Nouvelle publication:
« Nous ne sommes plus en paix »
Publié il y a quelques semaines, le livre du ministre des Armées Sébastien Lecornu est une analyse froide et lucide de cette « rupture stratégique profonde » qui remet en question notre sécurité collective. Bruno Tertrais le décrypte pour dokdoc.
C’est une grande tradition : les hommes et les femmes politiques français aiment écrire des essais, manifeste électoral, bilan d’une action, mémoires personnelles ou les trois à la fois. Ceux-ci se vendent généralement mal à l’exception de ceux publiés par les anciens présidents de la République. Il faut dire qu’ils sont souvent peu intéressants sur le fond.
L’ouvrage publié par le ministre des Armées Sébastien Lecornu est un objet un peu particulier. D’abord parce qu’il est publié alors que le ministre est en fonction : c’est un vétéran de la macronie, le seul à avoir appartenu à tous les gouvernements depuis 2017. Ensuite et surtout parce qu’il se veut à la fois un témoignage personnel et un ouvrage didactique, voire pédagogique à destination du plus grand nombre. Il faut dire que ses concitoyens, comme nombre d’Européens, sont inquiets.
D’où le titre, plutôt bien choisi : Vers la guerre ?, le point d’interrogation étant important. Car Sébastien Lecornu se démarque des analyses faciles, que l’on a vu fleurir ici et là depuis deux ans, comparant l’Ukraine à la France, et imaginant comment notre pays pourrait réagir s’il était envahi de la même manière. Un scénario absurde, que le ministre a raison d’écarter. Sans pour autant cesser d’être obsédé à l’idée de rendre notre défense prête à affronter les défis qui vont se présenter dans les années qui viennent. Il se dit marqué par une question posée par l’amiral Philippe de Gaulle à la fin de sa vie, alors qu’il lui rendait visite : « Pourquoi avons-nous perdu en 1940 ? »
Un nouveau contexte
Gaulliste, Sébastien Lecornu l’est assurément et se revendique ouvertement d’un grand ancien, Pierre Messmer, qui comme lui portait le titre de ministre « des Armées » et non « de la Défense ». A l’inverse de ce dernier, toutefois, il n’a pas, ou n’a pas encore, porté de grande réforme visible qui soit associée à son nom. Ce n’est pas un défaut, tant les responsables politiques français semblent parfois excessivement préoccupés à l’idée de laisser dans l’histoire une réforme majeure associée à leur nom… Il faut dire aussi que l’institution de la défense nationale ne cesse de se réformer depuis plus de trois décennies, et que certaines réformes menées à marche forcée ont traumatisé l’institution, comme celle de l’application de la Revue générale des politiques publiques sous le mandat de Nicolas Sarkozy, qui a profondément bouleversé l’organisation et la logistique des bases militaires.
Le ministre de la défense est en revanche préoccupé, à juste titre, par les chantiers de l’adaptation des forces armées au nouveau contexte technologique, de la robotisation au calcul quantique en passant par l’intelligence artificielle et l’espace extra-atmosphérique. Ce qui ne l’empêche nullement, bien au contraire, d’insister sur l’importance du socle de notre politique de défense qu’est la dissuasion nucléaire, en évoquant de manière heureuse une arme de « non recours » plutôt, comme on le fait trop souvent en France, qu’une arme de « non emploi », et en soulignant l’importance des décisions de renouvellement, prises depuis 2017, qui visent à préparer la troisième génération de nos moyens dans ce domaine.
Discrétion et fidélité
Le style Lecornu, c’est plutôt d’agir dans la discrétion et en parfaite fidélité au Président de la République. Comme ce dernier, il a une ligne rouge : la primauté du politique sur le militaire et l’obéissance absolue de ce dernier. Ainsi n’hésite-t-il pas, comme il le raconte dans son livre, à demander aux états-majors de revoir leur copie lorsqu’il lui semble que ces derniers n’accordent pas assez d’attention à l’espace.
Si le livre est naturellement – comment pourrait-il en être autrement ? – un exercice de justification de sa propre action et de celle du président, l’explication de certaines décisions n’est pas toujours convaincante. Ainsi en est-il de celle qui consista à ne pas rédiger de nouveau Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale, alors que l’on pouvait espérer que ce soit le cas, désormais, à chaque début de mandat présidentiel (pratique courante d’ailleurs chez nos alliés). Une telle entreprise a en effet le mérite de mettre autour de la table tous les acteurs de la défense et de la sécurité. Or ni la Revue stratégique de 2017, qui ne concernait que le ministère des Armées, ni celle de 2022, qui était un exercice exclusivement administratif, n’ont véritablement eu cette vertu.
Le ministre n’oublie pas les menaces provenant d’acteurs non étatiques, et consacre des pages assez intéressantes à l’interconnexion croissante des groupes djihadistes, à la « toile des proxys » de l’Iran, et naturellement aux milices russes, qui se frottent à la France en Afrique. Un continent sur lequel le ministre affirme que notre pays ne doit plus être « le seul pourvoyeur de sécurité, qui, en même temps, laisse les coudées franches à ses concurrents pour faire des affaires ». En passant tout de même assez rapidement sur le virage, assumé mais contraint, qui a consisté à retirer une bonne partie de nos forces des pays où elles étaient présentes depuis longtemps…
Quel rôle pour l’Europe ?
On peut regretter que l’ouvrage ne consacre pas davantage de réflexions aux crises à venir, qu’elles proviennent de pays non alliés ou… de décisions prises par l’Amérique. Sur l’Indopacifique, trop peu de développements sont consacrés si ce n’est sous l’angle des DROM-COM, que le ministre connaît bien. La Chine n’est à l’évidence pas une menace militaire directe pour la France : la montée en puissance de l’activisme de Pékin dans tous les domaines sécuritaires, de l’espionnage à la haute mer en passant par le maillage des infrastructures, constituera pourtant un défi pour toute l’Europe dans cette première partie du siècle, et on aurait aimé que le ministre l’évoque davantage. Il va sans dire, par ailleurs, qu’un hypothétique conflit à propos de Taiwan aurait des répercussions majeures, directes et indirectes, pour l’ensemble de notre continent. Comment s’y préparer ? Et de manière générale, quel rôle les Européens doivent-ils et peuvent-ils assumer en cas de bouleversement des conditions d’exercice de leur défense, en particulier si Washington devait brutalement réviser ses priorités stratégiques ? Ce chantier, il est vrai politiquement sensible, est peu abordé.
On trouvera par ailleurs assez peu de propositions nouvelles dans cet ouvrage – même si ce n’est pas sa vocation – mais quelques pistes sont ouvertes, comme celle des « finances patriotiques » : le ministre souhaiterait que des ressources autres que celles du budget de l’Etat puissent être affectées au réarmement national.
Faire face
Le bilan proposé par Sébastien Lecornu n’est encore qu’intérimaire, et l’on peut parier que le ministre des Armées se sent d’autant plus à l’aise dans la nouvelle équipe gouvernementale française que, comme il le note finement, « aucun titulaire de la fonction [de Premier ministre] n’a jamais exercé pleinement ses compétences constitutionnelles ».
Nous – Européens – ne sommes pas en guerre, mais « nous ne sommes plus en paix ». C’est à cet état hybride, pas toujours facile à accepter par les opinions, que nous sommes confrontés, et le plaidoyer de Sébastien Lecornu vise à mieux faire comprendre pourquoi et comment la France cherche à y faire face. Car si elle n’est pas en « première ligne » des combats à l’Est de l’Europe, elle l’est face à la désinformation, aux cyberattaques, et au terrorisme. Précis et bien documenté, mais néanmoins d’une lecture facile, ce petit ouvrage est d’un contenu plus riche que les trois-quarts des ouvrages publiés par d’autres hommes ou femmes politiques.
L’auteur
Bruno Tertrais est directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique, le principal think-tank français sur les questions de sécurité internationale. Juriste et politiste de formation, il a obtenu son doctorat sous la direction de Pierre Hassner. Après avoir travaillé à l’Assemblée parlementaire de l’OTAN, il a été en poste au ministère de la défense et à la RAND Corporation, et a rejoint la FRS en 2001. Il a été membre des Commissions du Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale en 2007-2008 et 2012-2013. Il vient de publier « La Guerre des mondes : Le retour de la géopolitique et le choc des empires » (Paris, L’Observatoire, 2023).