Questions stratégiques :
Pour une relecture des années 1950

Questions stratégiques : Pour une relecture des années 1950
  • Publiéfévrier 24, 2025
Konrad Adenauer signe le traité d'adhésion de l'Allemagne à l'OTAN, 9 mai 1955
Konrad Adenauer signe le traité d’adhésion de l’Allemagne à l’OTAN, 9 mai 1955 (Copyright: MEAE/Archives Paris/Séries thématiques/Série L – conférences internationales)

À travers un retour sur les choix stratégiques des années 1950, Peter Geiss interroge l’avenir de la sécurité du continent et les problèmes éthiques liés à la dissuasion nucléaire.

 

Dans une ultime interview accordée au quotidien Die Welt le 23 décembre 2023, Wolfgang Schäuble, ancien ministre et président du Bundestag, décrit les années 1950 comme une période clé pour comprendre les enjeux de sécurité et de stabilité en Europe. L’un des principaux défis auxquels les pays de l’UE pourraient être confrontés résiderait selon lui dans un désengagement des États-Unis, sur le plan de la dissuasion nucléaire notamment. Cette inquiétude le conduit à plaider en faveur d’une contribution partielle au financement de la force de frappe. Une dissuasion européenne serait certes idéale, Schäuble juge néanmoins qu’une telle perspective est « utopique », du moins à court terme. Revenant aux années 1950, il explique ensuite : la situation serait aujourd’hui tout autre si la Communauté européenne de défense (CED, 1954) n’avait pas échoué.

 

Une garantie militaire, une assurance psychologique

Le refus de l’Assemblée nationale d’intégrer la RFA dans une structure de défense européenne a entraîné son adhésion à l’OTAN (1955). À partir de ce moment, la sécurité de l’Allemagne repose sur les États-Unis. Toute remise en cause de cette garantie est considérée comme une menace par une large part de la classe politique allemande. Charles de Gaulle en fait l’amère expérience en 1963 : le Bundestag n’accepte de ratifier le traité de l’Élysée qu’après y avoir adjoint un préambule réaffirmant l’attachement de l’Allemagne de l’Ouest à l’OTAN et aux États-Unis.

En matière de sécurité, le « roman national » (ouest-)allemand est finalement assez simple à résumer : depuis le blocus de Berlin en 1948-1949, l’Allemagne a surmonté les périodes les plus périlleuses de la guerre froide et retrouvé son unité grâce à la protection américaine. Mais que se passerait-il si les États-Unis venaient à se désengager de l’Allemagne et de l’Europe ou adoptaient un modèle politique en rupture avec les idéaux de 1776 ?

 

Incertitudes allemandes

Cette crainte n’est pas nouvelle. Comme l’a montré Hans-Peter Schwarz, le chancelier Adenauer était hanté par la peur que la solidarité américaine puisse s’avérer plus fragile qu’espéré. Ces craintes, rares sont ceux qui le savent, ont été le point de départ de discussions franco-allemandes sur une coopération militaire dans le secteur nucléaire. En novembre 1957, les ministres de la Défense allemand, Franz Josef Strauß, et français, Jacques Chaban-Delmas, ont effet envisagé en secret un projet trilatéral associant la France, l’Allemagne et l’Italie. Son objectif : « préserver la pleine capacité des pays européens en matière atomique », développer des armes en commun, et organiser ensuite leur partage entre les trois partenaires. Cependant, après son retour au pouvoir (1958), le général de Gaulle choisit de ne pas poursuivre cette initiative. Il considère que la future force de dissuasion française doit rester un instrument relevant exclusivement de la souveraineté nationale, assurant ainsi à la France un degré d’autonomie stratégique dont aucun autre membre de l’OTAN, hormis les États-Unis et le Royaume-Uni, ne dispose.

 

Charles de Gaulle et Franz Josef Strauß, Reims, 8 juillet 1962 (Copyright: Wikimedia Commons)
Charles de Gaulle et Franz Josef Strauß, Reims, 8 juillet 1962 (Copyright: Wikimedia Commons)

 

Éviter le « biais de confirmation »

La relecture stratégique des années 1950 proposée par Schäuble n’apporte pas de « leçons » directement transposables aux défis actuels. Elle ne résout encore moins les problèmes éthiques liés à l’arme nucléaire. Elle constitue néanmoins une précieuse source de réflexion, principalement pour une raison : ces années ont vu émerger une architecture de sécurité transatlantique qui a permis d’assurer la stabilité de l’Europe tout au long de la guerre froide. Les bouleversements de 1989 n’ont pas renversé cet ordre, ils l’ont « simplement » étendu vers l’est. Mais cette situation est-elle « normale » ? Est-il « naturel » que, près de 80 ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale et 36 ans après l’effondrement du bloc soviétique, la sécurité du continent repose encore largement sur une puissance extra-européenne ?

L’étude des années 1950 peut être instructive si l’on prend en compte ce que le psychologue et prix Nobel Daniel Kahneman a appelé le « biais de confirmation » (« confirmation bias ») : l’issue de la guerre froide peut nous rendre vulnérables à une erreur logique. Nous avons naturellement tendance à établir un lien causal, voire déterministe, entre les décisions prises et les événements qui ont suivi. Cela peut conduire à penser que structurer la sécurité européenne de manière autonome plutôt que dans un contexte de dépendance aux États-Unis n’aurait jamais pu aboutir. À cet égard, il est utile d’examiner les options envisagées mais jamais mises en œuvre, comme la Communauté européenne de défense (CED). Son échec a laissé à l’Europe une seule et unique alternative : un ancrage au sein de l’OTAN, avec tous les avantages et inconvénients que cela implique.

 

Un risque de dépendance excessive

Le risque d’une dépendance excessive de l’Europe vis-à-vis des États-Unis a été très vite compris de certains observateurs européens et américains. En 1947, le journaliste Walter Lippmann a été de ceux qui ont critiqué la stratégie américaine de « l’endiguement » (containment), soulignant qu’un engagement prolongé des États-Unis sur le continent pourrait affaiblir les Européens en les empêchant d’organiser leur propre sécurité. À cet endroit, il est important de souligner que Lippmann n’adopte pas pour autant de posture isolationniste : il ne souhaite ni abandonner l’Europe, ni remettre en cause l’aide économique du Plan Marshall. Toutefois, il met en garde contre le risque de faire des Européens des « alliés faibles et dépendants ». Son argument : « un allié faible n’est pas un atout, c’est un fardeau » (« … a weak ally is not an asset. It is a liability »). Aujourd’hui, revisiter les options envisagées avant et après la création de l’OTAN pourrait nourrir un débat nécessaire sur l’évolution des relations entre les États-Unis et leurs alliés européens au sein de l’Alliance, ainsi que sur la manière dont l’Europe pourrait mieux faire valoir son poids démographique et économique.

 

L’enjeu nucléaire

Les origines de la guerre froide offrent un éclairage intéressant sur les risques nucléaires et les réponses à y apporter. Bien plus que d’autres types d’armement, l’arme atomique pose une question morale majeure. Même les armes dites « tactiques » ont un potentiel destructeur souvent bien supérieur à celui des bombes d’Hiroshima et de Nagasaki. En 1939, convaincu que l’Allemagne nazie était capable de développer la bombe, Albert Einstein adresse une lettre au président Roosevelt qui entrera dans l’histoire comme le point de départ du projet Manhattan. Dans une interview accordée au magazine Newsweek en mars 1947, soit presque deux ans après Hiroshima et Nagasaki, il affirme qu’il n’aurait pas soutenu cette démarche s’il avait su que les Allemands ne parviendraient pas à développer l’arme atomique. Cette arme, explique Einstein, serait une « ligne Maginot américaine », une illusion qui, en réalité, n’offrirait aucune véritable protection.

Les démocraties entretiennent des rapports particuliers avec les armes de destruction massive. Plus que pour toute autre arme, la responsabilité qu’elle engage inclut la prise en compte des populations (y compris celles de l’adversaire). Dans cette optique, la seule justification d’un arsenal nucléaire – si tant est qu’il en existe une, ce qui est largement discutable d’un point de vue éthique – réside dans sa capacité à maintenir un équilibre de dissuasion et à empêcher toute escalade. Aujourd’hui, une question se pose : la « simple » application du principe de « destruction mutuelle assurée » (Mutually Assured Destruction) ou de la version française dite de la « suffisance » (infliger à l’agresseur des pertes inacceptables sans aller jusqu’à sa destruction totale) suffira-t-elle à protéger l’Europe ? Il convient à nouveau de se méfier d’un biais de confirmation. Ce qui a fonctionné en l’absence de conflit conventionnel majeur n’est pas nécessairement applicable dans le cadre d’une escalade déjà en cours.

Selon Alfred Einstein et Carl Friedrich von Weizsäcker, il conviendrait plutôt de tout faire pour rendre les ficelles qui retiennent le « Gulliver ». Mais comment y parvenir lorsque l’escalade conventionnelle a déjà commencé ?

Si les Européens en viennent à accepter qu’une force de dissuasion crédible et contrôlée est un mal inévitable, leur objectif doit cependant rester la détente et la réduction des menaces nucléaires, dès que les conditions le permettront. Détente ne signifie pas rapprochement moral. Même dans les heures les plus sombres de la guerre froide, les blocs, bien que profondément divisés sur le droit international, la démocratie et les droits de l’homme, sont arrivés à éviter le pire. Compte tenu des forces de destruction en présence, une stratégie exclusivement axée sur la dissuasion, sans inclure de mécanismes de désescalade et de stabilisation politiques, diplomatiques et économiques, pourrait conduire à la formation d’une nouvelle « ligne Maginot », autrement dit, d’une nouvelle illusion de sécurité. D’un autre côté, il est difficile d’imaginer une situation géopolitique où les populations européennes seraient exposées, sans contrepoids crédible, à toutes sortes de risques nucléaires et de chantages existentiels.

 

Pierre Mendès-France peu avant le vote de l'Assemblée nationale, 20 août 1954 (Copyright: Alamy)
Pierre Mendès-France peu avant le vote de l’Assemblée nationale, 20 août 1954 (Copyright: Alamy)

 

Mais que faire ? Renouer avec le projet de CED abandonné en 1954, relancer les projets nucléaires de 1957 ? Plutôt que de chercher à résoudre les problèmes actuels en reproduisant les modèles du passé, il serait préférable de faire preuve d’une « créativité » historiquement éclairée, tenant compte des solutions déjà explorées tout en identifiant celles qui ne l’ont pas encore été. Dans un ouvrage publié en 2022 sur Robert Schuman, Matthias Waechter et ses co-auteurs soulignent la pertinence des paroles prononcées par Robert Schuman lors de la fondation de la CECA (9 mai 1950) : « La paix mondiale ne saurait être sauvegardée sans des efforts créateurs à la mesure des dangers qui la menacent. » 75 ans plus tard, il est urgent de ne pas l’oublier.

 

L’auteur

Peter Geiss (Copyright: Sachsse Bonn_0853)
Peter Geiss (Copyright: Sachsse Bonn_0853)

Peter Geiss est professeur de didactique de l’histoire à l’Université de Bonn. Il a codirigé le manuel d’histoire franco-allemand Histoire/Geschichte, publié en trois volumes entre 2005 et 2011. Ses travaux portent notamment sur la comparaison didactique de l’enseignement de l’histoire en France et en Allemagne, ainsi que sur les potentiels et les pièges épistémologiques liés aux « leçons de l’histoire ».

 

L’auteur tient à remercier Landry Charrier pour sa relecture du texte.

 

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