Zeitenwende
La Zeitenwende, des promesses et un échec
Nous sommes le 27 février 2022, trois jours après le début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Olaf Scholz prononce un discours solennel devant le Bundestag annonçant un tournant majeur dans le positionnement géopolitique de l’Allemagne. Deux ans plus tard, force est de constater que les changements promis par le chancelier n’ont pas été à la mesure des défis qui les ont motivés.
Olaf Scholz a souvent fait remarquer que l’aide apportée par l’Allemagne était sous-estimée. Au premier abord, il semble avoir raison car, même si l’Allemagne vient de décider le financement alloué à Kiev, sa contribution de près de 60 milliards d’euros (dont 26 pour l’accueil des réfugiés) est aujourd’hui encore la plus élevée de l’ensemble des pays de l’UE, du moins en chiffres absolus. Au regard de la puissance économique allemande, on serait toutefois en droit d’attendre que Berlin fasse encore plus. Car ramené au PIB, il apparaît clairement que sa contribution est inférieure à celle de nombre d’autres États européens.
L’Allemagne a par ailleurs traîné les pieds pratiquement à chaque fois qu’il s’agissait de livrer de nouvelles armes et ce faisant, a empêché d’autres pays d’accélérer. Le coût de ces tergiversations se mesure en vies humaines et en handicaps stratégiques – avec pour conséquence : le prolongement de la guerre. Et lorsque l’Allemagne finit par livrer des armes (on ne parlera du Taurus pour lequel le chancelier n’a jamais réussi à trouver d’explications convaincantes), celles-ci ciblent la flèche et non l’archer. Et c’est bien là le problème : Scholz n’a jamais dit que l’Ukraine devait gagner la guerre. Les moyens engagés par son gouvernement n’ont du reste jamais été destinés à atteindre ce but, et ce alors même que nombre d’Européens le considèrent comme essentiel à leur sécurité.
Politique énergétique : une orientation discutable
La diversification de l’approvisionnement en gaz a été indéniablement la plus grande réussite de la Zeitenwende. Rares étaient pourtant ceux qui, au départ, avaient cru cela possible. La construction en un temps record de deux grands terminaux de gaz naturel liquéfié (GNL) sur la Baltique a été présentée comme la preuve que l’Allemagne pouvait passer à la vitesse supérieure. Dans les faits, le pays n’a toujours pas trouvé de bouquet énergétique viable au plan géopolitique, écologique et économique. Le ministre Robert Habeck, on le sait, a dû avoir recours au charbon pour couvrir les besoins énergétiques du pays ; Scholz, quant à lui, a conclu des accords d’approvisionnement en GNL avec le Qatar et l’Azerbaïdjan. La transition vers le renouvelable reste en outre dépendante des matériaux et composants chinois, ce qui expose l’Allemagne aux tensions croissantes entre les États-Unis et la Chine au sujet de Taiwan. Enfin, Berlin a injecté des sommes colossales pour maintenir les prix de l’énergie à un bas niveau sans en avoir préalablement informé ses partenaires européens, ce qui n’a pas manqué de les irriter.
Une pratique fragile, une stratégie erronée
En dépit des erreurs commises par Angela Merkel, Scholz maintient que sur le long terme, la sécurité européenne ne pourra pas être assurée dans une logique d’opposition à la Russie. Fin 2022, il a d’ailleurs même envisagé de « revenir » à « l’ordre de paix qui a(vait) fonctionné » avec la Russie – ordre qui, on le sait, a principalement joué en faveur de Moscou. Le chancelier a également exprimé à plusieurs reprises ses craintes quant à une possible escalade nucléaire, démontrant ainsi son incapacité à comprendre la posture de dissuasion de l’OTAN. Le dire ouvertement est un aveu de faiblesse qui, par ricochet, augmente le risque d’un engrenage incontrôlable. Scholz a été pour cela vertement critiqué.
S’agissant de la Chine, la stratégie du gouvernement publiée en 2023 a certes reconnu la situation de dépendance économique dans laquelle se trouvait le pays. Celle-ci laisse néanmoins le soin aux entreprises de « dé-risquer » de façon individuelle, un pari osé comme en atteste l’évolution de l’investissement allemand en Chine.
Plutôt que de chercher à limiter les risques induits par une exposition trop importante au marché chinois, Berlin a tenté en outre de limiter les droits de douane décidés par l’UE sur les véhicules électriques, a rechigné à interdire les équipements Huawei dans son réseau 5G (la « purge » sera terminée en 2029 !) et a autorisé une grande entreprise chinoise (Cosco) à acquérir une participation importante dans le port de Hambourg. Pour dangereuse qu’elle soit, Cette approche n’est pas le résultat d’une incohérence stratégique. Elle s’inscrit bien plus dans la continuité de la politique que l’Allemagne a toujours pratiquée à l’égard de la Chine. Vouloir préserver une voie médiane entre les États-Unis et la Chine n’est aujourd’hui plus tenable et va à l’encontre de ce que Scholz lui-même indiquait dans son discours de la Zeitenwende : « le monde d’après ne sera plus le même que le monde d’avant ».
UE et OTAN : l’Allemagne à la dérive
La stratégie de multipolarité poursuivie par l’Allemagne accentue de façon notable les contradictions de son positionnement géopolitique. Le pays a certes mis fin à sa dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie mais il reste réticent à l’idée « d’affronter » Moscou.
Olaf Scholz avait bien promis d’être un bâtisseur de ponts. Dans les faits, il a plutôt fait preuve d’inefficacité, d’un goût prononcé pour l’obstruction et d’une incapacité à se coordonner avec ses partenaires. Qu’il s’agisse de la fin du moteur à combustion ou bien encore d’un endettement européen commun pour financer l’augmentation des dépenses en lien avec la défense, l’approche de l’Allemagne a suscité de vives critiques, y compris de la part de la France et de la Pologne, pays avec lesquels ses relations sont du reste en berne.
Scholz affirme que son gouvernement est en phase avec les États-Unis sur l’Ukraine et la Russie. Cet alignement stratégique ferait de l’Allemagne un bon allié. C’est très discutable notamment quand on considère l’irritation que l’opposition de (Washington et) Berlin à une entrée de Kiev dans l’OTAN a suscité en Europe – en particulier chez ceux qui, pour des raisons géographiques, sont en première ligne.
Trop peu, trop lent, trop incertain
La pièce maîtresse de la Zeitenwende est le Fonds spécial de 100 milliards d’euros alloué à la Bundeswehr. Scholz a affirmé à diverses reprises que son gouvernement allait s’atteler à la construction d’une armée capable non seulement de protéger le pays mais aussi de devenir un garant de la sécurité continentale. La liste des commandes passées ces derniers moins est pour le moins impressionnante : 35 F-35, 60 hélicoptères Chinook, 123 chars de combat Leopard 2A8, 50 véhicules blindés de transport de troupes Boxer, des moyens navals, des missiles, des systèmes de défense aérienne, des intercepteurs, une mise à niveau des systèmes de communication de la Bundeswehr. Mais si on y regarde de plus près, on se rend compte que celles-ci permettront à peine de combler les lacunes de l’Allemagne en matière de défense : le pays, affirment les experts, aurait besoin d’« saut quantique » de l’ordre de 600 milliards.
D’aucuns s’interrogent également sur la capacité de Berlin à atteindre les 2% une fois le Fonds spécial épuisé (2027) : il faudra alors trouver 20 à 30 milliards d’euros supplémentaires par an. De son côté, Boris Pistorius n’hésite pas à parler de 3 à 3,5% du PIB, soit un effort budgétaire de 58 milliards ! On rappellera à cet endroit que le ministre de la Défense avait demandé une rallonge de 6,5 milliards d’euros pour 2025 : Christian Lindner ne lui en a au final accordé que 1,2. Le scepticisme est donc de mise : la « mise à niveau » de l’Allemagne que Pistorius appelle de ses vœux (Kriegstüchtigkeit) devra attendre.
Un changement stratégique
Aujourd’hui, force est de constater que l’Allemagne n’est plus la « nation indispensable » décrite par Timothy Garton Ash lors de la pandémie. Des changements de fonds sont nécessaires et ce, de toute urgence : en matière de compétitivité, de transition énergétique ou bien encore de capacité d’innovation. Ces changements devront aller de pair avec une refonte stratégique de grande ampleur. Cela exigera aussi une grande honnêteté sur ce qu’il en coûtera, avec ou sans le fameux « frein à la dette », véritable camisole de force fiscale. Il s’agira enfin de gagner le soutien des populations en liant ces investissements à un projet d’avenir pour l’Allemagne et le monde qu’elle veut contribuer à façonner. Le chemin sera long !
L’auteur
Benjamin Tallis a été chargé de recherche à la DGAP de septembre 2022 à juin 2024. Auparavant, il a travaillé pour le compte de l’UE dans le cadre de missions de sécurité en Ukraine et dans les Balkans. Il a également été en poste au Centre de compétence européen pour la gestion civile des crises à Berlin à l‘Institute of International Relations Prague où il a conseillé de nombreux gouvernements européens et organisé la Conférence de Prague sur l’insécurité (2017). Benjamin Tallis a en outre contribué à l’élaboration de la stratégie globale de l’UE en 2016 et a conseillé l’UE sur la libéralisation des visas pour l’Ukraine (2017).