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Extrémisme de droite

« Pour ne pas être elle-même considérée comme une extrémiste de droite »

Interview avec Nils Franke et Andreas Speit

Manifestation de l'AfD à Berlin, 08.10.2022 © Imago

25 octobre 2023

En 2024, on votera dans trois Bundesländer est-allemands. dokdoc a parlé avec deux spécialistes de l’extrémisme de droite des ambitions de l’AfD et de celles du sulfureux Björn Höcke, le chef du parti en Thuringe. L’interview aborde également la question des élections européennes et des relations que l’AfD entretient avec Marine Le Pen et le Rassemblement National.

dokdoc : lors des dernières élections régionales en Hesse et en Bavière, l’AfD a gagné un nombre considérable de voix. Pourquoi est-ce que maintenant, le parti atteint également de tels scores en Allemagne de l’Ouest ?

Andreas Speit : je relativiserais le terme « également ». En Allemagne, on a souvent tendance à se tourner vers l’Est quand on parle d’extrémisme de droite. J’en veux pour preuve les élections de 2016 dans trois Bundesländer : la Saxe-Anhalt, la Rhénanie-Palatinat et le Bade-Wurtemberg. En Saxe-Anhalt, l’AfD a obtenu 24,1% des voix, en Rhénanie-Palatinat environ 12% et en Bade-Wurtemberg 15,1%. Il est remarquable que tous les médias se soient alors tournés vers la Saxe-Anhalt. Si on avait regardé les chiffres d’un peu plus près, on aurait vu que l’AfD avait en fait obtenu plus de voix en Bade-Wurtemberg en raison de la plus grande densité de population. On peut encore remonter plus loin en arrière, jusqu’en 2001 : lors des élections municipales de Hambourg, le Parti Schill, un parti populiste de droite, a obtenu près de 20%, et ce dès sa première participation. Il est aussitôt entré au gouvernement. On aurait donc pu voir bien plus tôt que même dans des Bundesländer avec peu de chômage, de solides garde-fous sociaux et une qualité de vie élevée, il y a des gens qui sont prêts à voter à droite.

Nils Franke : cette évolution est due à plusieurs choses, d’abord, le problème de l’immigration. Ensuite, et c’est très important, le fait que l’AfD a cette fois réussi à mobiliser de nombreux nouveaux électeurs. Ce qui au final peut contribuer à penser que ces derniers sont allés voter en se disant : aujourd’hui, je vais voter pour la première fois, pour le l’AfD et donner une bonne leçon à Berlin.

Andreas Speit et Nils Franke, 19.10.2023 © Landry Charrier

Andreas Speit : et si maintenant on se tourne vers la Bavière et que l’on considère le parti Freie Wähler comme un parti de droite, alors on peut dire que 30% des électeurs ont voté très à droite. Et si ensuite, on ramène cela à la population, on constate alors que ça fait vraiment beaucoup de monde.

dokdoc : l’année prochaine, on votera dans trois Länder de l’Est de l’Allemagne : en Saxe, en Thuringe et dans le Brandebourg. Des sondages récents donnent l’AfD entre 32 et 35%. Êtes-vous inquiets ?

Andreas Speit : oui, beaucoup car au final, on pourrait avoir une constellation nouvelle qui constituerait alors un énorme défi pour les conservateurs. Il y a de plus en plus de discussions au sein de la CDU est-allemande concernant un possible arrangement avec l’AfD, et depuis déjà longtemps une certaine coordination avec la concurrence. La même chose est valable à l’Ouest. La digue est fragile. Et c’est bien ce qu’il y a de dramatique dans ces élections : si les milieux conservateurs sont prêts à coopérer avec l’AfD, alors nous assisterons à un glissement massif de l’électorat vers la droite.

Nils Franke : il y a tout lieu d’être inquiet. L’AfD n’a certes aucune chance d’exercer une quelconque influence politique à Leipzig, la plus grande ville d’Allemagne de l’Est. Par contre, le risque est réel dans de nombreux conseils municipaux de campagne.

dokddoc : est-ce que dans pareille situation la digue contre l’AfD pourra encore tenir ? Est-il encore possible de gouverner sans l’AfD ?

Andreas Speit : En Allemagne de l’Est, la CDU se trouve dans une situation délicate. En raison de ses positions, elle ne peut travailler avec le Parti de Gauche. La chose est différente pour ce qui des sociaux-démocrates et des Verts, en proie à de nombreuses luttes intestines. Mais il pourrait être difficile de former une majorité de gouvernement en raison de la faiblesse de la SPD. Par ailleurs, au sein de la CDU, rares sont ceux qui souhaitent s’allier aux Verts. À l’Est, la CDU entend néanmoins gouverner et d’un point de vue strictement comptable, l’AfD est un partenaire de coalition. Ne nous trompons pas : sur des sujets tel que la question du « genre », la « folie climatique », le modèle familial et l’immigration, les deux partis sont proches. En Thuringe, on se souvient que le chef du parti libéral au Landtag est devenu Ministre-président du Land avec les voix de la CDU et de l’AfD. La pression a ensuite conduit à sa démission, mais un tabou était tombé. Et ce, dans un Bundesland dans lequel dès 1930, le parti nazi avait accédé au gouvernement avec le soutien des conservateurs.

Björn Höcke félicite Thomas Kemmerich après son élection au poste de Ministre-président, 07.02.2020 © Wikimedia Commons

dokdoc : le chef de l’AfD en Thuringe, Björn Höcke, vise le poste de Ministre-président. Comment évaluez-vous ses chances ?

Nils Franke : Björn Höcke est un extrémiste de droite. En tant que tel, il ne peut assumer de fonctions exécutives. Il peut se porter candidat, être nommé par son parti mais avant qu’il n’endosse pareille fonction, sa fidélité à la constitution sera passée au crible. C’est la même procédure pour tout le monde et sur ce point, les choses sont très claires : Höcke ne remplit pas les critères. Et donc, pour répondre concrètement à la question : il ne pourra pas devenir Ministre-président. Ici, « le mécanisme de défense de la démocratie » – une idée centrale en Allemagne – fonctionne encore très bien.

dokdoc : quelles sont ses idées ?

Nils Franke : C’est très simple à expliquer à un public français : il représente un courant du nationalisme que l’on appelle « völkisch » : c’est le cœur de l‘idéologie national-socialiste.

dokdoc : Monsieur Franke, vous vous engagez depuis de nombreuses années contre l’extrémisme de droite, notamment en Saxe. Que peut-on faire aujourd’hui contre la montée en puissance de l’AfD ? Est-ce que l’on peut freiner cette tendance, atteindre les populations avec des programmes relevant de l’éducation à la citoyenneté ? Par la force des mots ?

Nils Franke : l’éducation à la citoyenneté, c’est incontestable, est un instrument extrêmement important dans mon engagement. Il est indispensable à la formation de la capacité de décision politique au sein de nos sociétés. C’est la raison pour laquelle on ne peut en faire l’économie. Au cours des dernières années, nous avons développé de multiples activités visant à consolider la démocratie dans de nombreuses parties du Land, en réaction, justement, à la montée en puissance de l’extrémisme de droite. Le constat est clair : les populations est-allemandes ont été mises à mal par les crises des dernières années. Elles sont épuisées. Aujourd’hui, nombreux sont ceux qui, à l’Est, ont le sentiment d’être inférieurs à l’Allemagne de l’Ouest. À la campagne, les gens sont totalement livrés à eux-mêmes parce que la politique économique telle qu’elle a été pratiquée depuis la Réunification n’a pas fonctionné comme on l’avait imaginé, notamment celle de la CDU.

Andreas Speit : Höcke insinue qu’il a grandi à l’Est et qu’il a tout vu. Dans un discours qu’il a donné cette année à l’occasion de la Journée de la Réunification, il a dit de façon très explicite : s’il devait choisir, il opterait pour l’Est, contre l’Ouest, contre « l‘impérialisme arc-en-ciel », contre l‘émancipation, contre le libéralisme, contre l’individualisme. Il voit également cette ligne chez Poutine et Trump. Il y a dans cette position, un anti-occidentalisme qui nie la promesse de liberté, d’égalité et de fraternité faite par la Révolution française.

dokdoc : changeons d’échelon. Quelles sont les ambitions de l’AfD au plan européen ?

© Andreas Speit

Andreas Speit : lors du dernier congrès de l‘AfD, il a été question de la stratégie européenne du parti. Höcke a une nouvelle fois défié la chronique avec cette phrase : « Il faut que l’UE meure pour que l’Europe puisse vivre ». Ça rappelle une expression célèbre de l’époque nazie. Höcke l’a prononcée sciemment. Les déclarations du candidat de Hambourg, Michael Schumann, ont également attiré l’attention. Il s’est approprié un des slogans des activistes climatiques « Die letzte Generation » et a affirmé qu’il était de la dernière génération, la seule capable d’arrêter le « grand remplacement ». Suite à quoi, il a appelé à la mise en place de programmes de rapatriement. Cette radicalité, que l’on sent monter à l’approche de la campagne électorale, montre clairement la capacité de nuisance qui sera celle du parti lorsqu’il entrera au Parlement européen en 2024 !

dokdoc : on sait peu de choses des relations entre l’AfD et le RN. Tous deux sont pourtant membres, au niveau européen, de la fraction « Identité et Démocratie ». Pouvez-vous nous en dire plus ?

Andreas Speit : lors de son dernier congrès, l’AfD a décidé vouloir intégrer la fraction « Identité et démocratie ». Certains étaient sceptiques. D’autres ont reproché à la direction fédérale qu’elle devenait ainsi partie intégrante du parlementarisme européen. On retiendra également que l’AfD a décrété vouloir le dexit alors même qu’elle voit très bien le chaos qui résulte du brexit.

© Nils Franke

Nils Franke : les deux partis coopèrent au niveau des idées, notamment pour ce qui est de leur stratégie de normalisation. En France, celle-ci a été lancée beaucoup plus tôt. L’AfD s’en est inspiré.

dokdoc : et pourquoi est-ce que Marine Le Pen ne se montre-t-elle jamais aux côtés de l’AfD ?

Andreas Speit : je suis certain qu’elle connait les discussions très dures qui ont actuellement lieu en Allemagne : l’AfD doit-elle être classée parti d’extrême-droite ? Cela signifierait qu’il serait ensuite interdit. Ça pourrait nuire à l’image qu’elle s’est construite. Je me souviens par ailleurs d’une interview de 2013, dans le magazine Cicero. On lui avait alors demandé quelle relation elle entretenait avec la NPD au Parlement européen. Elle avait répondu avec insistance que le NPD, c’est « l’‘extrême-droite », avant d’ajouter : « pas nous ». On ne peut déjà plus parler de message subliminal : Marine le Pen montre du doigt d‘autres extrémistes de droite pour ne pas être considérée elle-même comme une extrémiste de droite. C’est ce qui pourrait motiver ses réticences à l‘égard de l’AfD.

dokdoc : Monsieur Franke, Monsieur Speit, je vous remercie pour cette interview.

Interview : Landry Charrier

Nos invités

Nils Franke est historien et directeur du bureau scientifique de Leipzig. Ses domaines de recherche sont l’histoire du national-socialisme, l’histoire de la protection de la nature et de l’environnement et la prévention de l’extrémisme. Il est également membre bénévole du conseil d’administration du Centre international de rencontres pour la jeunesse d’Oswiecim/anciennement Auschwitz.

Andreas Speit est journaliste et publiciste, spécialiste de l’extrémisme et du populisme de droite. Il travaille pour le taz, la WDR et Deutschlandfunk Kultur. Il a reçu plusieurs prix. Sur l’AfD, il a publié « Bürgerliche Scharfmacher » (2016), « Das Netzwerk der Identitären » (2018) et « Die Entkultivierung des Bürgertums » (2019). Dernier livre en date : « Verqueres Denken – gefährliche Weltbilder in alternativen Milieus ».

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