Entre Watt et mer des Wadden : à l’assaut des Halligen


Dans un article précédent, Imke et Leiv Erik Voigtländer avaient esquissé une première réponse à la question de Nicolas Sarkozy : « Mais qui veut passer ses vacances en Allemagne ? » Cette fois, ils embarquent leurs kayaks vers les Halligen et l’île d’Amrum – là où la mer et la terre s’embrassent au rythme des marées.
Nous empruntons la route qui traverse la Frise du Nord et passons le district le plus septentrional d’Allemagne, en direction de la côte ouest. Les kayaks sont chargés sur la remorque de la voiture. Au petit port de Schlüttsiel, point d’arrivée et de départ du bac, nous franchissons la digue et soudain, elle est là, devant nous : la mer des Wadden, une bande d’environ 30 kilomètres de large où la mer du Nord et la terre s’embrassent au rythme des marées. La mer des Wadden est un parc national transfrontalier classé au patrimoine mondial de l’UNESCO. Elle s’étend de la côte néerlandaise au littoral danois en passant par la baie Allemande (Deutsche Bucht) et est considérée comme le plus vaste paysage de wadden au monde.
Le Watt, étendue de sable et de vase, est à la fois habitat et table ouverte pour des millions d’oiseaux, de phoques, d’otaries ainsi que pour une multitude de micro-organismes et de petites créatures. À chaque marée basse, la mer se retire et découvre cet espace sans commune mesure ; à chaque marée haute, elle en recouvre de nouveau la surface. Toutes les six heures, il est possible d’observer ce spectacle mettant en scène le mouvement ininterrompu du paysage et de ses habitants. Quiconque souhaite s’aventurer ici sur l’eau doit se mettre au diapason des marées.
Halligen : des îles uniques
Nous atteignons l’embarcadère de Schlüttsiel deux heures avant la marée haute. Plus rien n’émerge de la mer. Seules les Halligen d’Oland, de Langeneß et de Gröde sont encore bien visibles. Ces « buttes » herbeuses du Watt sont, à la différence des îles, presque entièrement submergées lors des grandes marées. Il ne reste des Halligen que les Warften, des tertres artificiels sur lesquels les hommes ont construit leurs maisons et leurs fermes. Ces îlots plats, qui connaissent jusqu’à vingt fois par an le phénomène dit du Land unter, sont uniques au monde.

Nous avons décidé d’explorer une partie de ce paysage fascinant : depuis Schlüttsiel, nous prévoyons de pagayer jusqu’aux dunes blanches et aux vastes plages de sable de la côte ouest de l’île d’Amrum. Nos kayaks ont été conçus pour affronter de hautes vagues et sont parfaitement adaptés à cette traversée. Ils disposent en outre de compartiments étanches dans lesquels nous rangeons nos tentes, nos vêtements, nos provisions ainsi que le reste de notre équipement. À l’avant du cockpit, nous avons fixé une boussole à cardan, semblable à celles utilisées sur les voiliers.
Méthode, force et concentration
Traverser la mer des Wadden comporte certains risques ; il nous a donc fallu soigneusement planifier notre itinéraire à l’aide de cartes des courants et d’un calendrier des marées. Nous nous sommes également familiarisés avec les règles particulières de navigation qui permettent aux kayakistes à circuler dans le parc. Nous ne voulons pas compromettre ce privilège par un comportement inapproprié.
Nous quittons le port. Le vent d’ouest nous frappe avec une force 4 sur l’échelle de Beaufort, avec des rafales à 6. Les vagues sont courtes et abruptes. L’eau agitée de la mer du Nord s’écrase sur la proue et nous projette de l’écume salée au visage.
Notre première étape est la Hallig Hooge, la deuxième plus grande des Halligen de la mer du Nord après Langeneß. Pour parcourir les quelque 18 kilomètres qui séparent Schüttsiel de Hallig Hooge, il nous faut lutter contre le vent et les vagues pendant plus de trois heures. Nous profitons du fort courant de jusant pour nous éloigner et suivons les balises maritimes qui délimitent le chenal officiel des ferries et des bateaux de pêche.

Nous contrôlons régulièrement notre cap, en gardant toujours un œil sur la boussole et la carte soigneusement protégée dans une pochette étanche. Bien que la visibilité soit bonne aujourd’hui, il y a néanmoins très peu de points de repère depuis la perspective d’un kayakiste : juste le ciel, la mer, l’horizon entre les deux, et au-dessus – d’abord minuscules, puis de plus en plus visibles – des bouées rouges de balisage et quelques Warften isolées. Le monde autour de nous se réduit à des surfaces, des lignes, des traits et des points. Les autres sens sont entièrement « soumis » à la mer du Nord : le vent siffle, les vagues roulent et l’écume nous éclabousse. Le vent de face et les rafales se font également sentir dans les muscles de nos bras.
La force du vent et de la mer
Au sud-ouest, une sorte de masse informe apparaît enfin en contre-jour, loin à l’horizon. Nous distinguons les ruines d’un ancien clocher sur l’île de Pellworm. Une chanson du théologien danois Nikolai Frederik Severin Grundtvig (1783-1872) nous vient immanquablement à l’esprit :
La maison de l’église est éternelle,
Les tours de la terre s’effondrent.
Sur le champ de ruines, vers la maison
les cloches nous appellent tous…
(Ewig steht der Kirche Haus,
Türme der Erde zerfallen.
Über das Trümmerfeld nach Haus
rufen die Glocken uns alle…)
La puissance destructrice et formatrice de l’eau est ici omniprésente. C’est elle qui a donné vie à la mer des Wadden : d’un point de vue géologique, cette mer est relativement jeune, à peine 700 ans. Aux XIVᵉ et XVIIᵉ siècles, deux tempêtes dévastatrices, connues sous le nom de Grote Mandränke – « la grande noyade » –, ont submergé les terres basses situées à l’est des grandes dunes. Des dizaines de milliers de personnes périrent. Derrière elles, de la vase, de bancs de sable, des îles et les Halligen.

Hooge, l’idylle des Halligen
Nous atteignons Hooge juste à temps pour débarquer sans avoir à patauger dans la boue découverte par la marée basse. Nous plantons nos tentes dans le joli port de Hooge. La Hallig est une étape prisée dans le milieu. Nous y retrouvons d’autres kayakistes de mer. À Hooge, il y a un petit commerce, des cafés et des restaurants accueillants qui attirent aussi les touristes arrivant par le ferry. Notre dîner, nous le préparons sur notre réchaud de camping, transporté avec nos provisions dans les cales des kayaks. La traversée nous a fatigués ; nous allons vite nous coucher, le regard perdu entre l’eau et la vase.

Le lendemain matin, nous repartons de bonne heure. Le réveil sonne à 5h30, car pour atteindre notre destination, Amrum, pendant la marée descendante et avant que la mer ne recommence à monter, nous devons être dans nos bateaux à 6h30. Les conditions sont bonnes : le soleil est encore bas, l’air est clair et le vent souffle à peine. Au cours de la journée, il doit gagner en intensité et souffler par rafales.
Comme une voiture à pédales sur la route nationale
Notre premier point de repère est la grande bouée rouge « Süderaue 10 ». Là, nous traversons le chenal et le suivons en direction des dunes d’Amrum qui se dessinent à l’horizon sous la forme d’une ligne floue et vacillante. Le chenal est également « l’autoroute » des ferries. L’Adler-Express nous dépasse à près de 24 nœuds, traînant derrière lui un sillage blanc. Nous, nous avançons tranquillement à 3 nœuds. C’est comme si nous étions dans une voiture à pédales sur une route nationale. Heureusement que nous avons pris en compte les horaires des ferries lorsque nous avons planifié notre excursion. En tout cas, en tant que kayakiste, mieux vaut ne pas se laisser surprendre par l’Adler-Express.

Les dunes s’élèvent peu à peu, la mer est de moins en moins profonde. La plage de sable blanc semble avancer vers nous. Nous pagayons dans la légère déferlante et sommes délicatement poussés sur le sable par les vagues. Il est 8 heures. Personne à l’horizon. Plus tard, nous apercevrons quelqu’un au loin. Un yogi, seul, tranquille.
Nous ouvrons la jupe de notre kayak, posons les pieds sur la bande de sable humide et ferme laissée par la mer, descendons de nos embarcations et profitons d’un second petit-déjeuner : des frites ou une glace à Wittdün, le port ferry d’Amrum. Nous transportons nos kayaks vers l’intérieur des dunes, où nous nous changeons pour la promenade en ville. Nous les laissons dans les herbes de la plage ; personne ne les volera. Ici, sur la plage d’Amrum, nous atteignons non seulement le but de notre excursion, mais y trouvons aussi quelque chose d’aujourd’hui très précieux : paix et sérénité.
Les auteurs


Imke Voigtländer, née en 1972 à Bad Oeynhausen, est diplômée en études germaniques. Elle travaille comme journaliste indépendante et coach à Flensbourg.
Leiv Eirik Voigtländer, né en 1976 à Itzehoe, est docteur en sciences politiques et travaille pour la présidence de l’Université européenne de Flensbourg. À vélo, ils ont parcouru et appris à aimer la France.