Défense
« Il est impossible de mettre en œuvre de tels programmes avec la France »

Défense « Il est impossible de mettre en œuvre de tels programmes avec la France »
  • Publiénovembre 27, 2025
Maquette à l’échelle 1:1 du futur système de combat aérien FCAS, Le Bourget, 2019 (Copyright: Wikimedia Commons)
Maquette à l’échelle 1:1 du futur système de combat aérien FCAS, Le Bourget, 2019 (Copyright: Wikimedia Commons)

La Bundeswehr a célébré il y a quelques jours son 70ème anniversaire. À cette occasion, dokdoc a parlé avec Sönke Neitzel de la situation de la Bundeswehr, des réformes et investissements en cours, des grands projets franco-allemands ainsi que du potentiel de l’Europe en matière de défense.

 

dokdoc : Le chef d’état-major des armées, Fabien Mandon, a fait sensation la semaine dernière lorsqu’il a déclaré : « Si notre pays flanche, parce qu’il n’est pas prêt à accepter de perdre ses enfants – parce qu’il faut dire les choses –, de souffrir économiquement – parce que les priorités iront à de la production de défense, par exemple –, si on n’est pas prêt à ça, alors on est en risque » Quel regard portez-vous sur son discours?

 

Neitzel : Ce sont des paroles très fortes qui montrent que le chef d’état-major est conscient de la responsabilité qui incombe à la France. Il reconnaît également que des soldats français pourraient être amenés à combattre sur le flanc oriental de l’OTAN. Or, combattre signifie aussi prendre le risque de perdre la vie – une guerre entraîne toujours des pertes. C’est exactement ce que je ne cesse de répéter ici en Allemagne : chacune des décisions que nous prenons pourrait être payée du sang de nos soldats. Alors oui, je partage pleinement la déclaration du chef d’état-major Mandon.

 

dokdoc : Dans son livre « Zeiten ohne Wende », Christian Schweppe affirme que l’Allemagne est, dans de nombreux domaines, encore incapable de se défendre. Partagez-vous cette évaluation ? Les choses ont-elles évolué depuis l’arrivée au pouvoir de Friedrich Merz ?

 

Neitzel : Les choses sont en train de changer. L’élément le plus important est bien sûr l’argent : l’Allemagne dispose désormais de moyens conséquents – supérieurs à ceux de la France ou du Royaume-Uni. Mais la question centrale demeure : à partir de quoi peut‑on mesurer le chemin parcouru par l’Allemagne ? Faut‑il prendre en considération le point de départ ou bien sa capacité de combat actuelle ?

 

dokdoc : Vous faites souvent référence au passé pour analyser le présent et proposer des réformes susceptibles de doter l’Allemagne d’une armée « apte au combat ». Je pense en premier lieu à Gerhard von Scharnhorst. Pouvez-vous nous expliquer ce que la Bundeswehr peut aujourd’hui apprendre de ce général prussien ?

 

Neitzel : En Allemagne, la situation diffère de celle que vous connaissez en France : la Bundeswehr a connu soixante-dix ans de paix et n’a jamais réellement combattu. Il n’y a pas eu de guerre d’Algérie ni d’autres opérations où les forces armées auraient été véritablement engagées – à l’exception de deux années en Afghanistan, mais cela est resté très limité. Cette longue période de paix, combinée à l’abrogation du service militaire obligatoire, a conduit à une bureaucratisation excessive de la Bundeswehr. Aujourd’hui, plus de la moitié des soldats sont affectés aux états-majors, aux administrations ou à d’autres services. Cela doit changer de toute urgence. L’exemple de Scharnhorst montre comment de telles transformations peuvent réussir. Scharnhorst, qui avait beaucoup appris des Français durant les guerres de libération, échoua dans un premier temps à restructurer l’armée en profondeur. Ce n’est qu’après la défaite d’Iéna qu’il put mettre en œuvre d’importantes réformes. Aujourd’hui encore, ses idées demeurent pertinentes : Scharnhorst pensait en dehors des structures existantes et aspirait à de véritables changements. Si nous voulons redevenir opérationnels, nous devons, nous aussi, apprendre à nous adapter rapidement. Les réformes ne doivent pas rester confinées au cadre actuel – c’est l’ensemble du système qu’il faut remettre en question. Toutefois, ni la Bundeswehr ni la classe politique allemande ne sont encore prêtes à franchir ce pas.

 

Gerhard von Scharnhorst, tableau de Friedrich Bury, avant 1813 (Copyright: Wikimedia Commons)
Gerhard von Scharnhorst, tableau de Friedrich Bury, avant 1813 (Copyright: Wikimedia Commons)

 

dokdoc : Pendant la campagne électorale, Friedrich Merz a promis de faire de la Bundeswehr « la plus puissante armée conventionnelle d’Europe ». D’énormes moyens financiers ont été depuis votés. Ces investissements sont-ils à votre avis suffisants ?

 

Neitzel : Je crois qu’un budget de défense de 3,5 % devrait être suffisant. Le problème ne réside cependant pas dans le montant, mais dans l’efficacité : sans réformes, cet argent sera gaspillé. Depuis 2022, je n’ai de cesse d’appeler à une modernisation en profondeur de la Bundeswehr – la Cour des comptes fédérale en a d’ailleurs également souligné la nécessité en mai dernier. De tels rapports ont malheureusement peu d’effet au Bundestag. Nous sommes pris au piège d’une culture politique et administrative qui essaie surtout de « compenser (ses lacunes) avec de l’argent ». Boris Pistorius a néanmoins annoncé vouloir présenter un plan de réforme d’ici Pâques – mais il est ministre depuis trois ans. Pourquoi seulement maintenant ? D’ailleurs, ce plan ne concernera qu’un seul domaine : l’armement. Le personnel, les effectifs et la culture organisationnelle – des facteurs qui influencent de manière décisive toute innovation – resteront hors du champ de la réforme.

 

dokdoc : « Quand je vois certains pays qui accroissent leurs dépenses de défense pour acheter massivement du non européen, je leur dis simplement : ‘Vous préparez vos problèmes de demain !’ », prévenait Emmanuel Macron en mai 2023. Qui profite actuellement de la hausse des dépenses de défense en Europe ?

 

Neitzel : Quand Macron parle d’« acheter européen », il veut en réalité dire : acheter français. La France défend ses intérêts et pare sa politique d’un vernis européen. C’est un problème fondamental car la France se voit en quelque sorte comme les « États-Unis de l’Europe » – ce qui ne manque pas de susciter de vives réactions chez nombre de ses partenaires. C’est pourquoi je considère qu’il est nécessaire d’abandonner certains grands projets : il est tout simplement impossible de mettre en œuvre de tels programmes avec la France. La coopération peut fonctionner avec d’autres pays européens, mais pas de cette manière avec la France. Un exemple est l’hélicoptère Tigre – un désastre ! On continue pourtant de lancer de tels projets, pour des raisons politiques. Une coopération avec la France peut être envisageable dans des domaines plus restreints, par exemple pour les missiles. Mais pour les grands projets d’armement, elle est de mon point de vue irréalisable. La France veut absolument maintenir de tels programmes – mais sous cette forme, cela ne fonctionnera pas.

 

 

Le président de la République, Emmanuel Macron, au Forum Globsec à Bratislava, le 31 mai 2023. (Copyright: Alamy)
Le président de la République, Emmanuel Macron, au Forum Globsec à Bratislava, le 31 mai 2023. (Copyright: Alamy)

 

dokdoc : Oui, mais sur le fond, le président français voulait dire autre chose.dokdoc: Ja aber im Kern wollte der französische Staatspräsident auf etwas anderes hinweisen.

 

Neitzel : On peut aussi le lire ainsi : Macron a voulu mettre le doigt sur un problème bien réel. Depuis des décennies, les Européens parlent de créer un marché européen commun de l’armement – mais pratiquement rien ne se fait. Tout le monde parle d’Europe, mais chacun poursuit ses intérêts nationaux. Il serait nécessaire de créer quelque chose comme un « Airbus militaire » : une entreprise européenne commune pour les technologies militaires de pointe, capable de rendre l’union compétitive face aux États-Unis – comme cela a réussi dans le secteur civil. De tels projets n’existent cependant toujours pas.

 

dokdoc : La stratégie de sécurité de l’Allemagne publiée en 2023 insiste sur le rôle du pays en tant que « plateforme logistique » de l’OTAN. Dans quel état les infrastructures civiles allemandes sont-elles aujourd’hui ?

 

Neitzel : Les infrastructures allemandes ont été négligées pendant des décennies. Des investissements importants ont certes été votés mais leurs effets ne se feront sentir qu’à long terme – dans certains cas, dans plusieurs décennies. Si nous devions aujourd’hui déplacer d’importantes troupes de l’ouest vers l’est, nous serions confrontés à d’énormes difficultés, notamment parce qu’il n’existe pas de « Schengen militaire » en Europe et que, dans certains pays, le passage de troupes doit encore être déclaré 45 jours à l’avance. Des travaux sont en cours pour accélérer ces procédures. Mais le chemin reste long – pour l’Allemagne comme pour l’ensemble de l’Europe. Le niveau de la Guerre froide est encore loin d’être atteint. En Allemagne, les problèmes sont connus. Mais, contrairement à la France, nous sommes un État fédéral, avec toutes les difficultés que cela implique. Certains Länder coopèrent étroitement avec la Bundeswehr, d’autres moins ; les priorités divergent. En cas de guerre, nous ferions face à d’énormes défis.

 

dokdoc : L’Allemagne peut-elle, à l’heure actuelle, remplir ses devoirs d’assistance envers ses alliés ?

 

Neitzel : Oui et non – tout dépend de ce que l’on entend par là. L’Allemagne dispose de huit brigades, des Eurofighters, d’une marine – et ces forces sont, en principe, capables de combattre. Ce qui est déterminant, cependant, c’est le scénario. En cas de conflit, la Bundeswehr serait par exemple tout à fait capable d’envoyer la 37ème brigade de grenadiers blindés sur le flanc oriental. Cette unité est entraînée, bien équipée et opérationnelle. Face à 5 000 soldats russes, l’Allemagne pourrait faire face. Même contre 100.000 soldats, la situation resterait maîtrisable – à condition que l’OTAN la soutienne. Mais d’un autre côté, chacun le sait, la Bundeswehr a des lacunes très importantes. Si une guerre venait à éclater, cela lui coûterait de nombreuses vies. En résumé : la Bundeswehr est opérationnelle mais sa capacité réelle varie fortement selon le scénario.

 

Mise en service de la 45e brigade blindée allemande “Lituanie” le 22 mai 2025 à Vilnius (Copyright: Alamy)
Mise en service de la 45e brigade blindée allemande “Lituanie” le 22 mai 2025 à Vilnius (Copyright: Alamy)

 

dokdoc : Les forces armées françaises sont elles aussi confrontées à des défis importants qui, au mieux, ne pourront être relevés que très lentement. Qu’est-ce qui vous rend malgré tout optimiste lorsque vous regardez l’Europe ?

 

Neitzel : L’Europe a un énorme potentiel. Nous sommes 500 millions d’habitants et disposons d’une grande puissance économique. Si nos élites prenaient les décisions qui s’imposent, par exemple en matière d’armement, l’Europe pourrait mobiliser une force et une capacité d’innovation considérables. Tous les acteurs devraient être prêts à faire des sacrifices – Allemands, Français, Italiens, Britanniques. C’est le seul moyen de progresser. Le potentiel est là. Il appartient maintenant nos gouvernements d’avoir le courage de le mettre en œuvre.

 

dokdoc : Monsieur Neitzel, je vous remercie pour cet entretien.

 

Notre invité

Sönke Neitzel (Copyright: Kai Bublitz)
Sönke Neitzel (Copyright: Kai Bublitz)

Sönke Neitzel est professeur d’histoire militaire et d’histoire culturelle de la violence à l’Institut historique de l’Université de Potsdam. Il occupe aujourd’hui la seule chaire d’histoire militaire existant en Allemagne. Ses axes de recherche incluent l’histoire militaire et de la violence à l’époque moderne, l’histoire internationale des XIX et XXᵉ siècles ainsi que l’histoire de la Bundeswehr dans un contexte international. .

 

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