Proche-Orient :
« L’Europe doit redevenir actrice et non rester simple spectatrice »

Proche-Orient : « L’Europe doit redevenir actrice et non rester simple spectatrice »
  • Publiénovembre 25, 2025
Le ministre des Affaires étrangères Jean-Noël Barrot et son collègue allemand Johann Wadephul le 18 juillet 2025 au Quai d'Orsay. (Copyright : Alamy)
Le ministre des Affaires étrangères Jean-Noël Barrot et son collègue allemand Johann Wadephul le 18 juillet 2025 au Quai d’Orsay. (Copyright : Alamy)

« La Terre promise a besoin d’une déclaration Schuman ! », affirme Benoît Schuman dans son dernier article pour dokdoc. Quelques jours après l’adoption du plan de paix américain pour Gaza, nous avons discuté avec Martin Kobler : comment bâtir une véritable stabilité régionale et quel rôle l’Allemagne et la France peuvent-elles jouer dans ce processus ?

 

dokdoc : La semaine dernière, le Conseil de sécurité des Nations Unies a approuvé le plan de paix américain pour Gaza. Donald Trump a parlé d’une « décision historique ». Partagez-vous son enthousiasme ?

 

Martin Kobler : Mon enthousiasme est plutôt limité. Au cours de ma carrière, j’ai été impliqué dans différentes Missions de l’ONU ; j’ai donc une certaine expérience des mandats. Celui envisagé pour la force internationale de stabilisation n’est pas un bon mandat. Il est complètement vague : il ne fixe aucun calendrier précis, ne précise ni le nombre de personnes nécessaires ni leurs missions exactes. Dans ce genre de situation, on commence normalement par élaborer un concept qui est ensuite soumis à l’approbation du Conseil de sécurité. Ici, c’est l’inverse : le Conseil de sécurité approuve le plan de Trump en l’état, et se contente de dire qu’une Mission doit être mise en place, sans obligations concrètes ni directives claires. Cela n’a rien d’historique, c’est tout simplement mal conçu.

 

dokdoc : « Dans l’immédiat, le plan de paix imposé par les États-Unis pour la bande de Gaza (…) offre une véritable opportunité pour la coopération franco-allemande », écrit Benoît Schuman. Quel rôle l’Allemagne et la France devraient-elles désormais jouer dans la mise en œuvre du plan de paix ? En août dernier, vous-même avez appelé à une initiative franco-allemande dans la région.

 

Kobler : Je suis entièrement d’accord avec M. Schuman : s’agissant du Proche-Orient, la France et l’Allemagne ne sont pas du tout alignées. Les raisons sont évidentes. Le président Macron a avancé sur l’initiative franco-saoudienne sans en discuter préalablement avec l’Allemagne. L’Allemagne, de son côté, invoque la « raison d’État » et bloque au niveau européen. Je me suis toujours prononcé en faveur de la reconnaissance de l’État de Palestine par l’Allemagne, conjointement avec la France. Cette chance a été manquée. Il faut maintenant envisager la suite et réfléchir à la manière de gérer les défauts du plan de paix.

 

2Photo de groupe des chefs d'État lors du sommet pour la paix à Charm el-Cheikh, le 13 octobre 2025 (Copyright : Wikimedia Commons)
Photo de groupe des chefs d’État lors du sommet pour la paix à Charm el-Cheikh, le 13 octobre 2025 (Copyright : Wikimedia Commons)

 

dokdoc : Pourriez-vous préciser ?

 

Kobler : L’un des défauts les plus graves du plan est qu’il n’offre aucune perspective politique – tant pour ce qui est de la création d’un État palestinien, qui n’est d’ailleurs évoquée qu’en passant, que pour ce qui concerne une solution territoriale globale. Ce qui est particulièrement problématique, c’est que la Cisjordanie n’est pratiquement pas mentionnée. Le plan est en réalité un plan pour Gaza. La force internationale ne devrait être déployée qu’à Gaza, et non en Cisjordanie. Il manque donc un élément clé : rien n’est dit sur la violence et la colonisation israélienne en Cisjordanie. Or, c’est précisément là que réside un risque important de conflit à l’avenir.

 

dokdoc : Notre auteur a fait un certain nombre de propositions quant à la manière dont la France et l’Allemagne pourraient contribuer à une stabilité durable dans la région. Quel regard portez-vous sur ces propositions ?

 

Kobler : M. Schuman formule toute une série de propositions que je soutiens, pour la plupart. L’aide humanitaire fait cruellement défaut. On ne peut pas imaginer dans quelles conditions les gens vivent – surtout après les fortes pluies de ces derniers jours. Dans les camps provisoires, les personnes ont littéralement les pieds dans l’eau ; des pères tiennent leurs enfants à bout de bras pour éviter qu’ils ne soient trempés. On ne voit que très rarement de telles images à la télévision israélienne, et donc chez nous non plus.

 

dokdoc : Que peut-on faire de manière très concrète ?

 

Kobler : Comme l’a proposé Benoît Schuman, une EU Commission for Access and Monitoring pourrait être très utile. Il existe d’ailleurs une mission européenne similaire à Rafah, avec la Mission EUBAM. On pourrait créer une mission européenne d’accès et de suivi, et la relier au modèle américain. À Kiryat Gat, il existe déjà un Civil-Military Cooperation Center (CMCC) américano-israélien. Des Européens y sont également présents, dont six Allemands ainsi qu’un haut fonctionnaire du SEAE.

 

Réunion de coordination au Civil Military Cooperation Center (CMCC) le 23 octobre 2025 (Copyright : Wikimedia Commons)
Réunion de coordination au Civil Military Cooperation Center (CMCC) le 23 octobre 2025 (Copyright : Wikimedia Commons)

 

Ce cluster humanitaire devrait être lancé conjointement par la France et l’Allemagne. Pourquoi le ministre Wadephul n’entreprendrait-il pas un voyage à Gaza avec son homologue français afin de se faire personnellement une idée de la situation ? Gaza est complètement fermé aux journalistes, aux missions d’enquête et aux visites politiques. Il est urgent que la bande de Gaza soit ouverte aux observateurs internationaux. Cela passera au départ par un geste symbolique fort ! Un voyage conjoint des deux ministres des Affaires étrangères dans la bande de Gaza serait un symbole important. La formation policière revêt également une importance cruciale, comme l’a souligné M. Schuman. Mais il est essentiel d’éviter les erreurs du passé : ce n’est pas aux militaires de former les policiers. Ceux-ci doivent être formés par des policiers, et non par des militaires – comme c’est actuellement le cas avec le US Security Coordinator pour la Cisjordanie. L’expérience en Irak et en Afghanistan l’a déjà montré : cela ne fonctionne pas car pareille formation exige un état d’esprit totalement différent. J’ai servi en Irak et en Afghanistan avec l’ONU, et j’ai un sentiment de déjà-vu. Pourquoi répète-t-on toujours les mêmes erreurs ?

 

dokdoc : M. Schuman propose également la création d’un fonds européen pour Gaza, destiné à soutenir des projets sur place. Qu’en pensez-vous ?

 

Kobler :  Le fonds de deux milliards proposé par M. Schuman devrait, à mon avis, être davantage orienté vers l’éducation. Ma principale inquiétude est que les terroristes de demain naissent aujourd’hui. La situation à Gaza est dramatique. Au-delà des enjeux politiques, il est impératif de concentrer les efforts sur l’éducation : les enfants doivent pouvoir retourner à l’école. La plupart des établissements scolaires ont été détruits, et de nombreux enfants sont traumatisés par les attaques qui se poursuivent encore aujourd’hui. En raison de la famine imposée par le gouvernement israélien, certains ont subi des atteintes cérébrales irréversibles – ce que les scientifiques appellent le stunting –, ou ont été amputés ou gravement blessés. Selon les Nations unies, 3 800 bébés sont morts de faim. Il est urgent d’agir maintenant sinon la situation ne fera que s’aggraver.

 

De jeunes Palestiniens dans les décombres de la tour Aklouk, détruite le 8 octobre 2023 lors de frappes aériennes israéliennes sur la ville de Gaza (Copyright : Wikimedia Commons)
De jeunes Palestiniens dans les décombres de la tour Aklouk, détruite le 8 octobre 2023 lors de frappes aériennes israéliennes sur la ville de Gaza (Copyright : Wikimedia Commons)

 

dokdoc : Et comment voyez-vous l’avenir ?

 

Kobler : Je doute de la faisabilité d’une solution à deux États. Cela devra être directement négocié entre Israël et la Palestine, et non leur être imposé. Je considère qu’une confédération est plus probable : deux États réunis au sein d’une même entité. La libre circulation serait alors essentielle. Jérusalem pourrait servir de modèle : je me suis récemment rendu à Jérusalem-Est et y ai pris le tramway en direction de Jérusalem-Ouest – la plupart des passagers étaient des Palestiniens. Un modèle de ce type pourrait être pris comme point de référence pour construire l’avenir. Cependant, déplacer les ambassades à Jérusalem dès que des progrès substantiels auront été réalisés, comme le propose M. Schuman, me semble prématuré. L’établissement de relations diplomatiques avec la capitale d’un futur État palestinien et le transfert de l’ambassade à Jérusalem doivent se faire simultanément, sinon les Palestiniens se retrouveraient exclus.

 

dokdoc : Au niveau régional, un nouveau forum de dialogue est nécessaire, écrit Benoît Schuman, une sorte de conférence pour la sécurité et la coopération en Méditerranée. Comment un tel forum pourrait-il être mis en place ?

 

Kobler :  Une structure régionale est essentielle pour garantir une stabilité à long terme. Joschka Fischer et Hubert Védrine avait déjà pensé à un tel modèle – similaire à celui de l’OSCE et dans lequel l’Europe pourrait jouer un rôle de premier plan.

 

Le président Jimmy Carter serre la main du président égyptien Anouar el-Sadate et du Premier ministre israélien Menahem Begin lors de la signature du traité de paix égypto-israélien à la Maison Blanche, le 26 mars 1979. (Copyright : Wikimedia Commons)
Le président Jimmy Carter serre la main du président égyptien Anouar el-Sadate et du Premier ministre israélien Menahem Begin lors de la signature du traité de paix égypto-israélien à la Maison Blanche, le 26 mars 1979. (Copyright : Wikimedia Commons)

 

Il n’existe à ce jour aucune « Organisation pour la sécurité et la coopération au Proche-Orient ». Par le passé, nous n’avons eu que des initiatives ponctuelles : les accords d’Oslo, les différents plans de paix américains, de Carter à Trump, ou encore le plan de paix arabe. Il serait important de créer une organisation permanente – active en tout temps – avec un secrétariat. À l’origine, Chypre avait été envisagée comme siège de cette organisation. Cette idée devrait être relancée – portée, sur le plan conceptuel, par la France et l’Allemagne et soutenue par l’UE. Les États du Moyen-Orient, en premier lieu Israël et la Palestine, mais aussi les « États de l’Abraham », pourraient en prendre l’initiative.

 

dokdoc : Quel rôle l’Iran devrait jouer dans un organisation de ce type ?

 

Kobler : M. Schuman a raison de dire que l’Iran devra, en fin de compte, être impliqué. Cela prendra du temps, mais c’est la seule manière de créer une structure durable. Nous nous trouvons néanmoins dans une situation où les Palestiniens ne sont pas inclus dans les discussions et où les Européens ne sont tolérés qu’en tant que simples spectateurs. Il manque un véritable ownership. L’Europe doit redevenir actrice et non rester simple spectatrice.

 

dokdoc : Monsieur l’Ambassadeur, je vous remercie pour cet entretien.

 

Interview : Landry Charrier

 

Notre invité

Martin Kobler (Copyright: privé)
Martin Kobler (Copyright: privé)

Martin Kobler est entré aux Affaires étrangères en 1983. Il a été chef du bureau de représentation de l’Autorité palestinienne à Jéricho, ainsi qu’ambassadeur en Égypte, en Irak et au Pakistan. De 2000 à 2003, il a dirigé le cabinet du ministre des Affaires étrangères, Joschka Fischer. Kobler a également occupé plusieurs postes de direction au sein des Nations unies, en Afghanistan, en République démocratique du Congo, en Irak et en Libye. Son livre Weltenbeben. Europas Chance auf neue Strahlkraft (Europa Verlag) est sorti le 10 octobre dernier.

 

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