Alternative für Deutschland :
Entre « normalisation » et radicalisation

Au plus haut dans les sondages, l’AfD mise aujourd’hui sur une double stratégie en vue des prochaines élections régionales.
Le développement des partis d’extrême droite dans le paysage politique européen est souvent décrit à l’aide de deux notions concurrentes : d’un côté, « mainstreaming » (« normalisation »), de l’autre, radicalisation. Des partis tels que le Rassemblement national (RN) ou Fratelli d’Italia semblent s’inscrire dans une stratégie de normalisation, tandis que le Freiheitliche Partei Österreichs (FPÖ) paraît engagé dans un processus de radicalisation. Il est particulièrement frappant que ces deux termes soient désormais employés pour analyser l’évolution de l’Alternative für Deutschland (AfD). Notre article se propose d’analyser la double stratégie du parti et d’en examiner l’impact dans une logique à la fois géographique et temporelle.
Tactiques électorales, parlementaires et légales
Pour qu’un parti d’extrême droite soit « normalisé », il est essentiel que ses positions apparaissent aussi ordinaires que possible. Cela implique une auto-désactivation programmatique. L’AfD semble à cet égard poursuivre un triple objectif :
– au plan électoral, il s’agit de maximiser le nombre de voix. Les problèmes « classiques » des partis d’extrême droite tels que le « gender gap » doivent être résolus, du moins en partie. C’est ce qu’a par exemple réussi à faire le RN lors des dernières élections présidentielle et législatives.
– au niveau parlementaire et gouvernemental, il s’agit de signaler être disposé à former des coalitions ou, à tout le moins, à coopérer de manière préliminaire. Un point d’entrée se situe au niveau municipal où des coopérations partielles ont déjà lieu depuis longtemps, fragilisant le cordon sanitaire contre l’AfD, en allemand « Brandmauer ».

– enfin, il faut rappeler que la Loi fondamentale donne la possibilité à la Cour constitutionnelle de Karlsruhe d’interdire un parti, ce qui, du reste, a déjà eu lieu par le passé.
Cette interdiction peut être initiée soit par une majorité au parlement (Bundestag ou Bundesrat), soit par une décision du gouvernement fédéral. Une nouvelle dynamique est apparue après que l’AfD a été classée comme « organisation d’extrême droite avérée » (« gesichert rechtsextreme Organisation ») par l’Office fédéral de protection de la Loi fondamentale (2025). La SPD réclame désormais le lancement d’une procédure d’interdiction. En adoptant un ton plus modéré, l’AfD pourrait chercher à réduire ses vulnérabilités. Une discussion stratégique est actuellement en cours au sein même du parti.
La politique municipale comme porte d’entrée
La politique municipale est un domaine où la « normalisation » de l’AfD est particulièrement avancée. Cela s’explique par le faible degré de politisation locale ainsi que par le pragmatisme dont le parti fait preuve dans les conseils municipaux. En 2023, l’AfD a remporté ses premières fonctions exécutives locales, notamment le poste de Landrat à Sonneberg en Thuringe (Robert Sesselmann) et celui de maire de Raguhn-Jeßnitz en Saxe-Anhalt (Hannes Loth). Selon les médias, ces élus ont adopté une approche pragmatique face aux problèmes de leur commune, l’idéologie d’extrême droite ne jouant qu’un rôle secondaire.
Sur le plan programmatique, « normalisation » signifie éloignement des positions extrémistes ou racistes. Marine Le Pen en a déjà fait la démonstration. Les Démocrates de Suède (Sverigedemokraterna, SD) ont, de leur côté, révisé leur manifeste et se sont déclarés opposés à l’extrémisme de droite. S’agissant du personnel politique, des femmes peuvent accéder à la tête du parti, illustrant ce que l’on appelle la « représentation descriptive stratégique ». Des dirigeantes comme Giorgia Meloni (Fratelli d’Italia) exploitent les stéréotypes liés à la question du genre à des fins électorales. L’AfD a également misé sur des femmes dès ses débuts : Frauke Petry (2013-2017) d’abord, Alice Weidel ensuite (2021).

Enfin, la déradicalisation peut également passer par une « rupture » avec des partis amis d’extrême droite. Un exemple en est l’exclusion de l’AfD du groupe « Identité et Démocratie » au Parlement européen avant les élections européennes de juin 2024.
Image publique et réalité interne
La radicalisation de l’AfD, soutenue par ses fédérations d’Allemagne de l’Est, progresse rapidement : les services de protection de la Constitution des Länder du Brandebourg, de Saxe, de Saxe-Anhalt et de Thuringe ont tous classé ces fédérations comme des « organisations manifestement d’extrême droite » (« nachweislich rechtsextremistische Organisation »). Le président du parti en Thuringe, Björn Höcke, a été poursuivi et condamné à plusieurs reprises pour des déclarations extrémistes. Début 2024, une enquête du réseau d’investigation Correctiv a d’ailleurs révélé des « plans de remigration » émanant de l’entourage de l’AfD et impliquant des membres du parti.

L’AfD cherche à être reconnue comme partenaire de coalition par la CDU. Certaines déclarations récentes de ses dirigeants, Alice Weidel et Tino Chrupalla, en témoignent de manière éclatante. Toutefois, l’image publique du parti ne reflète pas nécessairement la radicalisation qui demeure, plus ou moins visible, dans la coulisse. La référence idéologique centrale de l’AfD reste l’extrémisme de droite ethno-nationaliste, avec tout ce que cela implique en termes d’exclusion et de rejet de la démocratie libérale. Aucune stratégie de camouflage ne peut modifier cette réalité.
Deux stratégies différentes ?
À court terme, il faudra observer si l’AfD maintiendra cette politique, entre « normalisation » et radicalisation ou si elle choisira une orientation stratégique claire. Il est peu probable que ce soit le cas en Allemagne de l’Est, cette « simultanéité » étant considérée comme l’un des principaux vecteurs de succès. Le soutien électoral y est en effet plus élevé que dans la partie ouest du pays – du moins en pourcentage. De plus, le spectre traditionnellement plus large de l’extrême droite en Allemagne de l’Est est désormais largement associé à l’AfD, ce qui n’avait jamais été le cas pour aucun autre parti d’extrême droite. À l’Ouest, le potentiel électoral de l’AfD n’est peut-être pas encore pleinement exploité. Pour y remédier, le parti devra probablement miser davantage sur la « normalisation ».
L’auteur

Benjamin Höhne est depuis avril 2024 professeur à l’Université technique de Chemnitz. Spécialisé dans les partis politiques, la participation, la représentation ainsi que le populisme, les questions de genre et de diversité, il est lauréat du prix scientifique du Bundestag allemand (2015). Il assure par ailleurs des activités de conseil et est engagé dans le domaine de l’éducation civique.
