Bruxelles:
«Je n’ai rien vu de tout cela au cours des trois dernières années»
L’attitude du chancelier Scholz a souvent suscité l’indignation de ses partenaires européens. La relation franco-allemande en a également beaucoup souffert. Thomas Gutschker en parle depuis Bruxelles.
dokdoc : Vous êtes basé à Bruxelles depuis fin 2019 et suivez de près la politique française et allemande. Pouvez-vous nous dire comment les choses se sont passées lorsque la chancelière Angela Merkel a quitté le pouvoir ?
Thomas Gutschker : Le départ d’Angela Merkel a été une véritable césure. Leader incontestée des 27, elle était également la personnalité phare du Conseil. Il était évident que le nouveau chancelier ne pourrait de suite endosser le rôle qui avait été le sien.
dokdoc : Qu’est-ce que cela signifie concrètement ? Quel a été l’impact de l’élection d’Olaf Scholz sur les relations franco-allemandes ?
Gutschker : Il est très vite apparu que la relation franco-allemande ne faisait pas partie des priorités du nouveau chancelier. En octobre 2022, nous avons touché le fond. C’était le moment où les 27 discutaient de l’explosion des coûts de l’énergie et des réponses qu’ils pouvaient y apporter au plan national. Et c’est là que le chancelier prit tout le monde de court, y compris la France, en annonçant que l’Allemagne allait mettre jusqu’à 200 milliards d’euros sur la table, une somme qui profiterait principalement à l’industrie allemande. Jusqu’alors, il avait toujours été d’usage d’informer le partenaire avant de faire ce type d’annonces en public. Ne jamais surprendre l’autre, c’est une règle de base dans les relations franco-allemandes. Scholz l’avait enfreinte. Deux semaines plus tard avait lieu une session du Conseil. Emmanuel Macron s’est immédiatement présenté devant la presse, ce qu’il n’a pas l’habitude de faire. On se souvient de sa fameuse phrase : il ne serait pas bon que l’Allemagne s’isole. Ce genre de choses n’arrive en général que lorsque les deux parties ne sont pas en mesure de régler un conflit entre eux.
dokdoc : Cela est-il uniquement le fait des acteurs au pouvoir ?
Gutschker : Il y a aussi des raisons institutionnelles qui expliquent pourquoi la coopération n’a pas fonctionné. Jusqu’à l’élection de Scholz, il y a toujours eu un chef de département pour l’Europe et un chef de département pour l’économie à la chancellerie. Scholz a renoncé à cette distinction et a confié les deux fonctions au secrétaire d’État Jörg Kukies, aujourd’hui ministre des Finances. On sait par expérience que ces deux départements sont rarement d’accord, chacun ayant sa propre façon d’aborder les problèmes. Il est important que le débat puisse avoir lieu en présence du chancelier afin que celui-ci puisse avoir accès à des positions différentes. Mais lorsque ces fonctions sont réunies en une seule et même personne, le débat ne peut plus se faire. Aujourd’hui, rien de tout cela n’a changé.
dokdoc : On a beaucoup parlé des pierres d’achoppement entre les deux pays et finalement peu des choses qui ont mieux fonctionné et ont permis à l’Europe d’avancer.
Gutschker : Ce qui a permis à l’Europe d’avancer, c’est la décision qui a été prise lorsque la chancelière Merkel était encore en fonction, à savoir le plan de relance européen Next Generation EU. Ce plan de relance est entré en vigueur un peu plus tard, alors que Scholz était déjà chancelier. Il constitue une remarquable avancée. Toutefois, à ce jour, la plupart des fonds n’a pas encore été versée.
dokdoc : La décision a été prise sous Angela Merkel. Revenons-en à Olaf Scholz…
Gutschker : Celle qui a fait du bon travail, c’est Ursula von der Leyen. Von der Leyen est finalement le produit de l’axe franco-allemand. C’est Macron qui l’avait proposée comme présidente, envoyant par là un signal fort en direction de Berlin. Von der Leyen bénéficie à la fois de sa confiance et de celle du gouvernement fédéral, avec lequel elle doit de toute façon étroitement coopérer. C’est à elle qu’il revient de combler l’espace laissé par la France et l’Allemagne, elle l’a fait du mieux qu’elle pouvait.
dokdoc : Depuis le début de la guerre en Ukraine, il a souvent été dit que le centre de gravité de l’UE s’était déplacé vers l’Est, que l’avenir de l’Union était maintenant entre les mains d’autres pays. Qu’en pensez-vous ?
Gutschker : Il me semble tout à fait normal que dans une crise de ce type, les États situés directement à la frontière avec la Russie appréhendent le conflit d’une manière autre que l’Italie ou l’Espagne. Néanmoins, force est de constater que sur le plan rhétorique, le soutien le plus important est venu du côté français. Le chancelier s’est souvent vu reprocher d’être hésitant. Mais dans le même temps, le volume de l’aide allemande à l’Ukraine est beaucoup plus élevé que l’aide française. Cet écart a créé des tensions supplémentaires.
dokdoc : L’Allemagne et la France sont actuellement paralysées pour des raisons relevant de la politique intérieure. Comment Bruxelles peut-elle gérer cette situation ?
Gutschker : D’un point de vue institutionnel, nous nous trouvons actuellement au début d’un nouveau cycle. La Commission vient d’obtenir un nouveau mandat et doit maintenant faire des propositions. Elle le fera, quelle que soit la situation politique à Paris et à Berlin, mais devra de toute manière revenir vers les deux capitales. Et à cet endroit, il est évident que Mme von der Leyen se concertera également avec Friedrich Merz, et qu’elle prendra en compte les idées du candidat à la chancellerie dans son propre programme. Les choses difficiles commenceront lorsque nous entamerons les négociations sur le prochain cadre financier de l’UE. Ce sera à l’été. Les discussions devront être alors menées par des gouvernements capables d’agir et de prendre des décisions claires. Tant qu’un pays n’a pas adopté de budget au plan national, comme c’est le cas de la France, il ne peut pas non plus prendre d’engagement au niveau européen.
dokdoc : Le 26 novembre, la Commission a jugé la trajectoire budgétaire française « crédible », validant ainsi le plan Barnier de redressement des comptes publiques. Comment la nouvelle de la chute du gouvernement a-t-elle été accueillie à Bruxelles ?
Gutschker : Bruxelles suit de près tout ce qui se passe en France. La Commission avait clairement manifesté son intention d’aider Barnier car ce dernier avait reconnu la nécessité de faire des économies. Indépendamment de ce qui se passera maintenant à Paris, la Commission ne donnera pas son aval tant que Paris ne s’engagera pas à réduire ses dépenses.
dokdoc : Nous parlions à l’instant de cette phrase prononcée par Emmanuel Macron en octobre 2022 : il ne serait pas bon que l’Allemagne s’isole. Aujourd’hui, on a l’impression que l’Allemagne est bel et bien isolée. Quelles erreurs Scholz a-t-il commises ?
Gutschker : Il y a une grande différence entre Angela Merkel et Olaf Scholz. Quand une chose ne convient pas au chancelier, et on l’a vu dès le premier sommet, il croise les bras et donne clairement à voir sa désapprobation. Cela a été particulièrement flagrant en juin dernier lorsqu’il a été question du financement de la défense européenne. Scholz a de suite insisté sur le fait que l’UE ne pouvait pas prendre en charge le refinancement des dépenses des États-membres. De son point de vue, il n’y avait pas lieu de poursuivre la discussion. Comme Scholz, Angela Merkel n’a jamais perdu de vue les intérêts allemands : parler de dettes communes était pour elle aussi un sujet délicat et quand elle en parlait, elle ne le faisait pas à la légère. Mais au Conseil, elle s’est toujours efforcée de parvenir à un consensus, d’écouter tous les acteurs, de chercher avec eux des moyens de poursuivre le travail, leur donnant ainsi le sentiment qu’elle les prenait au sérieux. Avec Scholz, les choses sont très différentes.
dokdoc : Et si maintenant, on ramène cela à la relation franco-allemande ?
Gutschker : Avant chaque sommet important, il a toujours été d’usage que le chancelier et le président français se concertent au préalable, qu’il y ait un dîner permettant de déterminer une position commune. Il était également d’usage de rédiger des papiers à quatre mains lorsque les négociations avaient commencé, afin de préparer ce qu’on pourrait appeler « un couloir d’atterrissage. » Je n’ai rien vu de tout cela au cours des trois dernières années.
dokdoc : Emmanuel Macron a joué la carte européenne dès le début de son mandat. Comment cela s’est-il manifesté à Bruxelles et que restera-t-il de ses années à l’Élysée ?
Gutschker : Le discours de la Sorbonne a permis de mettre en branle nombre de choses importantes. Certaines d’entre elles sont aujourd’hui parfaitement intégrées, comme par exemple le discours sur la souveraineté européenne. Il n’y a aucune raison pour que cela ne continue pas. Mais de nombreuses propositions sont restées lettre morte, notamment parce que l’Allemagne n’y a pas donné suite. C’est notamment le cas de celle que Macron a fait dans son discours à l’École de guerre (7 février 2020), à savoir d’ouvrir une discussion sur le rôle de la dissuasion nucléaire en Europe. Il aurait été juste de s’en saisir. L’Allemagne ne l’a pas fait par crainte que les États-Unis ne décident ensuite de replier leur parapluie nucléaire. C’était une erreur. J’imagine qu’en tant que chancelier fédéral, Friedrich Merz agira autrement.
dokdoc : Monsieur Gutschker, je vous remercie pour cet entretien.
Interview : Landry Charrier
L’auteur
Thomas Gutschker est correspondant politique pour la Frankfurter Allgemeine Zeitung à Bruxelles, en charge de l’UE, l’OTAN et du Benelux.