Konrad Adenauer:
Le goût du pouvoir et du vin

Konrad Adenauer: Le goût du pouvoir et du vin
  • Publiéseptembre 25, 2025
Konrad Adenauer, Heinrich von Brentano et le ministre italien des Affaires étrangères Gaetano Martino, Rome, s.d. (Copyright: Alamy)
Konrad Adenauer, Heinrich von Brentano et le ministre italien des Affaires étrangères Gaetano Martino, Rome, s.d. (Copyright: Alamy)

Adenauer était un grand amateur de vin. Au cours des quatorze années qu’il passa à la chancellerie, il n’hésita pas à faire usage de cette « arme » pour séduire ses interlocuteurs et arriver à ses fins.

 

En 2026, Konrad Adenauer aurait eu 150 ans. Premier chancelier de l’après-guerre (1949-1963), il a marqué de son empreinte l’histoire de l’Allemagne. Homme de son temps, conservateur certes, mais profondément ancré dans la tradition rhénane et catholique, il savait profiter des plaisirs de la vie. Son humour était subtil, bienveillant sans jamais être naïf : « Il faut prendre les gens comme ils sont – il n’y en a pas d’autres », se plaisait-il à répéter. L’homme était aussi un grand connaisseur de vin. Maire de Cologne (1917–1933), il entretenait une cave remarquable et acquérait régulièrement de grands crus lors des enchères de l’Association des vignerons de vins naturels – l’ancêtre de l’actuel VDP (qui réunit les meilleurs producteurs de vin d’Allemagne). Même lorsque les nazis le chassèrent de Cologne, le persécutèrent et bloquèrent ses comptes, il ne renonça pas pour autant au plaisir du vin. En 1934, il acheta notamment 25 bouteilles de Zeltinger Sonnenuhr 1931 pour la somme de 811,67 Reichsmarks, ainsi que d’importantes quantités de Schloss Johannisberger et de Marcobrunner du millésime 1929. Adenauer savait profiter de ce qui était bon, même lorsque les temps étaient sombres.

 

Au service de la négociation

De nombreuses anecdotes le montrent : Adenauer n’était pas seulement un amateur de vin discipliné – l’ivresse lui était en horreur –, il savait aussi tirer parti des vertus communicatives d’un grand cru, de l’effet qu’une bouteille choisie avec soin peut produire sur son interlocuteur – sans qu’il soit pour autant besoin d’un mot. Le « vieux renard » sut manier cette arme avec précision et intelligence – jusque dans la plus haute diplomatie.

Un exemple parmi les plus marquants est son voyage à Moscou en 1955. L’objectif, on le sait, était d’établir des relations diplomatiques avec l’URSS et de rapatrier les derniers prisonniers de guerre allemands. Le chancelier et le ministre des Affaires étrangères, Heinrich von Brentano, s’y rendirent à bord d’avions de la Lufthansa, tandis que la délégation de Bonn, elle, prit le train – avec dans ses bagages : deux limousines Mercedes 300 pour traverser la Place Rouge jusqu’au Kremlin, ainsi que des vins d’exception choisis personnellement par le chancelier : un Bernkasteler Doctor Spätlese des années 1950, un Kiedricher Gräfenberg Auslese de 1953 et un millésime de vin mousseux de la Hohen Domkirche de Trèves de 1951. Une partie de ces vins fut servie à Khrouchtchev, Boulanine et Molotov durant la phase ultime des négociations. Adenauer savait que ses interlocuteurs connaissaient très bien le prestige de ces crus.

Le vin avait aussi ceci de bon qu’il permettait de flatter les vanités des uns et des autres. Ainsi, après les premières élections fédérales de 1949, Adenauer invita chez lui les dirigeants de la CDU/CSU. Il s’agissait alors de déterminer qui, parmi eux, allait devenir chancelier fédéral. Les mets étaient succulents, les vins de qualité, les discussions s’éternisaient. Adenauer ouvrit alors sa cave privée et en « sortit le meilleur du meilleur : des Spätlesen et des Auslesen, des vins comme je n’en avais jamais encore jamais bu », confia plus tard Franz Josef Strauß. C’est le moment que le septuagénaire choisit pour mentionner, en passant, que son médecin n’aurait rien contre le fait qu’il assume pour deux ans la fonction de chancelier. La perspective d’un mandat limité dans le temps facilita l’adhésion des invités. Personne ne pouvait alors imaginer qu’il resterait ensuite quatorze années à la chancellerie.

 

Vous prendrez bien un verre, Monsieur le Général ?

Adenauer n’hésita pas non plus à utiliser cette « arme » lors d’une rencontre avec les ministres-présidents des Länder. Le ministre-président Kai-Uwe von Hassel (Schleswig-Holstein) raconta plus tard comment le chancelier s’y était pris. Un vin ordinaire fut d’abord servi. Adenauer le commenta en ces termes : « Ce vin n’est pas particulièrement bon. » Lorsque le second fut amené à table, il déclara : « Il existe de meilleurs vins. » Au troisième vin, il s’adressa à son secrétaire d’État avec une indignation feinte : « Vous semblez avoir oublié que les ministres-présidents sont nos invités ! » Ce n’est qu’alors que les crus les plus fins furent débouchés – chacun se sentit flatté.

 

Konrad Adenauer et Charles de Gaulle dans le jardin de la résidence de l’ambassadeur de France à Bonn, château Ernich, 5 juillet 1963 (Copyright: Wikimedia Commons)
Konrad Adenauer et Charles de Gaulle dans le jardin de la résidence de l’ambassadeur de France à Bonn, château Ernich, 5 juillet 1963 (Copyright: Wikimedia Commons)

 

Le 8 juillet 1962, Charles de Gaulle et Konrad Adenauer célébrèrent la messe de la réconciliation franco-allemande dans la cathédrale de Reims. Les jours précédents, le chancelier avait fait étape à plusieurs endroits. À Bordeaux, il visita notamment le Château Margaux où l’on apprécia ses connaissances approfondies en matière de vin. Pour le dîner officiel à Paris, il apporta six bouteilles de vin de glace de sa cave personnelle. « Monsieur le Général, vous devez goûter ce vin », dit-il à de Gaulle, prenant la bouteille des mains du sommelier pour en verser lui-même un verre au président.

 

Les vignerons mosellans vivent plus longtemps

Ce sont ces petits gestes – une transgression du protocole à la fois ciblée et parfaitement dosée – que les gens remarquent et racontent ensuite. Ils restent gravés dans les esprits et exercent leur effet bien au-delà de l’instant. Et pour ce qui est de cela, Adenauer avait l’art et la manière. Son « arme » favorite : le Möselchen ainsi qu’il appelait le Riesling de Moselle.

 

Vue sur les vignobles de la vallée de la Moselle, Bernkastel-Kues, Rhénanie-Palatinat (Copyright: Alamy)
Vue sur les vignobles de la vallée de la Moselle, Bernkastel-Kues, Rhénanie-Palatinat (Copyright: Alamy)

 

Quiconque parcourt les factures et inventaires de la maison Adenauer s’en rendra vite compte : le chancelier était un grand amateur du Möselchen. Le journaliste de Bonn Walter Henkels rapporta qu’Adenauer lui aurait dit un jour : « Un Möselchen stimule l’appétit, vivifie le sentiment de vie, favorise l’activité intellectuelle, procure du bien-être et met le métabolisme en mouvement. » Et lorsqu’un médecin conseilla à un amateur de vins de la Moselle de ralentir sa consommation du fait de ses valeurs hépatiques et rénales, Adenauer aurait répondu sobrement : « Qu’il regarde donc l’âge de son chancelier fédéral – et d’ailleurs : il y a plus de vieux vignerons de la Moselle que de vieux médecins. »

 

Ce texte a été publié pour la première fois dans le magazine falstaff du mois de mai 2025. Il est également accessible en ligne et en version intégrale.  

 

L’auteure

Romana Echensperger (Copyright: falstaff)
Romana Echensperger (Copyright: falstaff)

Romana Echensperger a travaillé pendant plus de dix ans comme chef sommelière dans la haute gastronomie allemande. Elle a notamment été chef sommelière au restaurant « Vendôme » près de Bergisch Gladbach, distingué de trois étoiles au Guide Michelin. En 2015, elle a réussi les examens de Master of Wine à Londres. Dans le monde, seules 421 personnes peuvent porter ce titre prestigieux. Romana Echensperger est indépendante et active dans de nombreux domaines du secteur viticole. Depuis octobre 2024, elle est membre de l’équipe de la rédaction en chef de falstaff.

 

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