L’homme et l’écrivain : Thomas Mann face à l’histoire

L’homme et l’écrivain : Thomas Mann face à l’histoire
  • Publiénovembre 28, 2025
Thomas Mann à Sanary-sur-Mer en 1933 (Copyright: Wikimedia Commons)
Thomas Mann à Sanary-sur-Mer en 1933 (Copyright: Wikimedia Commons)

2025 est l’année Thomas Mann : 150ème anniversaire de sa naissance et 70ème anniversaire de sa disparition. L’occasion de redécouvrir un intellectuel engagé dont l’œuvre et la pensée continuent de résonner.

 

De 1940 à 1945, Thomas Mann a fait entendre sa voix à la BBC pour lancer des appels au sens moral de ses concitoyens en Allemagne. Toutes ses allocutions radiophoniques, d’une durée de 5 à 8 minutes, commençaient par la même interjection : « Deutsche Hörer ! » (« Auditeurs allemands »). Bon nombre d’entre elles étaient avant tout des incitations à la révolte. Dès novembre 1940, Thomas Mann prédit que la fin de la guerre sera le « début d’une union mondiale », avec « l’abolition de la souveraineté nationale des États et la fondation d’une société de peuples libres, mais responsables ». Trop optimiste parfois quant à l’avenir du monde, il estime fin 1942 que Hitler sera le dernier conquérant, « car il a tellement dégradé le métier que l’humanité y renoncera à tout jamais ». L’actualité ne lui donne pas vraiment raison. Néanmoins, ses réflexions du temps de guerre méritent qu’on les médite aujourd’hui, surtout lorsqu’il demande fin 1940 : « Est-ce parce qu’une poignée de criminels stupides profite de la phase de transformation économique et sociale que traverse notre monde pour entreprendre une campagne d’un anachronisme insensé, qu’il faut les laisser faire ? »

 

Retour en Allemagne et reconnaissance postguerre

Après la guerre, Thomas Mann retourne plusieurs fois en Allemagne, en 1949 par exemple, à l’occasion du 200ᵉ anniversaire de la naissance de Johann Wolfgang von Goethe. Il reçoit le Prix Goethe à Francfort-sur-le-Main ainsi que le Prix National Goethe à Weimar. Il insiste publiquement sur le fait que sa visite est consacrée à l’Allemagne dans sa totalité, et non à ses zones d’occupation, ce qui lui vaut la méfiance du public. Cette méfiance sera cependant rapidement oubliée lorsqu’il prononcera à Francfort son discours sur Goethe et la démocratie. En 1952, son nom est même avancé comme possible candidat à la présidence de la République fédérale. En 1954, il est fait citoyen d’honneur de la ville de Lübeck, et l’année suivante, il est nommé membre d’honneur de l’Académie des arts de RDA. Malgré ces honneurs, Thomas Mann préfère s’installer en Suisse.

 

Réception au Théâtre national de Weimar le 14 mai 1955 (Copyright: Wikimedia Commons)
Réception au Théâtre national de Weimar le 14 mai 1955 (Copyright: Wikimedia Commons)

 

Le plus étonnant est que ses propos, rédigés depuis les États-Unis et diffusés par la BBC, ont été largement éclipsés par le succès des Buddenbrooks (1901) ainsi que par la remise du Prix Nobel. Pourtant, Mario und der Zauberer (Mario et le magicien), une nouvelle publiée en 1930, évoquait déjà le danger des régimes fascistes et de la lâcheté intellectuelle, centrée sur l’Italie. Son roman Le Docteur Faustus (Doktor Faustus), écrit à partir de 1943, sera publié en 1947 à Stockholm et à Berlin. Une première série de 25 émissions radiophoniques avait été diffusée dès 1942, et une version actualisée en 1945 contenait tous les textes.

 

Une nouvelle lecture de Thomas Mann

Dans ce contexte, il convient de saluer la récente édition de ces 55 interventions (Deutsche Hörer !), enrichie d’une préface et d’une postface de la journaliste Mely Kiyak. Connue pour ses reportages dans Die Welt, Die Zeit et taz, ainsi que pour ses commentaires politiques dans la Frankfurter Rundschau et la Berliner Zeitung, Mely Kiyak a reçu cette année le Prix Heinrich Mann pour son engagement « en faveur d’une société démocratique ouverte dans la tradition de Heinrich Mann » (frère aîné de Thomas).

 

Copyright: Landry Charrier
Copyright: Landry Charrier

 

Les deux analyses de Mely Kiyak présentent un Thomas Mann différent de l’auteur nobélisé et reconnu comme tel. Elle le décrit également comme un polémiste – ce qu’on appellerait aujourd’hui un podcaster – qui n’hésitait pas à lancer contre le régime national-socialiste, et surtout contre Adolf Hitler, des jurons et des expressions que même la BBC jugeait excessives. En analysant le style et l’engagement de Thomas Mann, elle le replace dans son contexte, peu confortable. Elle relève cependant que Thomas Mann, qui suivait de près l’actualité de l’Allemagne nazie, n’a pas évoqué l’attentat manqué du 20 juillet 1944. Certaines de ses phrases ont pu choquer ceux qui avaient l’occasion de l’entendre. Ainsi, en janvier 1945 : « C’est trop demander aux autres peuples que de faire la distinction entre le nazisme et le peuple allemand ».

 

Et en France ?

La notoriété de Thomas Mann en France, en dehors des cercles de spécialistes, remonte aux années 1920. Plusieurs événements littéraires y ont contribué : la parution de La Montagne magique (1924) et le séjour de l’écrivain à Paris pendant neuf jours en 1926, où il agit comme une sorte d’ambassadeur des lettres allemandes. Il s’impose alors, aux yeux des intellectuels français, comme une personnalité non seulement familière, mais aussi admirée et discutée, devenant le premier écrivain allemand à s’exprimer publiquement après la guerre. Les premières traductions françaises de ses ouvrages, ainsi que le Panorama de la littérature allemande contemporaine, publié en 1928 par le germaniste Félix Bertaux (1881‑1948), ses positions pro‑françaises et démocratiques pendant l’exil et son attitude résolument hostile au national‑socialisme, lui valent une popularité indéniable. Cependant, en 1939, l’ouvrage du germaniste Edmond Vermeil, Doctrinaires de la révolution allemande, le classe parmi les « apprentis-sorciers ». Après la guerre, la France lui rend hommage en donnant son nom à un collège parisien dans le 13ᵉ arrondissement.

 

Le collège Thomas Mann dans le 13ème arrondissement (Copyright: Wikimedia Commons)
Le collège Thomas Mann dans le 13ème arrondissement (Copyright: Wikimedia Commons)

 

Le nom de Thomas Mann est étroitement lié à Sanary-sur-Mer où il s’installe en 1933 avec son épouse, d’origine juive allemande, et deux de leurs enfants. C’est dans cette localité des rives de Provence qu’il termine sa trilogie Joseph et ses frères. Il affirmera par la suite que ce séjour à Sanary fut le plus heureux de cette période difficile de sa vie. Avec d’autres représentants de l’élite de l’émigration intellectuelle, comme Lion Feuchtwanger (1884‑1958) ou René Schickele (1883‑1940), ils organisent des cercles littéraires avant de gagner la Suisse, puis les États-Unis. La Villa Tranquille, où les écrivains échangeaient leurs conceptions du monde, sera démolie en 1944 par l’armée allemande, qui y installe une batterie anti-aérienne. Elle sera reconstruite après la guerre.

 

Traductions, Appels aux Allemands et reconnaissance littéraire

Grâce à son ami Martin Flinker (1895‑1986), libraire, galeriste et éditeur autrichien d’origine juive, connu à Paris comme l’un des hauts lieux de la culture littéraire allemande d’après-guerre, les allocutions de Thomas Mann sont traduites en français en 1948 et préfacées par Edmond Vermeil sous le titre Appels aux Allemands. Vermeil voyait désormais en lui « le type accompli de l’Allemand qui, après nombre d’erreurs, a compris les exigences d’un ordre international nouveau ».

 

Plaque en mémoire de Martin et Karl Flinker au 68, Quai des Orfèvres à Paris
Plaque en mémoire de Martin et Karl Flinker au 68, Quai des Orfèvres à Paris

 

Avec les éditions Balland, Flinker assure une nouvelle édition des Appels en 1985, ce qui incite l’historien de Strasbourg Pierre Ayçoberry à formuler ce commentaire (1986) : « Même s’il ne l’a pas écouté pendant les hostilités, même s’il l’a mal accueilli à sa première visite, son peuple a reçu l’empreinte du prophète ». Il ajoute : « On voit l’intérêt que présentait ce texte à l’époque. Mais aujourd’hui, pourquoi le rééditer ? » Sa réponse : « Expliquer cinquante-six fois à des auditeurs invisibles et apparemment sans réaction que leur combat ne servait à rien, sans verser dans les slogans ni la monotonie, supposait une belle virtuosité dans l’indignation, et l’on retrouve ici avec jubilation la plume qui avait déjà, entre 1933 et la guerre, si magnifiquement insulté Hitler ». Dans sa préface de 1942, Thomas Mann avait d’ailleurs lui-même concédé : « Appeler un peuple à la révolte, ce n’est pas encore croire du fond du cœur qu’il en soit capable ». Une nouvelle édition, parue en 2024 aux Belles Lettres (traduction de Pierre Jundt), permet de faire un timide lien entre les années 1940 et l’actualité politique, de Salman Rushdie à Boualem Sansal.

En cette année 2025, Gérard Valin, dramaturge et essayiste, apporte lui aussi une réponse à cette interrogation dans son ouvrage auto-édité Thomas Mann à Paris – Combats pour la liberté, récits et témoignages 1950‑2025. Tout en précisant que les conversations, récits et témoignages personnels qu’il propose relèvent de la création littéraire, l’auteur souligne que tous les personnages cités sont confrontés aux réalités de l’histoire contemporaine. Cette approche originale a le mérite de provoquer la réflexion.

 

L’auteur

Gérard Foussier (Copyright: privé)

Licencié d’allemand à l’université de sa ville natale Orléans en 1969, Gérard Foussier a découvert sa passion pour les relations franco-allemandes grâce au jumelage avec Münster en Westphalie. Après une formation de journaliste au quotidien Westfälische Nachrichten, il a travaillé pendant trois décennies à la radio allemande Deutsche Welle à Cologne puis à Bonn, avant d’être élu en 2005 président du Bureau International de Liaison et de Documentation (B.I.L.D.). Rédacteur en chef de la revue bilingue Dokumente/Documents pendant 13 ans, il est aussi l’auteur de plusieurs ouvrages. Son dernier livre, Allemanderies, est sorti en janvier 2023. Il détient la double nationalité et est détenteur de l’Ordre du Mérite allemand (Bundesverdienstkreuz).

 

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