Nouvelle publication :
La liberté comme boussole


Les Mémoires d’Angela Merkel ont paru le mois dernier. L’ancienne chancelière y revient sur sa jeunesse en RDA et les 16 années qu’elle passa à la Chancellerie. Pierre-Yves Le Borgn’ les a lues pour dokdoc.
C’était le premier jour de l’automne, un matin ensoleillé, le samedi 22 septembre 2012. Récemment élu député et pressenti pour devenir le président du groupe d’amitié France-Allemagne à l’Assemblée nationale quelques semaines plus tard, j’étais assis face au château de Ludwigsburg, au premier rang devant la tribune où s’exprimeraient bientôt la Chancelière Angela Merkel et le Président François Hollande. Je mesurais ma chance d’être là, 50 ans après le discours du Général de Gaulle à la jeunesse allemande (« … Ich beglückwünsche Sie zunächst, jung zu sein … »). Il y avait à la fois une forme de solennité et une atmosphère bon enfant aussi. Le Président Hollande livra un discours attendu. La Chancelière glissa dans son expression une touche plus personnelle : « … Ich war 8 Jahre alt, als de Gaulle diese Rede hielt. Die Mauer war war ein Jahr zuvor errichtet worden. Ich lebte in der DDR und damals dachten wir, diese Teilung sei unumkehrbar … » À la fin de la cérémonie, François Hollande m’aperçut et vint vers moi, entraînant Angela Merkel dans son sillage. Avec la Chancelière, nous échangeâmes quelques mots convenus, mais chaleureux. Je ne la connaissais alors que de la télévision. Sa simplicité me marqua. Il y avait dans son regard un éclat jeune et joyeux, quelque chose que je n’attendais pas.
Son récit à elle
Ce moment-là est resté gravé dans mes souvenirs. L’image que je me faisais de la Chancelière était celle d’une personne plutôt formelle. Cela nourrit pour moi une interrogation pour de longues années : qui est vraiment Angela Merkel ? La Chancelière achevait son second mandat. Deux autres viendraient encore, dont un – en 2013 – avec une quasi-majorité absolue pour son parti, la CDU (et la CSU) au Bundestag. J’étais député socialiste et mes amis politiques en Allemagne étaient au SPD, mais l’expression d’Angela Merkel m’intéressait vraiment, sa méthode et une part de ses choix de gouvernement aussi. J’aurais pu voter pour elle. Je lus par la suite quelques biographies qui lui avaient été consacrées, sans cependant y trouver une véritable réponse à mon interrogation. Celle-ci ne viendrait nécessairement que de la lecture de ses mots à elle, du récit par elle de sa propre histoire, lorsque viendrait le temps de l’écrire. Il me fallut patienter encore, jusqu’au mois de décembre 2024 et à la publication de ses Mémoires. Quelque 700 pages et une bonne semaine de lecture plus tard, je n’ai sans doute pas toute la réponse, mais j’en sais désormais bien davantage sur une femme dont le destin personnel et l’action politique auront marqué l’Allemagne et l’Europe profondément.
Jeunesse et engagement

Sans doute est-ce la partie du livre précédant l’élection d’Angela Merkel à la Chancellerie en 2005 qui m’aura le plus appris. Ses années à la Chancellerie m’étaient plus familières. C’est l’avant que je voulais comprendre le plus. Le livre est sobre, volontiers factuel, mais glisse ici ou là une part d’humanité et de souvenirs qui donnent au lecteur quelques-unes des clés qu’il recherche. Le 9 novembre 1989 au soir, dans la liesse générale et comme des milliers de personnes, Angela Merkel, physicienne à l’Académie des Sciences de la RDA, sac de sauna à la main, traversa à pied cet espace jusqu’alors fermé séparant l’est de la ville de Berlin-Ouest. Un an plus tard, elle serait ministre d’Helmut Kohl dans le premier gouvernement de l’Allemagne réunifiée. Il y eut dans l’intervalle l’effondrement de la RDA, le bouillonnement démocratique d’une société s’ouvrant à la liberté, la soif de s’engager, une part de chance et une bien plus large part de volonté. Mais il y eut aussi l’expérience de 35 premières années de vie sous un régime oppressant, qui tenait en méfiance les gens de foi et les surveillait attentivement. Angela Kasner était fille de pasteur. Sa jeunesse s’était écrite à Templin, dans l’Uckermark brandebourgeois, au contact de la nature et de la foi, au sein d’une famille aimante et libre.
Sincère et résolue, ainsi apparaît la jeune femme au moment de s’entamer ses études de physiques, de construire sa vie d’adulte, de s’engager passionnément à la chute du Mur. Elle l’écrit : la RDA était un régime condamné, irréformable, insoluble dans la liberté. Que sera le choix politique d’Angela Merkel ? Ce sera le Renouveau Démocratique, mouvement d’opposition chrétien, pour ne pas adhérer à l’Ost-CDU – trop liée au défunt régime communiste – ni à la DSU, version de la CSU à l’est. Ce fut un choix courageux, guère heureux électoralement (moins de 1% des voix aux premières et dernières élections libres de la RDA). Viendront ensuite le temps du porte-parolat dans le gouvernement de Lothar de Maizière, la conquête non sans mal de la circonscription de Rügen, au bord de la mer Baltique, pour les premières élections au Bundestag de l’Allemagne réunifiée, la vie à Bonn comme ministre des Droits des femmes et de la Jeunesse, puis de l’Environnement. Sur ce chemin impressionnant et rude, il y aura aussi des rencontres décisives, dont celle de Beate Baumann, collaboratrice de toute une vie, recommandée par le futur Président fédéral Christian Wulff à une Angela Merkel immobilisée pour de longs mois en raison d’une vilaine fracture à la jambe.
Pourquoi la CDU ?
Telle est la question que je me posais depuis bien des années. Angela Merkel ne ressemblait guère à mes yeux à la CDU classique que je connaissais dans le sud de l’Allemagne et la vallée du Rhin, volontiers masculine et moralement très conservatrice. Une femme de l’est, protestante, divorcée et vivant en concubinage pouvait-elle incarner cet espace politique et le rassembler ? L’économie sociale de marché à laquelle Angela Merkel souligne à plusieurs reprises son attachement n’était-elle pas aussi valablement portée par la social-démocratie ? La réponse est sans doute dans le discours fondateur que prononcera Angela Merkel devant le congrès de la CDU à Essen au début 2000 et qui scellera son destin, la conduisant à la présidence de la CDU, puis en 2005 à la Chancellerie. Ces quelques phrases extraites du discours expriment au plus près sa philosophie : « Je veux une CDU qui continue à développer l’éthique de l’économie sociale de marché dans le cadre de la mondialisation. Je veux une CDU capable, même dans ce nouveau cadre, de réconcilier le marché et les valeurs humaines. Je veux une CDU qui, en se fondant sur une conception chrétienne de l’homme, fasse de la dignité humaine son critère dans l’évaluation des risques technologiques ».
Oser la liberté
Sans doute est-ce bien en effet la liberté qui définit le mieux Angela Merkel, autant pour la défendre tout au long de sa vie politique que pour la pratiquer dans l’exercice des fonctions de Chancelière. Cela méritait légitimement d’en faire le titre de ses Mémoires. La liberté, c’était d’oser face à l’Europe, face à son parti, face à l’opinion ne pas fermer la frontière allemande aux flux de réfugiés issus de la route des Balkans au tournant des années 2015 et 2016, c’était d’affirmer un choix courageux et lucide épousant tout à la fois une éthique personnelle des responsabilités et la compréhension des intérêts de son pays. Peu d’acteurs politiques hors d’Allemagne – et singulièrement à l’époque à l’Assemblée nationale – l’entendaient ainsi. La liberté d’Angela Merkel, c’était également une méthode particulière de gouvernement, prudente et mesurée, ferme aussi sur le cadre institutionnel, autant fédéral qu’Européen. Je reste admiratif de la capacité d’expliquer, de justifier, de protéger, de rappeler les devoirs, de montrer le chemin dont aura fait preuve 16 années durant Angela Merkel comme Chancelière. Cette dimension-là de son action politique est certainement celle qui m’aura le plus impressionné et pour laquelle ses Mémoires livrent d’utiles réflexions.
D’autres devront suivre
Pour autant, il manque dans les Mémoires d’Angela Merkel certaines clés, en particulier sur l’Europe ou la relation avec la Russie, sujets certes développés, mais insuffisamment prospectifs.

La prudence de la Chancelière se fait ici excessive, en dedans sur les propositions ou les moments d’accélération, notamment le discours de la Sorbonne d’Emmanuel Macron en septembre 2017. C’est souvent aux événements et aux crises que la Chancelière a su répondre décisivement, bien moins au mouvement des idées par temps plus calme. Il manque aussi dans le livre, à certains chapitres de la narration, un recul suffisamment critique sur la profondeur de son action. Mais quelle femme ou homme politique d’une telle envergure aurait pu rendre une copie parfaite en livrant d’une traite l’histoire de sa vie ? Pour cette raison, ce livre ne peut être le seul, témoignage unique pour solde de tout compte. La voix d’Angela Merkel est précieuse pour comprendre les temps que nous avons traversés et ceux qui sont à venir. L’expérience est un atout. Si la parole peut être rare, elle ne doit pas être absente. Je voudrais entendre et lire Angela Merkel sur la paix, le droit international, l’identité européenne, l’architecture de notre continent, le climat et l’économie de demain. En un mot, ce livre en appelle d’autres.
L’auteur

Pierre-Yves Le Borgn’ a été député des Français de l’étranger de 2012 à 2017 et président du groupe d’amitié France-Allemagne à l’Assemblée nationale. Rapporteur de la loi de ratification de l’Accord de Paris sur le climat, il a siégé à la Commission des Affaires étrangères et à l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, dont il a été le rapporteur sur la mise en œuvre des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme. Il travaille aujourd’hui au sein d’une petite entreprise française sur la transition énergétique et conserve une activité éditoriale et d’enseignement. Pierre-Yves Le Borgn’ est licencié en droit, diplômé de l’Institut d’études politiques de Paris et titulaire d’un LLM obtenu au Collège d’Europe à Bruges.