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Opinions

Pourquoi ils (ne) descendent (pas) dans la rue

Christian Wolff, Jean-Yves Camus

Leipzig, Marktplatz, 21 janvier 2024 © Imago

1 mars 2024

En Allemagne, le scandale en lien avec les révélations du réseau CORRECTIV ont engendré ces dernières semaines de très nombreuses manifestations contre l’extrême droite. La situation est tout autre en France où la montée en puissance du Rassemblement national semble de plus en plus largement acceptée, loin des manifestations de 2002. Christian Wolff, l’une des têtes pensantes des récentes manifestations à Leipzig, et Jean-Yves Camus, spécialiste français de l’extrême droite, expliquent et témoignent.

Christian Wolff

« 22 n’est pas 89 – nous ne vivons pas dans une dictature ! » Voilà ce que l’on pouvait lire sur de grandes bannières accrochées à la façade des églises du centre-ville de Leipzig en octobre 2022. Les églises réagissaient par-là à l’utilisation éhontée que l’Alternative für Deutschland (AfD) et d’autres groupes d’extrême droite avaient fait de la Révolution pacifique de 1989. Dès 2021, des extrémistes de droite de tous bords s’étaient emparés des restrictions controversées qui avaient été décrétées durant la pandémie pour alimenter le récit d’une Allemagne sous l’emprise d’une dictature, pire que la RDA de Honecker. Le but de l’AfD : se faire passer pour un parti de la liberté et des droits civiques. « Résistance », « Nous sommes le peuple », « Paix, liberté, pas de dictature », c’est ce que scandaient les manifestants chaque lundi soir, certains n’hésitant pas à brandir des pancartes sur lesquelles on pouvait lire « Poutine, sauve-nous ». Dans ce contexte, il n’est pas surprenant qu’après l’invasion de l’Ukraine, l’AfD a cherché à mettre la main sur les symboles et slogans du mouvement pacifiste : la colombe de la paix et « Faire la paix sans armes ».

Christian Wolff © Christian Wolff; Photo: Matthias Knoch

Jusqu’à la mi-janvier de cette année, les protestations contre ces « pratiques » restèrent encore modérées. Mais la situation changea brusquement après que le réseau de recherche CORRECTIV eut fait état d’une réunion secrète organisée par des extrémistes de droite à Potsdam en novembre 2023 sur le thème de la « rémigration ». Plusieurs membres de l’AfD y avaient également participé. Pour de nombreux citoyens, la nouvelle fit l’effet d’une bombe : notre principal problème n’est pas la politique du gouvernement fédéral, parfois difficile à comprendre ; ni le défi du changement climatique ; ni l’état de délabrement des infrastructures ferroviaires ; ni les grèves et manifestations. Le problème principal est que des cercles d’extrême droite travaillent depuis des décennies à la destruction de la démocratie libérale. Dans le même temps, nombreux furent ceux qui furent choqués par le nombre de personnes encore prêtes à soutenir l’AfD dans les urnes, leur principal argument étant : l’AfD incarne la volonté du peuple, la volonté de la majorité silencieuse.

La majorité des Allemands n’est toutefois plus disposée à l’accepter. Les manifestations des dernières semaines montrent que des centaines de milliers de citoyens sont maintenant déterminés à s’engager pour la défense de la démocratie, à quitter leur fauteuil, à abandonner la paralysie qui était la leur durant la pandémie, à ne plus se contenter de grommeler entre leurs quatre murs. Ils comprennent que c’est à eux, à nous tous, qu’il revient de décider si la droite nationaliste va ou non l’emporter. Ils ne rejettent plus la faute sur « les » hommes et femmes politiques mais deviennent eux-mêmes acteurs : nous ne croyons plus que le problème de l’extrême droite se résoudra par lui-même. Cessons de minimiser le danger que représente l’extrémisme de droite organisé, l’AfD ! Nous ne croyons pas non plus que les prochaines élections déboucheront nécessairement sur une victoire de l’AfD. Dans une démocratie, chaque citoyen compte, par sa volonté d’agir. Non pas dans le sens d’un « nettoyage à la fourche » (ainsi qu’on a pu l’entendre dire lors des manifestations des agriculteurs) ou d’une prise de pouvoir par « le peuple ». Il en va de la responsabilité de chacun d’entre nous, pour la préservation de la démocratie parlementaire, de la diversité culturelle, de la liberté d’expression, de la liberté religieuse et de la liberté de la presse. Il ne faut pas y voir de la panique, de la peur, de l’exaltation (ainsi que l’écrivent les médias conservateurs), c’est ce qu’on appelle tout simplement la responsabilité.

C’est pourquoi, partout en Allemagne, des citoyens et citoyennes, des initiatives, des associations, des églises, des syndicats, des chambres des métiers et des fédérations économiques de tous horizons se rassemblent autour d’un seul et même objectif : Jamais, au grand jamais, l’AfD, les nationalistes völkisch, ne doivent accéder aux leviers de commande de la politique allemande. Les manifestations se poursuivent, leur effet est déjà visible : l’AfD est en train de perdre pied.

Jean-Yves Camus

En France, l’opposition à l’extrême droite investit rarement la rue. Deux exceptions. La première après le coup de force manqué des ligues d’extrême droite le 6 février 1934 : le 12 février, une manifestation unitaire de la gauche, rassemble 150 000 personnes autour du mot d’ordre « l’unité d’action arrêtera le fascisme ». Seconde mobilisation en 1961-62 quand les activistes favorables à l’Algérie française créent une formation factieuse, l’Organisation Armée Secrète (OAS). Comme en 1934, on craint alors le coup d’État. La mobilisation populaire contre l’OAS culmine dans le cortège unitaire du 8 février 1962, sévèrement réprimé (8 morts et 250 blessés) par une police plus dure contre la « subversion » de gauche que contre l’extrême droite.

Jean-Yves Camus © Jean-Yves Camus

La percée électorale du Front national en 1983-84 relance les mobilisations citoyennes. Pour la première fois depuis 1945, le FN envoie des députés au Parlement européen, puis à l’Assemblée nationale (1986). Jean-Marie Le Pen fait peur parce qu’il clame sa croyance en l’inégalité des races et émet des doutes quant à la réalité du génocide des Juifs. Son parti compte alors parmi ses cadres et candidats des néo-nazis ou d’anciens collaborateurs de Vichy. En réaction naissent des associations antiracistes et antifascistes (SOS Racisme ; Manifeste contre le FN ; Ras l’Front), proches du Parti Socialiste, des libertaires ou des trotskystes. Avec les associations plus anciennes de lutte contre le racisme (LICRA ; MRAP ; Ligue des droits de l’homme), elles font descendre la foule autour d’un slogan : « F comme fasciste, N comme nazi, à bas le Front national ». Le pic de mobilisation est atteint à Strasbourg le 29 mars 1997 : 50 000 personnes manifestent alors contre le congrès du FN.

Ces organisations ont un maillage territorial qui couvre toutes les zones d’implantation du FN : fondé en 1990, le réseau Ras l’Front compte par exemple 120 collectifs locaux. C’est ce qui va permettre aux manifestations qui suivent le premier tour de l’élection présidentielle du 21 avril 2002, lorsque Jean-Marie Le Pen accède au second tour, d’atteindre une ampleur inégalée : durant les 15 jours qui séparent les deux tours, plusieurs millions de Français participent à des rassemblements, débats et pétitions. Le 1er mai, la mobilisation anti-FN connaît son apogée avec 1,5 millions de personnes dans la rue. Les manifestants croient sincèrement possible la victoire de Le Pen. Erreur, ce dernier ne dispose d’aucune réserve de voix et Jacques Chirac est élu avec 82,21% contre 17,79% pour son adversaire. Conséquence de la défaite de l’extrême droite : la mobilisation s’arrête, les Français baissent la garde – ce qui était au départ perçu comme un péril pour la démocratie apparait comme une « fausse alerte ».

Manifestation contre Jean-Marie Le Pen, Paris, 1 mai 2002 © Wikimedia Commons

Alors même que Marine Le Pen est donnée par les sondages comme possible vainqueur de la présidentielle de 2027 et que son parti pourrait arriver en tête aux Européennes de 2024, aucun mouvement de manifestation ne s’esquisse. C’est que son image et celle du RN s’est normalisée. En 2023, 57% des Français pensaient que LFI (gauche radicale) était dangereux pour la démocratie contre 52% seulement pour le RN. Ras’l Front et le Manifeste ont disparu ; les organisations antiracistes qui demeurent sont profondément divisées par l’attitude à adopter par rapport à la question migratoire et le conflit israélo-palestinien. L’opposition à l’extrême droite, lorsqu’elle descend dans la rue, est menée par les « Antifa » de l’Action antifasciste Paris-Banlieue ou de la Jeune Garde Antifasciste, donc par une extrême gauche qui privilégie l’activisme violent contre les groupuscules d’ultra-droite. Alors que le RN caracole en tête des sondages (30% d’intentions de vote pour les Européennes), c’est une sorte de résignation qui aujourd’hui domine chez les Français.

Nos invités

Christian Wolff a été pasteur à Mannheim puis à l’église Saint-Thomas de Leipzig de 1992 à 2014. Depuis sa retraite, il travaille comme consultant pour l’Église, ainsi que dans le domaine politique et culturel. Il publie un blog traitant de questions sociopolitiques et ecclésiastiques (www.wolff-christian.de/blog). Comme lorsqu’il était pasteur, Wolff s’engage aujourd’hui dans des actions de la société civile. À Leipzig, il a contribué à lancer diverses initiatives contre le nationalisme populaire de droite et en faveur d’une ville ouverte, d’une Saxe démocratique, d’une Allemagne pacifique et d’une Europe unie, notamment « Leipzig s’illumine pour la démocratie et les droits de l’homme ». Wolff est membre du SPD depuis 1970.

Jean-Yves Camus est directeur de l’Observatoire des radicalités politiques (ORAP) à la Fondation Jean Jaurès et chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), tous deux à Paris. Ses recherches portent sur les mouvements d’extrême-droite contemporains en Europe et sur l’histoire des relations entre la Russie et les mouvements nationalistes radicaux en Europe occidentale.

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