Proche-Orient :
« L’Allemagne aura encore probablement besoin d’une génération »

La reconnaissance de l’État de Palestine dépasse la simple symbolique, déclare Jean Asselborn dans son entretien avec dokdoc. Le droit d’Israël à exister ne doit certes jamais être remis en question. Une paix durable ne sera néanmoins possible que si les Palestiniens peuvent vivre dans leur propre État.
dokdoc : Emmanuel Macron a reconnu lundi l’État de Palestine. Cette reconnaissance constitue-t-elle un pas vers une solution à deux États ou relève-t-elle de la symbolique, comme l’a affirmé mercredi le ministre allemand des Affaires étrangères, Johann Wadephul ?
Jean Asselborn : C’est bien plus qu’un simple geste symbolique. Mais je tiens d’abord à dire que je regrette profondément que cette reconnaissance n’ait pas eu lieu avant le 7 octobre 2023. La barbarie du Hamas, qui ne saurait en aucun cas être tolérée, a sans doute poussé la communauté internationale à se recentrer sur la voie d’une solution à deux États. Ces vingt dernières années, l’Europe et les États-Unis ont échoué à résoudre la question, par indifférence. En Europe, nous nous contentions de répéter : « C’est à Israël et à la Palestine de trouver une solution ». Et nous sommes restés passifs. Cette indifférence, à mon avis, a conduit à ce que nous voyons aujourd’hui : la guerre à Gaza, les prises d’otages qui frappent durement de nombreuses familles israéliennes et, de l’autre côté, près de 60 000 morts. Cette guerre n’est pas encore terminée. Le fait que la communauté internationale revienne maintenant sur la voie de la solution à deux États n’est donc pas symbolique – c’est beaucoup plus que cela.
dokdoc : En France, Marine Le Pen a réagi immédiatement à l’annonce du président Macron, parlant d’une « faute extrêmement grave, notamment à l’égard des nations qui luttent contre le terrorisme islamiste.». Emmanuel Macron a-t‑il pris parti pour le Hamas, et par là même contre Israël ?
Asselborn : Non, il ne faut pas interpréter les choses de cette manière. Je le répète : le Hamas est une organisation terroriste. Rien de ce qu’il a fait ne saurait être justifié. La seule voie possible est que l’État d’Israël conserve son droit inaliénable à exister et qu’un État palestinien voie le jour. Les principaux adversaires de cette reconnaissance sont le gouvernement israélien et le Hamas. Je ne dis pas qu’« Israël est contre la solution à deux États », car de nombreux Israéliens souhaitent précisément cette voie. Mais le Hamas, lui, refuse de reconnaître Israël et vise sa destruction. Aujourd’hui, 157 des 193 États membres de l’ONU ont reconnu la Palestine comme État indépendant – soit plus de 80 %. Certains pays d’Europe de l’Est l’avaient fait dès 1988, sous la pression de l’Union soviétique. Mais la grande majorité l’a fait de manière volontaire : nous avons besoin de deux États.
dokdoc : L’Allemagne se dit favorable à la solution à deux États mais seulement à l’issue d’un processus de paix et dans le cadre de négociations entre Israéliens et Palestiniens. Or, Netanyahou rejette clairement cette solution. Comment la diplomatie allemande peut-elle sortir de cette impasse ?
Asselborn : Je ne suis qu’un humble Luxembourgeois et je n’ai pas de leçons à donner aux Allemands. Mais de mon expérience au sein de l’UE, je peux dire ceci : je comprends parfaitement la déclaration d’Angela Merkel en 2008 sur la sécurité d’Israël comme raison d’État allemande, et toute l’Europe comprend la responsabilité historique de l’Allemagne vis-à-vis d’Israël. L’Allemagne aura probablement encore besoin d’une génération pour intégrer le fait que cela concerne l’État d’Israël, et non le gouvernement de Netanyahou. Le droit d’Israël à exister ne doit jamais être remis en question. En revanche, le gouvernement peut et doit être critiqué comme c’est le cas dans toute démocratie.

Pour mémoire : Israël est né d’un vote de l’ONU en 1947. Le plan prévoyait de diviser le territoire sous mandat britannique en deux parties. Israël a vu le jour, mais pas l’État palestinien. Cela a entraîné guerres, exodes, expulsions et la Nakba. En 2005/2007, nous étions très proches d’un accord : Abu Mazen (ndlr : Mahmoud Abbas) a été élu après la mort d’Arafat, il y a eu la conférence d’Annapolis, et Ehud Olmert était Premier ministre – il y avait à ce moment une réelle chance à saisir. Elle a été manquée. Plus tard, le secrétaire d’État américain John Kerry a tenté de relancer le processus mais la politique agressive de Benjamin Netanyahou a empêché tout progrès. Aujourd’hui, 750 000 colons vivent à Jérusalem-Est et en Cisjordanie – contre 250 000 en 2004. Les actions criminelles de certains colons aggravent encore la situation. Le droit d’Israël à exister reste intangible. Une paix durable ne sera possible que si les Palestiniens peuvent vivre dans leur propre État, dans la dignité et la sécurité. En Allemagne, la conscience qu’il ne pourra en être autrement progresse, lentement mais sûrement.
dokdoc : L’UE est forte lorsque l’Allemagne et la France agissent de concert. Cela signifie-t-il que l’Union est aujourd’hui condamnée à rester impuissante ?
Asselborn : Non. S’agissant des questions intra-européennes, un alignement entre l’Allemagne et la France est certes nécessaire, mais en matière de politique étrangère, chaque pays reste souverain. Il est évident qu’un pays comme l’Allemagne ne pourra pas continuer à défendre la justice dans le monde tout en tolérant que les Palestiniens soient harcelés, expulsés ou même tués par des colons dans les territoires occupés. Les véritables amis d’Israël sont ceux qui œuvrent à prévenir sa destruction à long terme. Cela implique nécessairement que les Palestiniens disposent de leur propre État – en Cisjordanie, à Gaza et à Jérusalem-Est.
dokdoc : La France coopère étroitement avec l’Arabie saoudite, le Qatar et l’Égypte. Quelles opportunités offrent une telle coopération pour le processus de paix ?
Asselborn : L’initiative franco-saoudienne n’est pas mauvaise en soi. L’idée est que, grâce à la création d’un État palestinien, les relations entre les pays arabes et Israël pourraient s’améliorer. Mais dès les accords d’Abraham, ma première pensée a été : comment instaurer la paix si la Palestine n’est même pas mentionnée ? Tant que ce point n’est pas pris en compte, ces accords auront peu d’effet. La coopération économique seule ne suffit pas ; la question palestinienne doit impérativement faire partie de la solution.

dokdoc : Paris propose la création d’une mission internationale à Gaza pour progressivement désarmer le Hamas. Est-ce une perspective réaliste et quel rôle pourrait jouer l’Allemagne ?
Asselborn : Si une telle démarche se concrétise, tous les pays européens, y compris l’Allemagne, devront évidemment y être impliqués. Je me souviens qu’Abu Mazen avait déjà proposé le déploiement de troupes de l’ONU à Gaza pour prévenir les attaques de roquettes et la violence. Cela ne s’est jamais fait. Emmanuel Macron semble maintenant partager ce constat : un État palestinien libre n’est pas possible tant que le Hamas détient le pouvoir. Mais il faut rester réaliste : avant le 7 octobre, il y avait 10 000 combattants du Hamas, et aujourd’hui encore, ils sont 10 000. Vaincre le Hamas uniquement par la force est impossible. Il ne s’agit pas seulement d’une organisation, mais d’une idéologie profondément enracinée, soutenue également par d’autres pays. C’est pourquoi une mission internationale pourrait être utile, même si nous savons combien la mise en œuvre de telles opérations est difficile.
dokdoc : Au regard des divergences actuelles entre l’Allemagne et la France, pensez-vous que les deux pays peuvent développer une « politique arabe » commune, susceptible de servir de base à une politique étrangère européenne au Proche-Orient ?
Asselborn : Depuis de Gaulle, Chirac et Macron, la France entretient une relation souple et ouverte avec Israël, ce qui permet également de critiquer le gouvernement lorsque cela est nécessaire. Pour l’Allemagne, c’est différent, et il serait faux de ne pas en tenir compte quand on discute d’éventuelles mesures européennes. Pour montrer au gouvernement de Netanyahou que les Européens accordent une importance primordiale au respect du droit international, l’Allemagne devrait également envisager des sanctions – par exemple contre les colons en Cisjordanie, où des Palestiniens continuent d’être tués. Cela constituerait un signal clair. Par ailleurs, l’Allemagne devrait envisager des sanctions économiques si le gouvernement israélien poursuit la destruction de Gaza.
dokdoc : Monsieur Asselborn, je vous remercie pour cet entretien.
Interview : Landry Charrier
L’auteur

Jean Asselborn, né le 27 avril 1949 à Steinfort, au Luxembourg, a été ministre des Affaires étrangères et vice-Premier ministre du Luxembourg de 2004 à 2023, et est considéré comme le ministre des Affaires étrangères le plus ancien de l’UE. Il reste actif comme conférencier et commentateur sur les questions internationales et géopolitiques. Michael Merten, journaliste à la « Luxemburger Zeitung » vient de lui consacrer une biographie – « Jean Asselborn – Le tour de ma vie » – parue aux éditions Melchers.
