Élections américaines:
Le monde d’avant est mort

Élections américaines: Le monde d’avant est mort
  • Publiénovembre 30, 2024

 

 

Dans son livre « Un monde sans l’Amérique », François Heisbourg s’interroge sur le positionnement des États-Unis dans un monde de plus en plus fragmenté. Publié en septembre, ce livre est plus que jamais d’actualité après la victoire de Donald Trump.

 

Il peut y avoir un sort plus douloureux pour l’auteur d’un essai prospectif que lorsque les faits démentent ses analyses et ses prévisions. Parfois, c’est encore pire lorsque ses hypothèses, en particulier les plus inquiétantes, se confirment. C’est ce qui m’est arrivé lorsque, dès le début de la rédaction de cet ouvrage, j’ai sérieusement envisagé la possibilité que Donald Trump soit réélu, que son parti défende sa majorité à la Chambre des représentants et qu’il obtienne également celle du Sénat.Pire encore, l’idée que l’Amérique prenne ses distances avec le reste du monde est passée depuis lors du statut de provocation improbable à celui d’hypothèse de travail pratiquement évidente. J’aurais préféré que le titre que j’ai choisi, « Un monde sans Amérique« , ne se transforme pas aussi brutalement en prophétie.

 

L’Amérique s’engagera moins

 

Le paradoxe est que, à bien des égards, les thèses de mon livre ne s’appliquent pas seulement à Trump, mais aussi aux changements dans la société américaine au sens large. Ainsi, j’ai dû constater qu’entre les campagnes électorales de 2020 et 2024, Biden et Trump étaient d’accord sur trois grands points, ce qui était également le cas de la vice-présidente Kamala Harris. Tous deux avaient promis de mettre fin aux forever wars, aux guerres incessantes, notamment en Afghanistan, et de ne pas en commencer de nouvelles. L’administration Trump avait ainsi négocié l’accord de Doha avec les talibans en 2020, que Biden a ensuite mis en œuvre en 2021 en se retirant précipitamment de Kaboul.

 

En ce qui concerne l’Iran, Trump avait certes ordonné l’assassinat du général Soleimani en 2020, mais n’avait pas frappé en Iran même. Biden avait fourni une aide et un soutien militaires à l’Ukraine à partir de 2022, mais sans envoyer de forces américaines dans la zone de guerre. Dans son discours post-électoral à Mar-a-Lago, le président élu a réitéré son intention de mettre fin aux conflits et de ne pas en ouvrir de nouveaux. De toute évidence, le fardeau de l’empire pèse désagréablement sur les épaules de chacun.

 

Copyright : Odile Jacob

Il existe également un consensus sur la hiérarchie des priorités stratégiques des États-Unis dans le monde : la Chine et la région indo-pacifique sont au centre. Cela ne concerne pas seulement Biden/Harris et Trump, mais plus généralement le Congrès et l’écosystème des think tanks, des agences et des ministères de Washington. Enfin, Biden et Trump défendent une vision protectionniste de l’économie américaine et des relations commerciales internationales, ce qui constitue une rupture idéologique et pratique avec les politiques menées par les Etats-Unis depuis la Seconde Guerre mondiale.

 

Il existe certainement des différences profondes dans la manière dont Trump et Biden/Harris abordent les différents domaines politiques, malgré leur accord : Au cours de son premier mandat, Trump n’excluait pas de conclure des accords avec le président chinois. Sous Biden, les points de vue sur la guerre en Ukraine étaient diamétralement opposés. En matière de politique commerciale, Trump prônait l’importance cruciale des droits de douane, tandis que Biden misait plutôt sur les subventions gouvernementales. Mais tous ces facteurs communs dessinent l’image d’une Amérique moins engagée dans le monde et moins présente en Europe. L’Amérique, et pas seulement l’Amérique de ces électeurs, est en phase avec une évolution qui, sous Trump, va muter en contre-révolution et s’opposer à tout ce que les États-Unis ont incarné dans le monde depuis 1941.

 

En déclin ?

A l’inverse, je ne suis pas d’accord avec la thèse régulièrement répétée selon laquelle la puissance de l’Amérique est en déclin. L’économie américaine croît bien plus vite que celle de l’Europe, et notamment de l’Allemagne. Leur capacité d’innovation technologique est également intacte. De même, les Etats-Unis sont toujours une puissance mondiale sans rivale, même si la Chine menace cette suprématie dans la région Asie-Pacifique. Si déclin il y a aujourd’hui, il est avant tout dans les têtes : De l’autre côté de l’Atlantique, le désir de changer le monde plutôt que l’Amérique fait désormais défaut. A l’inverse, le déclin risque de se produire sous Trump si le protectionnisme plonge l’économie mondiale dans la crise et si l’aversion profondément ancrée du président élu pour les alliances durables éloigne ses partenaires actuels.

 

L’Europe ? Une « mini-Chine »

François Heisbourg (Copyright: François Heisbourg)

Pour l’Europe, c’est un défi de premier ordre, d’autant plus difficile à relever que beaucoup de gens refusent de voir la vérité en face. Il est vrai que la politique de l’autruche est d’autant plus tentante que la réalité outre-Atlantique est morose. Trump rejette fondamentalement l’idée d’alliances, en particulier l’OTAN, la plus importante d’entre elles. Trump déteste l’Europe, qu’il voit comme une « mini-Chine » (l’une de ses formules pendant la campagne présidentielle), mais plus faiblement. Il méprise la France et a une aversion particulière pour l’Allemagne. Pour Trump et ses partisans, il n’y a pas de garantie de défense inconditionnelle au sein de l’OTAN, mais seulement une protection précaire et révocable par l’extorsion de fonds, qui rappelle les mœurs des bas-fonds du marché immobilier new-yorkais.

 

A l’époque où j’ai écrit mon livre, et encore aujourd’hui, l’ampleur et la nature du deal que Trump envisage autour de l’Ukraine ne sont pas encore connues. Nous savons seulement que Trump a une relation ancienne et plutôt cordiale avec Vladimir Poutine. Nous savons également que Trump a déclaré en février qu’il encouragerait les Russes à faire « tout ce qu’ils veulent » contre les pays européens qui n’ont pas payé leur obole (« the hell what they want »).

 

Rien de ce qui a été dit ci-dessus sur l’OTAN et l’Europe n’est nouveau ou conjoncturel : Trump répète ces idées à l’envi depuis près de quarante ans maintenant. L’homme est stratégiquement stable et n’est pas le casse-cou imprévisible que les Européens décrivent parfois.

 

Agissez maintenant !

La première chose à faire pour l’Europe et les Européens est de retrouver un leadership politique et la capacité de prendre des décisions : Dans mon livre, cette observation visait la France après les élections anticipées (et elle est toujours correcte). Mais aujourd’hui, elle s’applique encore plus à l’Allemagne. Les élections fédérales seront cruciales pour toute l’Europe. Il est tout aussi urgent d’empêcher une victoire russe dans la guerre en Ukraine ; car une telle victoire ouvrirait la voie à d’autres aventures impériales en Europe, en particulier si Moscou était tenté de tester l’article 5 de l’OTAN. Dans mon livre, je décris ce que pourrait être une attaque contre la Lituanie et les soldats allemands qui y sont stationnés. Pour éviter d’en arriver là, il est préférable pour les Européens de se préparer à remplacer les États-Unis au cas où Washington réduirait, voire supprimerait, son aide à l’Ukraine. Cela coûterait bien moins cher que de vivre avec les conséquences d’une défaite de l’Ukraine.

 

Ce qui est directement valable à la lumière de la guerre en Ukraine l’est également pour l’OTAN en général. Si les États-Unis deviennent un partenaire « dormant » au sein de l’OTAN, les Européens devront faire de l’Alliance atlantique leur outil. Sous Trump 2.0, il n’y a plus de général Mattis pour sauver la situation. Dans tous les cas, la fin rapide du frein à l’endettement, qui a perdu son sens, est une nécessité évidente, désormais largement comprise en Allemagne.

 

Si nous ne nous consacrons pas maintenant aux tâches urgentes, à savoir le rétablissement d’une bonne gouvernance en Allemagne et en France d’une part, et la sécurité et la souveraineté de l’Ukraine d’autre part, alors « tout le reste » deviendra hors de propos. Seule une UE bien défendue sera en mesure de résister à l’étranglement protectionniste des Etats-Unis et de la Chine, de restaurer sa compétitivité économique et technologique et de mener une politique efficace contre le changement climatique. Mais une chose est sûre : le monde d’avant est mort.

 

L’auteur

François Heisbourg est conseiller spécial à la Fondation pour la Recherche Stratégique et Senior Advisor de l’IISS pour l’Europe. Sa carrière a embrassé la diplomatie, le cabinet du ministre de la Défense et l’industrie militaire. Il a été professeur à Sciences-Po Paris et président du centre de politique de sécurité de Genève. 

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