Schengen, 40 ans après :
Dans la tourmente

Schengen, 40 ans après : Dans la tourmente
  • Publiéaoût 18, 2025
Le monument « Accord de Schengen » à Schengen (Copyright: Alamy)
Le monument « Accord de Schengen » à Schengen (Copyright: Alamy)

La libre circulation au sein de l’espace Schengen est un symbole fort de l’unité européenne. Pourtant, quarante ans après la signature de l’accord, le renforcement des contrôles aux frontières et les préoccupations sécuritaires de nombreux États mettent de plus en plus cet « acquis » sous pression.

 

La libre circulation au sein de l’espace Schengen est considérée comme l’une des plus grandes réalisations européennes. L’Allemagne et la France ont joué un rôle central dans la suppression des contrôles aux frontières intra-européennes. Face à un processus européen jugé trop lent, Helmut Kohl et François Mitterrand prirent les choses en main et convinrent d’assouplir les contrôles frontaliers entre leurs deux pays lors du sommet franco-allemand des 28 et 29 mai 1984 à Rambouillet. Quelques semaines plus tard, lors du Conseil européen de Fontainebleau (25 et 26 juin 1984), un comité ad hoc fut créé, soutenu par cette initiative franco-allemande, avec pour objectif de promouvoir une « Europe des citoyens ». Le 13 juillet 1984, l’Allemagne et la France signèrent l’accord de Sarrebruck portant sur la suppression progressive des contrôles à leurs frontières communes. La Belgique, les Pays-Bas et le Luxembourg suivirent leur exemple. Le 14 juin 1985, les cinq États signèrent l’accord de Schengen, marquant une étape majeure vers une Europe sans frontières.

 

L'accord de Schengen, 14 juin 1985 (Copyright: Alamy)
L’accord de Schengen, 14 juin 1985 (Copyright: Alamy)

 

Inquiétudes face à la suppression du contrôle des frontières

Le projet « Schengen » fut contesté dès ses débuts, tant en Allemagne qu’en France. Dix années s’écoulèrent entre la signature de l’accord et la suppression effective des contrôles aux frontières. Les raisons en sont multiples : il fallut d’abord plus de quatre ans aux États participants pour s’accorder sur le texte définitif de la convention d’application de l’accord de Schengen (CAAS) ainsi que sur les mesures compensatoires nécessaires (décembre 1989). Malgré la fin des négociations, la signature de la CAAS fut retardée par des bouleversements historiques majeurs : la chute du mur de Berlin, l’effondrement de la RDA et un contexte géopolitique incertain. La convention fut finalement signée en juin 1990.

En Allemagne, le ministère fédéral de l’Intérieur considérait la suppression des contrôles frontaliers comme une atteinte majeure à la sécurité. En France, l’inquiétude était également forte : entre 1993 et 1997, Édouard Balladur et Alain Juppé, premiers ministres issus du Rassemblement pour la République (RPR), se montrèrent très critiques à l’égard de l’accord. Jacques Chirac, fondateur du parti, déclara même durant sa campagne présidentielle, qu’il envisagerait de retirer la France de l’accord en cas de victoire. Cette position faisait notamment écho aux attentats terroristes survenus à Paris en 1995, ainsi qu’aux débats sur la politique migratoire, qui suscitaient de vives inquiétudes dans l’opinion publique française. À cela s’ajoutaient des mesures de protection jugées insuffisantes aux frontières extérieures de l’UE, la crainte d’une augmentation de la criminalité, ainsi qu’un refus persistant de renoncer à un pan de la souveraineté nationale. Ce n’est qu’en 1995 que la France procéda à la suppression complète des contrôles aux frontières. Les contrôles avec la Belgique furent toutefois maintenus jusqu’en 1997, en raison de la politique néerlandaise jugée trop libérale en matière de drogues.

 

La crise de l’espace Schengen

Quarante ans après la signature de l’accord, l’espace Schengen reste un symbole emblématique de l’intégration européenne différenciée. Toutefois, les arguments en faveur d’un renforcement de la sécurité aux frontières intérieures – du reste déjà avancés lors de sa création – refont surface dans le débat public. Plusieurs États membres renforcent progressivement leurs contrôles aux frontières intra-européennes. Avec l’arrivée du nouveau gouvernement fédéral allemand en mai 2025, ces contrôles ont encore été intensifiés au nom de la lutte contre l’immigration clandestine. Tous les demandeurs d’asile sont désormais refoulés à la frontière allemande, à l’exception des femmes enceintes, des personnes malades et des mineurs non accompagnés. En France, les mesures de contrôle ont également été renforcées à l’ensemble des frontières, justifiées par la persistance de la migration clandestine, l’activité des réseaux criminels et les menaces terroristes. En juillet 2025, la Pologne a, de son côté, annoncé la réintroduction des contrôles à ses frontières, en réaction aux mesures prises par l’Allemagne. Dans ce contexte, l’espace Schengen apparaît particulièrement fragilisé. En situation de crise, les États membres tendent à se replier instinctivement sur leurs structures nationales. La pandémie du COVID l’a montré de manière éclatante.

 

Contrôle de police à la frontière franco-allemande, Kehl, 16 mars 2020 (Copyright: Alamy)
Contrôle de police à la frontière franco-allemande, Kehl, 16 mars 2020 (Copyright: Alamy)

 

Robert Goebbels, signataire de l’accord de Schengen en 1985 pour le Luxembourg, partage cette inquiétude. Dans une interview accordée au journal luxembourgeois Tageblatt, il met en garde contre les conséquences du rétablissement des contrôles aux frontières : « Dix des 29 pays membres de l’espace Schengen ont réintroduit des contrôles sporadiques aux frontières. Il s’agit de contraintes physiques, mais aussi mentales. Elles alimentent la peur de l’étranger, une peur brandie pour faire de la politique. »

Lors de la cérémonie officielle célébrant le 40eme anniversaire de l’accord de Schengen à Luxembourg (12-13 juin 2025), de nombreux ministres et représentants européens ont appelé à défendre l’acquis de 1985. Le ministre luxembourgeois des Affaires étrangères, Xavier Bettel, a averti : « Gagner une liberté a été un combat. La perdre peut être très rapide. Ne laissons pas faire ça ! » Pendant la réunion des ministres à Schengen, de longs embouteillages se sont formés au poste-frontière franco-allemand de Goldene Bremm, entre Stiring-Wendel et Sarrebruck. Des militants de l’Europa Union Saar ont distribué des cafés aux automobilistes arrêtés, en guise de protestation silencieuse contre la réintroduction des contrôles aux frontières. Si certains conducteurs acceptent ces mesures, voire les soutiennent en raison des arrestations de migrants dits « illégaux », beaucoup les perçoivent néanmoins comme une opération essentiellement symbolique.

En effet, il est possible de franchir la frontière librement à quelques mètres de là, sur une route départementale bien visible. Robert Goebbels est convaincu que la population finira par s’opposer à ces contrôles : « Parce que c’est énervant ! Parce que ces contrôles sont justifiés par l’argument de la sécurité, qui n’est en réalité qu’une illusion. Les gens se rendent bien compte que cela ne sert à rien, que cela ne dissuade personne. L’Allemagne ne peut pas contrôler toutes ses frontières, à moins de construire un mur. » L’exemple du Royaume-Uni illustre d’ailleurs que les contrôles aux frontières ont, en fin de compte, peu d’effet. Ce pays n’a jamais fait partie de l’espace Schengen, et pourtant, l’immigration clandestine ainsi que les taux de criminalité y demeurent élevés.

 

Robert Goebbels le 14 juin 2025 - à droite sur la photo (Copyright: Wikimedia Commons)
Robert Goebbels le 14 juin 2025 – à droite sur la photo (Copyright: Wikimedia Commons)

 

Un avenir incertain

Dans un avenir proche, les frontaliers devraient être les premiers concernés par les nouvelles mesures de contrôle, notamment dans la Grande Région, qui comprend la Sarre et la Lorraine et où se sont tissées d’étroites relations économiques. Une opposition politique s’est déjà exprimée contre les mesures ordonnées par le gouvernement fédéral, en particulier de la part d’Anke Rehlinger, ministre-présidente de la Sarre. Celle-ci a demandé de déplacer les contrôles vers l’arrière-pays et de privilégier des solutions « plus intelligentes », comme, par exemple, la mise en place de patrouilles policières franco-allemandes conjointes.

Pour beaucoup, et notamment pour la jeune génération, les frontières « ouvertes » sont depuis longtemps une évidence. Pourtant, cette évidence est aujourd’hui de plus en plus remise en question. Confronté à des critiques incessantes, l’espace Schengen se trouve à un tournant décisif, et la voie que l’Europe choisira d’emprunter reste incertaine.

 

L’auteure

Leonie Staud (Copyright: privat)
Leonie Staud (Copyright: privé)

Léonie Staud a suivi des études franco-allemandes en « communication et coopération transfrontalières » à l’Université de la Sarre, à l’Université de Lorraine et à l’Université du Luxembourg. Depuis 2025, elle travaille comme assistante de recherche au sein du groupe de travail « Études européennes » de l’Université de la Sarre, où elle se spécialise dans l’Europe occidentale et les régions frontalières. Ses recherches portent sur les zones frontalières européennes, les discours politiques sur les frontières, l’élaboration d’une politique européenne des frontières et des migrations, ainsi que sur le rôle de l’Allemagne et de la France dans la suppression des contrôles aux frontières intérieures en Europe, la création de l’espace Schengen et son évolution jusqu’à aujourd’hui.

 

 

 

 

 

Cette contribution a été présentée le 8 mars 2025 dans le cadre d’un workshop pour doctorants français et allemands conjointement organisé par le Center for Advanced Security, Strategic and Integration Studies (Université de Bonn) et le Centre d’Excellence Jean Monnet (Université de Strasbourg).

Avec le soutien de l’Université Franco-Allemande et la Deutsche Sparkassenstiftung für internationale Kooperation e.V.

 

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