

 

Une histoire complexe et mouvementée

Nous regardons autour de nous et pensons : qui a dit que le Nord était plat ? La gare est encaissée, à ses pieds un étroit vallon menant à la vieille ville et au port. C’est l’ère glaciaire qui a façonné la topographie de Flensbourg : d’immenses masses de glace ont labouré le paysage, laissant derrière elles, il y a dix mille ans de cela, fjord et moraines. Pas moins de 40 mètres de dénivelé entre le niveau de la mer et les quartiers situés sur les hauteurs de la ville. Nous descendons en direction de la vieille ville et atteignons la Maison allemande (Deutsches Haus) : un imposant bâtiment expressionniste en briques rouges et qui abrite aujourd’hui le centre culturel le plus important de Flensbourg : « Le Reich, en reconnaissance de la fidélité allemande », peut-on lire au-dessus de l’entrée. L’inscription fait référence au plébiscite de 1920 lors duquel la population devait décider du tracé de la future frontière. Les habitants de Flensbourg votèrent à une grande majorité pour rester allemands plutôt que pour devenir danois. Depuis lors, la frontière entre les deux pays se trouve à un peu plus de cinq kilomètres au nord de la limite actuelle de la ville. De 1864 à 1920, elle se situait environ 70 kilomètres plus au nord, tandis qu’avant 1864, elle se trouvait bien plus loin au sud. L’histoire germano-danoise – elle est complexe et mouvementée.

 

Frontière germano-danoise au Schusterkate (Copyright: Wikipedia)
Frontière germano-danoise au Schusterkate (Copyright: Wikipedia)

 

Danois et Allemands ont toujours constitué les principales populations du Schleswig, région multiethnique ayant longtemps appartenu à la couronne danoise. La frontière tracée en 1920 les a séparées : une majorité danoise au nord, une majorité allemande au sud. Mais 20% de Flensbourgeois avaient voté en faveur du Danemark, et aujourd’hui encore, cette minorité continue de marquer la ville de son empreinte. Au cours des dernières décennies, « l’influence danoise » a même gagné en attractivité auprès des Allemands vivant dans la région frontalière. L’époque des conflits appartient au passé.

 

Une arête de poisson devenue ville

Du nord au sud, de la Nordertor au Südermarkt, la rue commerçante s’étire en courbes douces. Elle se divise aujourd’hui en Rote Straße, Holm, Große Straße et Norderstraße. De part et d’autre, les cours des anciens commerçants et artisans se succèdent à intervalles réguliers : vue d’en haut, la vieille ville ressemble à une grande arête de poisson. Côté ouest, elles viennent buter contre les pentes de la colline de Duburg et de la Westliche Höhe. À l’est, elles descendent vers le port, là où étaient autrefois livrées les matières premières, dont le sucre et la mélasse de rhum, en provenance des colonies danoises des Caraïbes. Celles-ci y étaient ensuite transformées en marchandises puis vendues dans la rue commerçante et sur les marchés.

 

Le carré du Nordermarkt (Copyright: Alamy)
Le carré du Nordermarkt (Copyright: Alamy)

 

La rue commerçante est en réalité un embranchement du Ochsenweg, une route millénaire reliant le Holstein, le Schleswig et le Jutland. Les cours de Flensburg formaient jadis un véritable système capillaire mercantile. Elles traversaient la ville comme les veines du marché mondial. Aujourd’hui, les quais, les cours et les rues commerçantes en gardent la mémoire.

 

Un joyau autrefois décrié : le passage Oluf Samson

Nous suivons la rue commerçante vers le nord, puis tournons à l’est dans le passage Oluf Samson, depuis la Norderstraße, à hauteur de l’un des nombreux cafés fréquentés par les jeunes. Dans les guides touristiques, cette petite rue aux maisons à colombages et aux pavés irréguliers est décrite comme charmante et pittoresque. Et effectivement, elle compte parmi les plus belles de la ville. Il y a encore quelques décennies, « Oluf » traînait pourtant une mauvaise réputation : c’est ici que vivaient et travaillaient les prostituées de Flensbourg. Les prostituées ont ensuite cessé leur activité, de nouveaux habitants sont arrivés, et tous ensemble, ils ont rénové et restauré les lieux. Aujourd’hui, il est difficile d’imaginer qu’ils aient pu abriter des familles pauvres, des pêcheurs et des ouvriers du port.

 

Le passage Oluf Samson (Copyright: Alamy)
Le passage Oluf Samson (Copyright: Alamy)

 

Nous descendons la petite rue, admirons les jolies façades, et atteignons le port. La jetée a été détruite par la violente tempête de l’automne 2023, et restera encore inaccessible pendant plusieurs années. À gauche et à droite du chantier, des appontements accueillent d’élégants voiliers, et même quelques bateaux à vapeur.

Nous nous interrogeons : « Oluf Samson » ? Le terrain appartenait autrefois à un certain Oluf. Il ne s’appelait pas Samson mais venait de l’île de Samsø, dans le Kattegat. Dans une ville comme Flensbourg où tant de langues se croisent et s’entrecroisent, il arrive parfois que les mots se transforment. Les Flensbourgeois sont du reste connus pour être maîtres dans l’art de la déformation – comme en témoignent encore aujourd’hui de nombreux noms de rues ou de lieux d’origine danoise.

 

Modestes, sûrs d’eux et fidèles à leur ville !

Au port, l’« Alexandra » fume et siffle : un élégant vapeur de plaisance datant de 1908 – le dernier du genre. À l’époque impériale, c’est ici que les « Petuhtantes » embarquaient, ces dames issues de la bourgeoisie aisée et qui avaient souvent acheté un abonnement – une « Partout-Karte ». Elles prononçaient « partout » à la manière flensbourgeoise : « petuh » et parlaient le vieux dialecte flensbourgeois : « Ohauerhah, laß uns sputen, Liebbe. Wir szollen man szehen und kriegen noch ein Platz auf dies vuller Schiff. » (« Ohauerhah, dépêchons-nous, ma chérie ! On ferait bien de se hâter si on veut encore trouver une place sur ce bateau plein à craquer »). Des traces de ce mélange unique de haut-allemand, de bas-allemand du pays d’Angeln, de danois standard et de bas-danois résonnent aujourd’hui encore dans les rues de la ville.

À bord de l’Alexandra, nous quittons la ville, longeons l’immense halle du chantier naval et l’ancienne école navale impériale, et sortons sur du fjord de Flensbourg aux eaux bleu profond. Nous voilà déjà sur la mer Baltique, même si, ici, elle ressemble plutôt à un grand lac intérieur. Les rives sont bordées de collines boisées. Les forêts et villages du nord-ouest appartiennent au Danemark, leur reflet, au sud-est, à l’Allemagne. Une régate de voiliers, des mouettes, des cormorans. Si notre bateau à vapeur n’était pas si bruyant, nous pourrions peut-être apercevoir des marsouins, mais ces petits cétacés sont farouches, et ici aussi menacés d’extinction.

Nous buvons une tasse de café accompagnée d’une généreuse part de gâteau au beurre, regardons par la fenêtre, plissons les yeux, le soleil fait scintiller les vagues. Nous rêvons en regardant défiler la côte : les îles aux Bœufs, le large, puis de nouveau Flensbourg. Et de repenser à Nicolas Sarkozy : « Qui donc voudrait passer ses vacances en Allemagne ? » Certes, ce n’est pas la Côte d’Azur. Le paysage, ici, est plutôt sobre. Mais les Flensbourgeois, eux aussi, sont modestes – et pourtant sûrs d’eux. Une sorte de devise semble flotter dans l’air : Flensbourg un jour, Flensbourg toujours.

Le vieux vapeur fume et siffle, les voiles blanches gonflent au vent, l’écume danse à la surface de l’eau : Flensbourg, on y passerait volontiers ses vacances. Mais ça ne sera finalement pas nécessaire car nous avons décidé d’y emménager…

 

Les auteurs

Imke Voigtländer (Copyright: privé)
Imke Voigtländer (Copyright: privé)
Leiv Erik Voigtländer (Copyright: privé)
Leiv Erik Voigtländer (Copyright: privé)

Imke Voigtländer, née en 1972 à Bad Oeynhausen, est diplômée en études germaniques. Elle travaille comme journaliste indépendante et coach à Flensbourg.

Leiv Eirik Voigtländer, né en 1976 à Itzehoe, est docteur en science politique et travaille pour la présidence de l’Université européenne de Flensbourg. À vélo, ils ont parcouru et appris à aimer la France. Ils ont choisi Flensbourg comme lieu de vie par conviction.

 

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