ESSI : comment dépasser les divergences ?


L’initiative « European Sky Shield » a été à l’origine de nombreuses tensions entre la France et l’Allemagne. Des avancées semblent toutefois en vue.
La guerre en Ukraine et la reconnaissance de la Russie comme principale menace pour la sécurité européenne poussent les alliés à réinvestir dans leur défense sol-air et antimissile (GBAD), après trois décennies de sous-investissements. C´est dans ce contexte que l´Allemagne a lancé en octobre 2022 la European Sky Shield Initiative (ESSI), qui vise à renforcer cette défense en comblant les lacunes capacitaires des pays européens par l’acquisition, l’utilisation et la maintenance communes de systèmes de défense sol-air. Cette initiative, qui rassemble aujourd´hui 21 Etats européens, a néanmoins mené à de fortes tensions entre Paris et Berlin, menant même au report à très court préavis du Conseil des ministres franco-allemand en octobre 2022.
La dimension industrielle au cœur des crispations
Au-delà de l´affichage sécuritaire (renforcer les capacités de défense en Europe) et politique (incarnation de la « Zeitenwende » et démonstration de la fiabilité de l´Allemagne en tant qu´allié), l´ESSI reste avant tout une initiative industrielle basée sur l´acquisition conjointe de systèmes sur étagère allemands, pour la très courte et moyenne portée (SR-30, IRIS-T SLM), américains (Patriot) et américano-israélien pour l´interception de missiles de longue et très longue portée.
Pour l’heure, les achats communs bénéficient en premier lieu à l’industrie allemande. Depuis la mise en place de l’initiative, plusieurs contrats d’acquisition ont déjà été signés par Diehl Defence et Rheinmetall avec certains membres de l´ESSI alors que d´autres membres ont signalé leur intérêt. Si ces solutions industrielles n’irritent pas Paris, dans la mesure où elles renforcent de fait la souveraineté européenne, la France (comme l´Italie) critique en revanche fortement les choix de systèmes non-européens proposés par l´Allemagne pour les couches hautes qui, eux, affaiblissent ce projet, d´autant plus que des alternatives européennes existent ou sont en développement. Berlin se défend en insistant sur la faible disponibilité, voire l’absence de solutions européennes pour ces couches, du moins à court terme.
Finalement, Sky Shield illustre les différentes approches entre l’Allemagne, qui base sa politique d’acquisition sur le credo « opter pour des solutions sur étagère si possible, pour des solutions de développement si nécessaire », et la France dont la promotion de la souveraineté européenne est parfois perçue par ses partenaires comme étant plus dogmatique que pragmatique. Berlin insiste sur la nécessité de répondre à une menace imminente, quitte à laisser (provisoirement) de côté l’objectif de renforcer la souveraineté européenne tandis que Paris alerte sur cette myopie stratégique et les conséquences de long terme des décisions prises aujourd’hui. En ce sens, Sky Shield est une parfaite illustration des divergences de vues franco-allemandes.
…amplifiées par des dissensions stratégiques
La dimension stratégique a longtemps été l’angle mort de l´ESSI et ses contours sont encore flous : les menaces auxquelles elle est censée faire face ne sont pas clairement définies par l’Allemagne, ce qui remet potentiellement en cause la séparation historique otanienne entre l’Integrated Air and Missile Defence (IAMD) et la Ballistic Missile Defence (BMD). Si l’IAMD poursuit une approche à 360 degrés, la BMD, elle, n’est explicitement pas dirigée contre Moscou. Or, il ne fait aucun doute que l’ESSI est pour l’heure centrée sur la menace russe, ce qui pose la question de la cohérence et de la compatibilité de l’initiative avec la BMD de l’OTAN.

Se pose également la question de l´adéquation des choix industriels, en particulier d´Arrow et de son intercepteur Arrow-3, qui a été conçu pour intercepter, en dehors de l’atmosphère, des missiles balistiques de moyenne portée dont Moscou ne dispose supposément que d’un stock limité, notamment le modèle Orechnik utilisé récemment en Ukraine, et dont la trajectoire est adaptable pour passer outre ces systèmes de défense. Ce choix semble, du moins à court terme, discutable et en inadéquation avec la menace réelle alors que son coût paraît démesuré. Il semble ainsi davantage motivé par des considérations politiques et budgétaires que stratégiques ou opérationnelles.
Les critiques françaises de l’ESSI découlent de cette lacune stratégique : Paris estime qu’un accent trop important mis sur le pilier GBAD en Europe et la mission IAMD de l’OTAN pourrait témoigner d’une confiance limitée envers la crédibilité de la dissuasion nucléaire de l’OTAN et des alliés dotés, dont la France. Paris craint par ailleurs des conséquences de long terme sur l’équilibre stratégique avec la Russie en cas de course aux armements en matière de défense antimissile.
Il est néanmoins logique et légitime que les États non dotés de l’arme nucléaire, dont la perception de la menace russe diffère de celle de la France, cherchent à renforcer leurs capacités de GBAD dans un contexte sécuritaire largement dégradé et des doutes croissants sur le maintien de l’engagement américain en Europe et de la dissuasion élargie des États-Unis. La crainte française qu’un investissement massif dans les capacités défensives conduise à un déséquilibre dans le mix défensif/offensif et donc à un déséquilibre de la posture de dissuasion et de défense de l’OTAN reste globalement incomprise par ses partenaires.
Les crispations bilatérales sur ce sujet semblent néanmoins en passe d´être résolues.
Une convergence de vues vers la triangulation stratégique
La visite d´Etat en Allemagne du président Macron en mai 2024 a été un tournant en vue de la réconciliation des positions des deux pays. Au cours de cette visite, E. Macron a reconnu qu’il était « légitime que chaque pays en Europe regarde les risques auxquels il est exposé et cherche à se protéger au mieux » avant de reconnaître « le mérite [de l’ESSI] de poser cette question de manière tout à fait pertinente pour tous les pays qui n’ont pas la dissuasion et dans un cadre qui a changé. »
Les conclusions du Conseil franco-allemand de défense et de sécurité (CFADS) du 28 mai 2024 rappellent également la « combinaison appropriée de capacités nucléaires, conventionnelles et de défense antimissile, complétées par des capacités spatiales et cyber » sur laquelle se fonde la posture de dissuasion et de défense de l’OTAN. Par ailleurs, alors que Berlin s’était jusqu’alors montré très réticent sur une initiative visant à renforcer les capacités conventionnelles offensives, l´Allemagne a signé en marge du sommet de Washington la lettre d´intention lançant formellement l’initiative European Long-Range Strike Approach (ELSA) aux côtés de la France, de la Pologne et de l’Italie. Cette initiative, entretemps rejointe par le Royaume-Uni et la Suède, vise précisément à développer, en européen, des capacités conventionnelles de frappe dans la profondeur (portée supérieure à 1 000 km). Elle semble ainsi complémentaire de Sky Shield.
La modernisation en cours des capacités nucléaires française, américaine et britannique combinée au renforcement de la GBAD, accéléré et facilité par Sky Shield, et au développement de capacités conventionnelles de frappes à longue portée dans le cadre d’ELSA pourrait ainsi permettre un renforcement substantiel de la posture de dissuasion et défense de l’OTAN à terme, tout en garantissant son équilibre global.
Cet article est un résumé de l’étude publiée par l’IFRI à l’adresse suivante : Entre ambitions industrielles et contribution à l’OTAN, les défis de la European Sky Shield Initiative | Ifri.
Les auteurs

Sven Arnold est depuis octobre 2021 chercheur invité à l’Institut allemand pour les affaires internationales et de sécurité (Stiftung Wissenschaft und Politik, SWP) à Berlin. Ses travaux de recherche sont principalement centrés sur la politique étrangère et de défense française ainsi que la coopération franco-allemande de défense. Il travaille également sur la défense européenne. Il a notamment co-rédigé deux articles sur la European Sky Shield Initiative, publiés en janvier 2023 par la SWP et octobre 2024 par l’Ifri.

Héloïse Fayet est chercheuse au Centre des études de sécurité de l´Institut français des relations internationales (Ifri) et responsable du programme Dissuasion et prolifération. Ses travaux portent principalement sur les questions nucléaires : doctrine des États dotés, prolifération au Moyen-Orient et en Asie du Nord-Est, impact des nouvelles technologies sur la dissuasion. Elle travaille également sur les forces armées au Moyen-Orient, la politique du renseignement en France et la prospective stratégique.