Zeitenwende:
Plus d’Europe plutôt qu’une nouvelle voie particulière


« Zeitenwende » – près de trois ans après le discours d’Olaf Scholz au Bundestag, tout le monde semble savoir de quoi il s’agit. Mais la dimension européenne – qui devrait être un élément fondamental du changement de paradigme voulu par le chancelier – reste toutefois la grande absente.
Le « Zeitenwende » a été jusqu’à présent surtout décrit comme un projet national, une mise à niveau de la Bundeswehr. Nombreux sont encore ceux qui le réduisent au fonds spécial de 100 milliards d’Euro proposé par le chancelier Scholz en 2022 et aux 2% du PIB que l’Allemagne dit vouloir enfin consacrer à la défense afin d’atteindre les objectifs de l’OTAN. Mais depuis le 24 février 2022 et l’agression de la Russie contre l’Ukraine, il est devenu évident que cette contribution devra être pérennisée après épuisement du fonds spécial et que l’Allemagne devra contribuer à intégrer l’Ukraine dans la stratégie de défense de l’Occident de telle sorte qu’elle devienne un pourvoyeur de sécurité. Pour Berlin, l’enjeu sera également de se mettre en situation de coopérer davantage avec ses partenaires de l’OTAN et de faciliter leur coopération.
Deux pas en arrière
Alors que les deux premiers points sont connus, même si la mise en œuvre et le volume de la contribution allemande restent en deçà des exigences, le troisième, lui, est souvent laissé de côté. Or, c’est justement dans ce domaine que l’Allemagne peine, voire fait marche arrière. Le constat est dramatique car la capacité de défense des Européens est conditionnée au renforcement de leur poids politique et militaire selon une logique misant à la fois sur la coopération et la cohésion. Car que ça soit pour déployer les capacités dont l’OTAN a besoin afin de renforcer sa posture de dissuasion et de défense ou pour surveiller la mer Baltique : c’est l´ensemble des alliés qui doit être mis à contribution.
La coopération au niveau politico-stratégique est cependant au plus bas. Depuis le début de la guerre, l’Allemagne répète à qui veut l’entendre que le soutien qu’elle apporte à l’Ukraine est le plus important d’Europe. Son argumentaire se base sur les chiffres absolus des volumes qu’elle a fournis, il ne prend toutefois pas en compte la puissance économique du pays (donc le rapport entre volume et PIB), ni l´effet sur le terrain des équipements livrés à l´Ukraine. Les relations avec les principaux partenaires de l’Allemagne en Europe sont en berne : avec la France, c’est silence radio et l’occasion de relancer les relations avec la Pologne n’a pas été saisie. Aujourd’hui, Berlin n’est même plus invitée à participer à des réunions comme celles qui ont eu dernièrement lieu avec les pays nordiques et baltes.
Les alliés de l’Allemagne s’organisent sans elle
Dans les faits, l’Allemagne risque aujourd’hui un « Sonderweg ». Elle est fière de sa contribution à l’Alliance mais ses partenaires désespèrent de son entêtement : d’une part, parce que le soutien que Berlin apporte n’est pas suffisant, d’autre part parce que sans lui, il sera difficile d’assurer la sécurité de l’Europe. Ce cercle vicieux mêlant autosatisfaction, réticences (à faire plus) et arrogance (l’Allemagne aime à dire à ses partenaires ce qu’ils devraient faire) engendre non seulement de la frustration – il est aussi de plus en plus nuisible à la sécurité du continent. Pour éviter que la situation ne s’aggrave, les alliés de Berlin ont pris le parti de s’organiser sans l’Allemagne. Au final, tout le monde y perd (sauf la Russie).

L’Allemagne est désormais confrontée à une double difficulté. Marquées par une intense coopération au plan bilatéral, les années Biden seront bientôt révolues. L’Europe devra peut-être alors assurer seule sa sécurité, mais l’Allemagne, elle, sera isolée pour avoir par trop négligé ses partenaires. Et tandis que d’autres chercheront à conclure un deal avec les États-Unis (notamment en raison de la passivité allemande), l’Allemagne, pour isolée qu’elle sera, pourrait se retrouver sous le feu des critiques de la nouvelle administration Trump.
Un danger pour l’Europe
La coalition « feu tricolore » avait pourtant promis d´agir différemment et insisté dans l’accord de coalition de 2021 sur le fait qu’elle prenait très « au sérieux les préoccupations de ses partenaires, notamment d’Europe centrale et orientale ». Et même si les propositions allemandes quant à la manière de maintenir la paix et d’éviter la guerre se sont finalement avérées erronées, au plus tard avec l’invasion russe, l’Allemagne est aujourd’hui encore convaincue qu’elle peut expliquer à ses alliés, du nord au sud-est de l’Europe, ce dont ils ont besoin sur le plan militaire. Et que dialogue et détente sont une alternative crédible à une politique de dissuasion. Dans les faits, pourtant, le dialogue n’est possible qu’à partir du moment où il est fondé sur une dissuasion digne de ce nom.
Nous touchons là un point crucial, à savoir les réticences de l’Allemagne à pratiquer une véritable politique de coopération : in fine, Berlin fait beaucoup plus confiance à son interprétation (erronée) du passé qu’aux évidences du moment ainsi qu’aux arguments de ses partenaires. Berlin espère que l’Europe d’hier n’est pas encore passée – en réalité, elle est depuis longtemps révolue. Pour l´Europe de demain, une telle Allemagne représente néanmoins un danger : elle ne génère aucune dynamique créatrice, seulement du dépit lié à la voie qu’elle a choisi d’emprunter – une voie que beaucoup qualifierait de « Sonderweg ». Pour que le « Zeitenwende » apporte une réelle plus-value, il faudrait que l’Allemagne cesse de vouloir donner à tout prix des leçons à ses partenaires et s’efforce de devenir un réel partenaire de coopération.
Cet article est la version française d’un article paru dans l’édition du 2 janvier 2025 de Table Briefings.
Les auteurs


Claudia Major dirige le département de recherche sur la politique de sécurité à l´Institut allemand pour les affaires internationales et de sécurité (SWP) à Berlin. Elle est membre du comité consultatif sur la « Conduite intérieure » du ministère de la Défense.
Christian Mölling dirige le programme européen de la Fondation Bertelsmann. Il travaille sur les questions de sécurité, de défense, d’armement et de technologie depuis 25 ans.