Bundeswehr et Zeitenwende
L’uniforme sans la citoyenneté ?
26 juillet 2024
L’invasion de l’Ukraine par la Russie a ouvert un débat sur l’état de la Bundeswehr et sa capacité à participer à la défense du continent : outre la question de son financement sur le court, moyen et long terme, il est également question de permettre l’engagement d’étrangers. À partir de là, une réflexion sur la base conceptuelle de la Bundeswehr devient nécessaire.
Face à la crainte d’un possible engagement de l’Allemagne à l’Est de l’Europe, le gouvernement fédéral s’est d’abord posé la question d’un retour du service militaire. Introduit en 1956, ce dernier avait été suspendu en juillet 2011 dans le cadre d’une transformation des forces armées et d’un exercice de réduction des coûts. N’ayant pas été supprimé de la Loi fondamentale, il peut être remis en place par un simple acte législatif.
En poste depuis janvier 2023, le ministre fédéral de la Défense, Boris Pistorius (SPD), a dans un premier temps requis un examen des systèmes de conscription en vigueur dans différents pays européens. Sur la base dudit examen, il s’est ensuite prononcé pour un modèle largement inspiré du modèle suédois (12 juin 2024). Basé sur le volontariat, ce nouveau système constituerait un premier pas vers le retour du service militaire obligatoire voulu par Pistorius et, soit dit en passant, 52 % des Allemands. 5 000 soldats rejoindraient ainsi chaque année les quelques 240 000 hommes et femmes que compte la Bundeswehr (réserve incluse), l’objectif étant d’atteindre les 420 000. La SPD n’est pas la seule à privilégier cette voie. Les Verts eux aussi y sont favorables. Il en va de même de l’opposition ainsi que l’a démontré le congrès que la CDU a récemment organisé à Estrel Berlin (6-8 mai). Les Libéraux du ministre des Finances Christian Lindner font ici office d’exception principalement pour des raisons liées au financement du projet et à son impact sur le marché du travail (du reste déjà très tendu).
Le recrutement d’étrangers
Pour pallier les problèmes de recrutement, des solutions sont actuellement à l’étude. Un rapport confidentiel de 71 pages émanant d’une task force relevant du ministère fédéral de la Défense évoque plusieurs pistes : c’est du moins ce que prétend un article paru dans le Business Insider le 17 janvier dernier. Une solution serait de permettre aux ressortissants européens ou issus de pays membres de l’OTAN et résidant en Allemagne (respectivement 5 et 1,85 millions de personnes) de servir dans l’armée. À ce jour, la Loi sur le statut des soldats (Gesetz über die Rechtsstellung der Soldaten, article 37) restreint les possibilités d’engagement. Permettre aux étrangers de s’engager impliquerait donc de la réviser.
Même combat ?
Si l’armée française met l’accent sur une rhétorique d’engagement personnel et de dépassement de soi, la Bundeswehr insiste, elle, sur une éthique au service de la paix et privilégiant le retour sur soi (leadership intérieur). Développées par Wolf Graf von Baudissin (1907-1993), théoricien militaire ayant participé à la fondation de l’armée allemande, ces idées remontent à la guerre de Corée (1950-1953) et aux débats qui l’accompagnèrent. La Bundeswehr y a d’ailleurs consacré un manuel dès 1957. Il est remarquable que ce dernier n’a été actualisé que très récemment.
De son côté, l’armée française donne la possibilité aux étrangers de servir depuis le Moyen Âge. Aujourd’hui, c’est via la Légion étrangère qu’ils peuvent s’engager. Fondée par Louis-Philippe en 1831 pour permettre à des soldats étrangers de combattre en Algérie, l’unité est constituée de 9 000 hommes. Elle jouit d’une réputation d’unité d’élite ; l’opinion publique en a également une très bonne image. Plus qu’un mercenaire, le légionnaire est considéré comme un homme qui sert un pays dont il partage les valeurs, au péril de sa vie. Son engagement est vu comme supérieur du fait, justemnent, qu’il n’est pas ressortissant du pays pour lequel il combat.
Des valeurs universelles
L’universalité du socle conceptuel sur lequel repose l’armée allemande garantit, pour certains, l’incorporation d’étrangers, sous réserve d’une compatibilité de valeurs. Alexander Müller, porte-parole des Libéraux en matière de politique de défense, soutient cette logique : « La Bundeswehr défend nos valeurs : la dignité humaine, la liberté, la démocratie, l’État de droit. Il est crucial que les soldats s’engagent à défendre ces valeurs au prix de leur vie » (.loyal, octobre 2023).
Depuis la Réunification, la Bundeswehr s’est essentiellement illustrée par des missions de maintien de la paix et d’aide humanitaire. En cela, elle est restée « fidèles » à l’esprit qui avait animé Baudissin dans son ouvrage publié en 1969 : Soldat pour la paix : projets pour une armée allemande moderne. Dans les faits, la mission première (« Kernauftrag ») de la Bundeswehr est toutefois de protéger l’Allemagne et l’Alliance transatlantique. Permettre à des ressortissants étrangers, a minima des citoyens des pays membres de l’OTAN, d’œuvrer à cet objectif, ne semblerait donc pas dénué de sens, la question centrale étant, à cet endroit, celle de la compatibilité des valeurs, l’OTAN, contrairement à l’UE.
Des citoyens en uniforme
Une des priorités lors de création de la Bundeswehr (1955), était d’éviter le risque d’une armée agissant comme un État dans l’État ; c’est ainsi qu’est née la figure du soldat allemand comme « citoyen en uniforme », une logique qui donne tout son sens à la conscription mais rend difficile pour certains l’incorporation d’étrangers. Henning Otte, vice-président (CDU) de la Commission de la défense du Bundestag, semble tendre dans cette direction lorsqu’il parle de « relation particulière de fidélité et de loyauté envers l’État ». Ce qui sur le fond fait débat, c’est la question du loyalisme de potentielles recrues en temps de crise. Le modèle de la Légion étrangère peut ici apporter des éléments de réponse.
La force de la Légion réside en premier lieu dans la confiance absolue que les légionnaires se vouent les uns les autres (Mémento du soldat de la Légion étrangère). Servir la France « avec honneur et fidélité » (Code d’honneur de la Légion étrangère, article 1) est ici découplé de la question de la nationalité. À ce titre, la bataille de Camerone (30 avril 1863), bataille durant laquelle 62 légionnaires assiégés résistèrent à l’assaut de 2000 soldats mexicains, fait office de mythe en même temps que de révélateur de « l’engagement total » inhérent à cette troupe d’élite.
Comme le mettent en lumière Élie Tenenbaum et Léo Péria-Peigné dans leur étude Zeitenwende: The Bundeswehr’s Paradigm Shift (septembre 2023), le vieillissement démographique de l’Allemagne, plus marqué que partout ailleurs en Europe, ne facilitera pas la tâche du ministère de la Défense. Les critiques récemment exprimées par Christian Lindner et Marco Buschmann (FDP) le montrent du reste très clairement. Les crises actuelles, toutes « liées par des effets de bord et une redistribution de la puissance au détriment des Européens » (Thomas Gomart), rendent néanmoins l’exercice impérieux. Dans ce contexte, la question de l’incorporation de soldats étrangers dans la Bundeswehr ne pourra être éludée : elle ne pourra toutefois être résolue qu’au prisme des spécificités de la culture stratégique allemande.
L’auteur
Nicolas Téterchen est assistant de recherche au pôle France et relations franco-allemandes de l’institut allemand de politique étrangères (Deutsche Gesellschaft für Auswärtige Politik, DGAP) à Berlin. Il prépare actuellement sa thèse de doctorat sur le concept de culture stratégique allemande face à la Zeitenwende au sein de l’université CY Cergy Paris.