Ce passé qui oblige

Ce passé qui oblige
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  • Publiéoctobre 30, 2024

Les relations germano-polonaises ne sont pas au beau fixe. L’absence de Donald Tusk à la rencontre du 18 octobre dernier à Berlin en est certainement l’une des meilleures illustrations. L’Allemagne a pourtant une responsabilité historique à l’égard de la Pologne. Hans Stark explique.

Les relations germano-polonaises sont à la fois étroites et compliquées. Les deux pays partagent une frontière commune de 469 km. Ils sont alliés dans le cadre de l’OTAN et partenaires au sein de l’UE. 800 000 Polonais vivent en Allemagne, 150 000 Allemands, pour la plupart des citoyens polonais appartenant à ce que l’on appelle la minorité allemande, en Pologne. Berlin est le principal partenaire commercial de Varsovie : 27,8% de ses exportations lui sont destinées (contre 6,16% pour la France et 4,94% pour le Royaume-Uni). Mais la Pologne occupe elle aussi une place de plus en plus importante dans les exportations allemandes. Elle a même dépassé la Chine et se situe désormais en quatrième position derrière les États-Unis, la France et les Pays-Bas. Et si on additionne les importations et exportations allemandes, on voit alors qu’elle pointe à la cinquième place, derrière les États-Unis, la Chine, les Pays-Bas et la France. Aucun de ces pays n’a augmenté ses importations de manière aussi forte depuis le grand élargissement de 2004. C’est un énorme succès.

1300 milliards

Mais avec aucun autre pays, l’Allemagne n’entretient une relation à ce point chargée d’histoire qu’avec la Pologne. La demande de réparation de 1300 milliards d’euros que le gouvernement PiS n’a cessé de réclamer à l’Allemagne lorsqu’il était aux affaires en est peut-être la meilleure illustration. Le gouvernement Tusk ne l’a certes pas reprise à son compte mais il a déjà donné à voir qu’il ne la considérait pas comme infondée et qu’il attendait une initiative allant dans ce sens. L’affaire est donc loin d’être réglée. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le1er septembre 2024, date du 85ème anniversaire de l’attaque de la Pologne par l’Allemagne, le président Andrzej Duda a réitéré les demandes de ses collègues du PiS. Dans les faits, il est toutefois très difficile d’y répondre compte tenu de l’ampleur de la culpabilité allemande et plus largement, du poids du passé.

Au XVIIIe siècle, la Prusse a participé activement aux trois partages et, par-là, à la destruction de la république aristocratique polono-lituanienne, s’appropriant pas moins de 136 000 km2 de territoire. En 1919, la renaissance de la Pologne en tant qu’État souverain est allée de pair avec le rattachement de territoires ayant appartenu à l’Empire allemand, un fait qui n’a pas manqué d’approfondir l’hostilité entre les deux pays. Celle-ci a connu son point d’orgue dans l’attaque du1er septembre 1939 : 6 millions de citoyens polonais trouvèrent alors la mort, dont 3 millions de Juifs, soit la moitié des victimes de l’Holocauste.

Vue aérienne de Varsovie en janvier 1945 (Copyright : Wikimedi Commons)

En janvier 1945, le pays était en ruines. 85 % des bâtiments avaient été détruits : 10 % à la suite de l’invasion de la Pologne et des combats qui l’avaient suivie, 15 % au moment du soulèvement du ghetto de Varsovie, 25 % après l’insurrection de la ville Varsovie et 35 % dans le cadre des opérations de destruction systématique menées dans la foulée, à Varsovie, Poznan ou bien encore Białystok.

Une mémoire en berne

La mémoire de ces crimes est peu répandue en Allemagne alors qu’en Pologne, elle est omniprésente. C’est un fait qui pèse aujourd’hui lourdement sur les relations bilatérales. La mémoire allemande de la Seconde Guerre mondiale se concentre sur l’Holocauste, les bombardements des villes allemandes par les Alliés ainsi que le découpage des frontières (au profit de la Pologne) tel que décidé par la conférence de Potsdam. Il en découla l’expulsion de 6,3 millions d’Allemands – de Poméranie, de Silésie et de Prusse occidentale -, un chiffre qui,  » mis dans la balance « , a parfois fait croire aux Allemands qu’ils étaient du côté des victimes. C’est aujourd’hui encore parfois le cas. Cette déformation de l’histoire, qui n’est finalement rien d’autre qu’une forme de révisionnisme, doit être combattue par les historiens, les journalistes, ainsi que par les enseignants. La Pologne se plaint à juste titre que tel n’est pas encore le cas. Et pour cause : dans un discours du1er août 1994, Roman Herzog, alors président de la République fédérale, confond même le soulèvement du ghetto de Varsovie (1943) avec l’insurrection de Varsovie (1944). Une étude de 2018 a d’ailleurs révélé que sur 40 manuels d’histoire, seuls deux traitaient de l’insurrection de Varsovie. De là l’importance qui échoit au chancelier et président fédéral lorsqu’il s’agit de commémorer la mémoire des crimes allemands en Pologne : de l’agenouillement de Willy Brandt (1971) à la participation de Frank-Walter Steinmeier aux commémorations du 80ème anniversaire de l’insurrection du ghetto de Varsovie en passant par le discours du président Richard von Weizsäcker le 8 mai 1985, l’histoire des cinquante dernières années en offre plusieurs exemples.

Mise en garde

C’est dans cette logique que le président Joachim Gauck participa aux commémorations de l’invasion de la Pologne le1er septembre 2014. Dans son discours dit de la Westerplatte, il s’exprime clairement sur la question de la culpabilité allemande :  » Il y a 75 ans aujourd’hui, ici, à la Westerplatte, commençait la Seconde Guerre mondiale. Durant cette guerre, plus de 110 millions de personnes prirent les armes et près de 60 millions périrent « . Il souligna en outre de façon très explicite que  » le peuple polonais a(vait) terriblement souffert de la guerre et de la terreur du régime nazi, qui avait pour objectif de détruire  » le pays, et rappela que  » près de six millions de Polonais avaient été fusillés ou systématiquement liquidés « . Gauck se saisit également de l’occasion pour mettre en regard l’attaque allemande contre la Pologne et l’annexion de la Crimée et de certaines parties du Donbass (printemps 2014). Ce faisant, il avertit des conséquences qu’une absence de réaction aurait sur la politique d’expansion russe :  » L’histoire nous enseigne que des concessions territoriales ne font souvent qu’accroître l’appétit de l’agresseur. L’histoire nous apprend également qu’une escalade incontrôlée peut engendrer une dynamique qui finit par échapper à tout contrôle « . Depuis, les évènements ont montré qu’il avait raison.

Le discours de 2023

Le discours que Frank-Walter Steinmeier prononça le 19 avril 2023 dans le cadre du 80ème anniversaire de l’insurrection du ghetto de Varsovie s’inscrit dans cette même logique. C’était la première fois qu’un chef d’État allemand y avait été invité. Steinmeier commença par rappeler  » le courage inimaginable  » dont avaient fait preuve  » les héroïnes et les héros du ghetto de Varsovie « . Pour eux, il s’agissait avant tout de préserver leur dignité face à une mort certaine. Et Steinmeier de poursuivre : s’en souvenir est un devoir. C’est justement ce qu’exige la Pologne : procéder à un travail historique en profondeur sur les crimes commis par les Nazis en Pologne.

Monument à la mémoire du soulèvement de Varsovie (Copyright : Depositphotos)

Comme Gauck, Steinmeier se saisit de l’occasion pour parler de la guerre en Ukraine. Lui qui avait été sévèrement critiqué avant 2022 pour la relation qu’il avait entretenue avec Poutine et le soutien qu’il avait apporté au partenariat énergétique germano-russe, déclara alors :  » En attaquant un pays voisin pacifique et démocratique (…), Vladimir Poutine a détruit les fondements de notre architecture de sécurité européenne. Le président russe a enfreint le droit international, remis en question l’intangibilité des frontières, et annexé des territoires ukrainiens. Cette guerre est pour le peuple ukrainien synonyme de souffrances incommensurables, de violence, de destruction et de mort « .

Deux aspects fondamentaux

Le soutien militaire, financier, économique et humanitaire que l’Allemagne apporte à l’Ukraine, est non seulement dans l’intérêt vital de Kiev. Il l’est aussi pour Varsovie. Pour toutes ces raisons, il doit se poursuivre. L’Allemagne reste néanmoins ambivalente sur la question. D’un côté, elle fait partie des pays qui ont le plus aidé Kiev depuis le début de l’invasion russe ; de l’autre, elle prévoit de réduire de moitié son aide militaire à l’Ukraine en 2025 (pour des raisons budgétaires). Berlin fournit certes de puissants systèmes de défense aérienne, mais refuse toujours de livrer des missiles Taurus capables d’exécuter des frappes en profondeur. Ce comportement incohérent affaiblit non pas seulement l’Ukraine mais aussi la Pologne dont la frontière orientale est aujourd’hui à nouveau menacée. L’attitude du gouvernement allemand suscite également des doutes quant à sa volonté de traiter les crimes commis en Pologne comme il le devrait et d’y apporter les réponses qui s’imposent, à savoir : accorder des compensations sans pour autant répondre aux exigences massives du PiS.

La guerre en Ukraine et le travail de mémoire en lien avec les crimes perpétrés en Pologne et dans d’autres pays d’Europe de l’Est pendant la Deuxième Guerre mondiale ne sont pas indépendants l’un de l’autre. Bien au contraire : ils constituent deux aspects fondamentaux de la responsabilité historique qui échoit à l’Allemagne. Il est plus que jamais temps de relire le discours de la Westerplatte.

L’auteur

Copyright : Hans Stark

Hans Stark est professeur de civilisation allemande à Sorbonne Université depuis 2012. Il a été secrétaire général du Comité d’études des relations franco-allemandes (Cerfa) à l’Institut français des relations internationales (Ifri) jusqu’en 2020. Après des études de sciences politiques à Sciences Po Paris, il a obtenu un doctorat à la Sorbonne (2001) et une habilitation à diriger des recherches en études germaniques à l’Université de Lille (2011).

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