Le dernier des Mohicans
La presse allemande a beaucoup parlé de Volker Wissing dans la foulée de l’effondrement de la coalition « feu tricolore » mais rien sur son attachement à la France et sur ce que son départ du gouvernement signifiera pour la relation bilatérale.
Plus de deux ans se sont écoulés depuis cette fameuse soirée. C’était au début juillet 2022 ; notre équipe avait installé caméras, lumières et micros dans la salle de conférence du ministère fédéral en charge du Numérique et des Transports. Nous étions en train de tourner un documentaire pour ARTE avec, comme objectif, de faire le point sur les relations bilatérales 60 ans après la signature du traité de l’Élysée. Deux membres du FDP nous avaient recommandé de parler à Volker Wissing : « Il aime la France », nous avait dit l’un d’entre eux.
Lorsque le ministre finit par arriver, nous salua et s’assit sur une chaise, on ne pouvait pas sentir grand-chose de tout cela. Volker Wissing maitrise chacun de ses gestes. Et lorsque je l’interrogeai sur sa relation avec la France, lui qui a grandi à Landau, à quelques kilomètres de la frontière, et qui est bilingue, il se contenta de me donner quelques réponses très superficielles. Les journalistes aiment parfois à jouer aux psychologues amateurs et à poser des questions personnelles, censées démontrer qu’ils connaissent bien leur interlocuteur. Le but : réchauffer l’atmosphère et ce faisant, briser la carapace, tantôt molle, tantôt dure, qu’on leur oppose souvent. Je demandai donc au ministre s’il rêvait parfois en français, s’il avait un mot préféré ou s’il jurait quelquefois dans sa deuxième langue. Mais Wissing ne se prit pas au jeu et resta fidèle à sa ligne de conduite : « Oui, de temps en temps », me répondit-il. La réponse parlait d’elle-même : la porte était fermée et le ministre venait tourner la clef à double tour.
Le ministre se révèle
Au bout d’une demi-heure, la conversation était terminée. On lui dit qu’on ferait passer quelques extraits dans le documentaire. On n’avait certes pas perdu notre temps mais la conversation n’avait rien d’exceptionnel. Mes collègues français, qui ne comprenaient pas un mot de ce que Wissing avait raconté, étaient en train de tapoter sur leur téléphone. C’est à ce moment que le ministre fit tomber le masque. Il nous raconta alors comment il avait appris le français, il nous parla de cette ferme située de l’autre côté de la frontière : il y avait passé beaucoup de temps, y avait mangé du fromage quand il était petit ; plus tard, il y avait bu du vin. Il y était récemment retourné, à l’occasion d’un anniversaire. Les hommes politiques du coin étaient venus avec des discours fin prêts, lui avait parlé librement : « Toutes ces rencontres, ces images, ces odeurs. Elles m’accompagnent aujourd’hui encore ». Il resta assis là pendant tout un moment, heureux de pouvoir parler de ses souvenirs. Quant à moi, je m’en voulais d’avoir éteint la caméra.
La presse allemande a beaucoup parlé de Volker Wissing ces dernières semaines. Le seul ministre FDP à avoir choisi de quitter son parti et de rester en poste, une décision qui lui valut même d’être qualifié de traître par sa propre secrétaire d’État. De son côté, le tabloïd Bild n’hésita pas à parler de « noble retraité » faisant par-là allusion à ces hommes politiques exclusivement motivés par l’appât du gain. Contrairement au reste de la direction du FDP, déterminée à provoquer l’explosion le fameux D-Day, Wissing, lui, défendit la coalition jusqu’au bout. Ce qu’il regrette ? Que les divergences de vues aient donné lieu à des controverses publiques et que les acteurs n’aient pas chercher à s’entendre là où cela était encore possible.
Un rapport émotionnel
Les nombreux articles consacrés au ministre insistent sur son attachement à la religion, à l’église ainsi que sur ses activités d’organiste. Travail et goût de l’effort seraient les « valeurs » à même de le caractériser au plus juste. Mais est-ce aussi ce qui permet de comprendre son rôle de passeur ? En partie peut-être. Ce rôle, Wissing le tient aussi au fait qu’il a grandi avec deux langues, deux cultures qui, aujourd’hui encore, cherchent à se rapprocher, à se comprendre. C’est probablement le seul ministre du gouvernement d’Olaf Scholz qui a non seulement compris l’importance de l’amitié franco-allemande mais qui la vit aussi sur le plan émotionnel. Contrairement à bien d’autres, il sait aussi à quoi ressemble la France rurale, cette « France éternelle » dont Pompidou aimait à parler. Son départ du gouvernement après les élections de février 2025 sera une grande perte, pour l’Allemagne et les relations bilatérales.
Une nouvelle génération
Au cours des dernières années, une nouvelle génération d’hommes et de femmes politiques a accédé aux plus hautes fonctions. Pour elle, l’axe Paris-Berlin n’est plus la mesure de toute chose. La France est certes toujours considérée comme un ami de premier ordre mais plus comme un partenaire avec lequel il n’est pas permis de s’affronter. Et là, les sujets ne manquent pas : nucléaire, endettement commun, relations UE-Chine. BILD 2 On se souviendra à cet endroit de cette émission du mois de septembre 2021 – nous étions en pleine campagne électorale – dans laquelle le présentateur demanda aux candidats à la chancellerie dans quel pays ils se rendraient en premier s’ils venaient à être élus : Olaf Scholz répondit Paris ; surpris, Armin Laschet esquiva ; Annalena Baerbock, bien plus jeune que ses deux concurrents, déclara : Bruxelles. Indépendamment de savoir qui la future ministre des Affaires étrangères souhaitait rencontrer dans la capitale belge, la réponse est l’expression d’un glissement tectonique. Le départ prochain de Wissing ne fera que renforcer le mouvement. Dans ce contexte, l’élection de Franziska Brantner, l’une des meilleures connaisseuses de la France à Berlin, à la tête du parti Bündnis90/Die Grünen, peut être vu comme un signe encourageant.
Une approche réaliste
On a souvent parlé des tensions entre Paris et Berlin. De son côté, Wissing s’est toujours bien entendu avec ses interlocuteurs français, permettant ainsi de réelles avancées, dans le domaine des transports notamment. C’est à lui (et à son homologue Clément Beaune) que l’on doit par exemple le passeport de l’amitié franco-allemande proposé en 2023 par la DB et à la SNCF à 60 000 jeunes des deux pays. À lui aussi, l’extension du D-Ticket aux moins de 28 ans résidant dans les régions frontalières, sans supplément de prix et sur un périmètre couvrant tout le Grand Est. Quant à la liaison directe Paris-Berlin – il a en a été le principal artisan côté allemand –, elle entrera en service à la fin de l’année. On s’en félicitera même si dans les faits, ces idées ne sont pas révolutionnaires.
J’ai de nouveau pu interviewer Volker Wissing en avril dernier, cette fois au Palais d’Egmont à Bruxelles, lors d’une réunion des ministres européens des Transports. Il ne fut pas très loquace, « comme à son habitude ». Je lui ai demandé si l’Allemagne n’avait pas intérêt à s’inspirer de la France dans le domaine du transport ferroviaire. Le réseau français est organisé autour de Paris, le TGV a sa propre ligne. L’Allemagne, quant à elle, est un pays de transit : « Comparer la France et l’Allemagne, c’est comme comparer des pommes avec des poires », me dit-il en secouant la tête. Wissing a toujours été réaliste, il pense précisément savoir ce qu’il peut imposer à la population. « En France, le TGV traverse plusieurs régions sans s’arrêter une seule fois. En Allemagne, ce serait tout simplement impossible. »
Une fois le micro coupé, Wissing se laissa de nouveau aller. Il me parla de ses vacances d’été dans le Vaucluse, près du Mont Ventoux. Lui et sa famille ont été séduits par la nature. Ils s’y rendent presque chaque année. Le « Géant de Provence » est aussi connu pour avoir accueilli plusieurs étapes du Tour de France. Wissing possède bien un vélo électrique, il ne s’est toutefois pas encore essayé à l’ascension. Et ce n’est pas un hasard : il sait mieux que quiconque où sont ses forces et ses faiblesses.
L‘auteur
Jean-Marie Magro est né à Munich d’une mère allemande et d’un père français. Il a grandi à Munich, y a étudié l’économie et y a également suivi les cours de l’École allemande de journalisme. Il travaille comme reporter radio au service politique de la chaîne de radio Bayerischer Rundfunk. Dans ses reportages, features et interviews, il traite principalement de sujets relevant de la politique étrangère, avec une attention particulière pour la France. En avril 2025, il publiera son premier livre : Radatouille. Meine Tour de France zu Burgund, Baguette und Banlieues aux éditions DTV (en précommande ici).