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Triangle de Weimar

Un triangle de Weimar sans courroie de transmission ?

Monika Sus, Landry Charrier, Hans-Dieter Heumann

Sommet du Triangle de Weimar à l'Élysée, 12 juin 2023 (Copyright Imago/ABACAPRESS)

16 juin 2023

Les prochaines élections législatives polonaises se dérouleront à l’automne. L’issue du
scrutin sera décisive pour l’avenir de l’Union européenne. dokdoc en a parlé avec
Monika Sus, Landry Charrier et Hans-Dieter Heumann.

dokdoc : Au cours des dernières semaines, le Premier ministre polonais, Mateusz Morawiecki, s’est souvent présenté comme le contre-modèle d’Emmanuel Macron et Olaf Scholz. Que veut aujourd’hui la Pologne pour l’Europe ?

Monika Sus : Mateusz Morawiecki plaide pour une Europe des Etats-Nations et en cela, la position du gouvernement polonais diverge grandement de la position française ou allemande. Le Premier ministre polonais n’est pas favorable à un renforcement des institutions. Il refuse la règle de la majorité en matière de politique étrangère et de sécurité : le droit de véto constitue pour lui une soupape de sécurité qui protège d’une mise sous tutelle de Bruxelles. 

Monika Sus (© Monika Sus)

dokdoc : Mme Sus, de telles demandes n’ont rien de nouveau. Dans le contexte de la guerre en Ukraine et des élections législatives de l’automne, elles semblent toutefois s’être durcies. Sont-elles partagées par d’autres pays ? Pensez-vous qu’elles puissent rassembler ?   

Monika Sus : Les propositions de M. Morawiecki présentent des similitudes avec celles d’autres partis de la droite conservatrice en Europe. Ces derniers progressent d’ailleurs dans de nombreux pays depuis au moins dix ans, dernièrement en Espagne, mais aussi en France, en Allemagne ou en Italie. Disons les choses clairement : ces partis expriment l’opinion de nombreux citoyens. Ignorer la peur qu’ils ressentent quant à l’approfondissement de l’intégration européenne n’apportera pas plus d’Europe. Au contraire ! Alors que nous avons aujourd’hui besoin de plus d’unité ! Je vois beaucoup de possibilités de coopération et je pense qu’il est possible d’élaborer des compromis thématiques, même avec les pays qui ont des gouvernements conservateurs.

dokdoc : M. Heumann, partagez-vous cet avis ? Pensez-vous que l’Allemagne et la France font fausse route en demandant plus d’Europe ? 

Hans-Dieter Heumann : Non. L’Allemagne et la France sont d’accord sur le fait que la souveraineté européenne constitue une nécessité, contrairement à la Pologne qui prône, elle, une politique de déconstruction et d’alignement maximal sur les Etats-Unis. La Chancelière allemande, Angela Merkel, a été la première à encourager les Européens à prendre leur destin en main, avant même le discours de la Sorbonne (septembre 2017). Avec la guerre en Ukraine, l’Europe et les Etats-Unis ont certes renoué des liens étroits. Toutefois, si l’on regarde l’avenir d’un point de vue stratégique, il apparaît clairement que la priorité des Etats-Unis se situe en Asie. En outre, nous ne savons pas quelle administration sera aux commandes après les élections de 2024.

dokdoc : M. Charrier, les relations franco-polonaise semblent au plus bas. Quel regard porte-t-on en France sur Varsovie ?

Landry Charrier : Les relations franco-polonaises ne sont certes pas aussi compliquées que celles entre l’Allemagne et la Pologne. Elles sont toutefois loin d’être simples. Il y a bien eu des initiatives bilatérales importantes ici et là, comme par exemple récemment en matière de nucléaire. Mais cela en est resté là. Pourquoi ? A cause de la violation par la Pologne des principes de l’État de droit. Emmanuel Macron n’a cessé depuis 2017 de critiquer le gouvernement PiS à ce sujet. Lorsque Mateusz Morawiecki l’a attaqué en avril 2022 sur ses entretiens téléphoniques avec Vladimir Poutine, le président français l’a accusé d’« antisémite d’extrême droite anti-LGBT ». Depuis, le dialogue est très compliqué. La Pologne ne semble de toute façon pas intéressée par une coopération plus étroite avec la France. Et lorsqu’elle en exprime le souhait, c’est souvent pour semer la zizanie entre la France et l’Allemagne. On se souviendra à cet endroit de l’offensive de charme lancée par le Ministre des Affaires étrangères polonais Zbigniew Rau en mars dans Le Figaro.

Hans-Dieter Heumann (© Hans-Dieter Heumann)

dokdoc : L’ancien ministre des Affaires étrangères polonais Bronislaw Geremek (1997-2000) a parlé du Triangle de Weimar comme d’un « instrument politique intelligent ». Quel rôle peut-il jouer dans le contexte présent ?

Hans-Dieter Heumann : Comment le Triangle de Weimar peut-il jouer un tel rôle si l’un de ses membres s’oppose à ses partenaires sur des aspects fondamentaux de la politique européenne ? La politique étrangère polonaise est tout entière sous le coup de la politique intérieure. Ce n’est pas la meilleure condition pour revendiquer une place de premier plan en Europe. La guerre en Ukraine montre que les pays d’Europe centrale et orientale sont appelés à jouer un rôle beaucoup plus important. L’Allemagne et la France devront en tenir compte.

Landry Charrier : Les enjeux de politique intérieure tiennent également une place importante en France. Il faut bien garder cela à l’esprit. Les contacts étroits que Marine Le Pen entretient avec le chef du gouvernement polonais sont une épine dans le pied d’Emmanuel Macron. Le fait que Mateusz Morawiecki l’ait soutenue lors de la campagne présidentielle n’a pas amélioré ses relations avec le président français. Tout bien considéré, je ne suis pas très confiant en ce qui concerne le Triangle de Weimar, du moins aussi longtemps qu’un gouvernement issu de partis pro-européens et libéraux n’aura pas remplacé l’actuel.

dokdoc : Malgré leurs différences notables, les trois pays sont d’accord sur un point : l’Europe centrale et orientale doit être davantage impliquée dans l’élaboration d’un agenda européen commun.  

Monika Sus : C’est juste. La politique totalement erronée de la France et de l’Allemagne vis-à-vis de la Russie – l’Ukraine en fait aujourd’hui les frais –, a montré qu’il était grand temps de renforcer l’intégration des pays d’Europe centrale et orientale de même que celle des Etats baltes. Le tandem franco-allemand a joué un rôle important, et les deux pays restent bien entendu au cœur du processus d’intégration européenne. Mais il est maintenant important de créer une nouvelle constellation au sein de l’UE, une constellation qui soit plus représentative et qui prenne mieux en compte les intérêts des différentes parties de l’Europe. 

dokdoc : Monsieur Heumann, continuons sur ce point. Zbigniew Rau a déclaré le 17 mars que « l’Ukraine paie aujourd’hui de son sang le prix de la cupidité allemande ». Le ministre polonais des Affaires étrangères est-il allé trop loin ?

Hans-Dieter Heumann : On nuit à sa propre cause lorsque l’on amplifie la polémique. L’Allemagne a tiré les leçons de ses erreurs. L’une d’entre elles a été de ne pas avoir reconnu la portée stratégique de sa dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie. Mais aujourd’hui, celle-ci a été pratiquement réduite à zéro. 

Landry Charrier (© Landry Charrier)

Dokdoc : Monsieur Charrier, on a souvent affirmé ces derniers temps que le centre de gravité de l’Europe se déplaçait vers l’est. Cette thèse est-t-elle pertinente ?

Landry Charrier : Du fait de sa situation géographique, la Pologne joue un rôle de premier plan depuis le début de l’agression russe – et ce, à bien des égards. Mais affirmer que le centre de gravité de l’Europe s’est déplacé est à mon avis réducteur. La guerre a conduit à un rétrécissement de notre champ focal. L’Ukraine n’est pas le seul foyer d’incendie, il y a le feu dans de nombreux autres coins de la planète. Emmanuel Macron est l’un des rares dirigeants européens à le rappeler régulièrement. Dans son discours de Strasbourg le 9 mai dernier, le chancelier Scholz est allé dans le même sens et a appelé l’UE à adopter une perspective à 360 degrés. Mais sans souveraineté européenne, il ne sera pas possible de mener une politique à l’échelle mondiale. Et c’est là que l’Allemagne et la France ont un rôle à jouer. Il n’y a pas d’alternative. Au final, tout dépendra de la capacité des deux pays à entraîner l’Europe de l’Est avec eux. Cela inclut la Pologne.

© MEAE/Jonathan Sarago

Monika Sus : L’Europe centrale et orientale ne veut plus être « entraînée ». Je pense qu’une approche selon laquelle l’Allemagne et la France continueraient à être le seul moteur de l’intégration européenne, ne correspond pas à la réalité. Nous avons besoin d’une plus large coalition d’Etats à même de faire progresser l’Union. Seule une telle coalition sera en mesure de rassembler derrière elle une majorité de membres, à l’Est comme à l’Ouest. La présidence tchèque de l’UE en 2023, très réussie, ou le rôle très actif des Etats baltes montrent que cette région peut exercer une grande influence sur le processus d’intégration européenne.

dokdoc : Monsieur Heumann, en conclusion à cet entretien, je voudrais vous poser une question à laquelle il n’est certainement pas simple de répondre. Et maintenant, que faire ?  

Hans-Dieter Heumann : Une fois de plus, l’avenir de l’Union européenne dépendra de sa capacité à tirer les leçons des crises qu’elle traverse. La guerre en Ukraine a amené de nombreux Etats à exiger plus en matière de politique de sécurité. C’est un bon préalable pour donner à l’Europe la capacité d’agir. Mais, comme toujours dans l’histoire de l’intégration européenne, il nous faut un moteur pour que cette vision devienne réalité. L’Allemagne et la France ont beaucoup appris ces derniers mois. Les deux pays ont compris qu’ils avaient besoin pour cela d’une plus grande coalition, notamment des Etats d’Europe centrale et orientale. La Pologne a toute sa place à prendre dans ce processus.

Traduction : Linda Mansouri

Nos invités

Monika Sus est professeure invitée au Centre de recherche en sécurité internationale de la Hertie School (Berlin) et professeure à l’Académie des sciences de Varsovie.

Ancien ambassadeur d’Allemagne, Hans-Dieter Heumann a été président de la Bundesakademie für Sicherheitspolitik de 2011 à 2015. Il est aujourd‘hui chercheur associé au Center for Advanced Security, Strategic and Integration Studies (Université de Bonn).

Landry Charrier est membre associé de l’UMR Sorbonne – Identités, relations internationales et civilisations de l’Europe (Sorbonne, Paris), chercheur associé au Global Governance Institute (Bruxelles) ainsi qu‘au Center for Advanced Security, Strategic and Integration Studies (Université de Bonn). Il est également co-producteur du podcast Franko-viel et rédacteur en chef de la revue Dokumente.

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