« Le moment est venu de préciser l’article 4 du traité d’Aix-la-Chapelle »


Donald Trump est de retour à la Maison Blanche, Friedrich Merz sera bientôt élu chancelier. Soudain, la question d’une dissuasion nucléaire européenne par la Force de frappe n’est plus un débat abstrait.
Andreas Noll : Il y a quelques jours, Friedrich Merz, probable futur chancelier, a déclaré : « L’Allemagne ne pourra pas et ne devra pas se doter elle-même d’armes nucléaires, et cela ne changera pas. En revanche, je pense que la question d’une participation nucléaire avec la France ou le Royaume-Uni est un sujet dont nous devons discuter. » Monsieur Lübkemeier, c’est la première fois que nous entendons de tels propos de la part d’un homme politique allemand. Que pourraient-ils signifier pour l’Allemagne et la Bundeswehr ?
Eckhard Lübkemeier : C’est effectivement la première fois que nous entendons ce type de propos. Et cela aurait dû arriver depuis longtemps. Nous aurions dû accepter l’offre faite par Emmanuel Macron il y a plus de quatre ans : renforcer la dimension européenne de la Force de frappe. Aujourd’hui, la situation est la suivante : il nous faut trouver une alternative à la protection militaire — et surtout nucléaire — que les États-Unis nous ont assurée au cours des 75 dernières années. Cette protection est en train de s’éroder à une vitesse vertigineuse. Il est temps pour l’Allemagne de réfléchir aux options dont elle dispose, au cas où cette protection viendrait à disparaître complètement. Et si l’on ne veut pas d’une bombe nucléaire allemande – que nous ne pourrions de toute façon pas développer à court terme –, il ne reste en réalité que la France comme substitut possible.
Noll : Parmi les nombreuses déclarations du président américain et de son administration à l’égard de l’Europe, aucune – pour autant que je puisse en juger – n’a, jusqu’à présent, évoqué un possible retrait du bouclier nucléaire américain. Et pourtant, vous affirmez qu’il est nécessaire de réfléchir dès maintenant à une alternative…
Lübkemeier : Il n’y a effectivement pas eu de menace explicite. Mais ce n’est certainement pas un hasard si Friedrich Merz a exprimé sa volonté d’en discuter avec Emmanuel Macron et Londres. L’administration Trump a semé le doute.
Noll : Depuis 2020, Emmanuel Macron a évoqué à plusieurs reprises une possible extension du bouclier nucléaire français, ou appelé à un débat stratégique sur le sujet. Dans son allocution télévisée du 5 mars dernier, le président a déclaré qu’il souhaitait « ouvrir le débat (…) sur la protection de nos alliés du continent européen par notre dissuasion ». Lors de notre dernier entretien, en mars 2024, nous avions beaucoup parlé des discussions qui avaient lieu en coulisses. Aujourd’hui, il n’est plus question de discussions en coulisses – le signal est clair. Quelles conclusions en tirez-vous ? Lors de notre dernier entretien , en mars 2024, nous avions beaucoup parlé des discussions qui avaient lieu en coulisses. Aujourd’hui, il n’est plus question de discussions en coulisses – le signal est clair. Quelles conclusions en tirez-vous ?
Lübkemeier : Dans le traité d’Aix-la-Chapelle, la France et l’Allemagne ont déclaré que leur sécurité était indissociable. L’article 4 du traité contient en outre une clause d’assistance mutuelle en cas d’agression armée. Dans ce cas précis, l’autre pays doit utiliser tous les moyens à sa disposition pour venir en aide à son voisin. Je pense que le moment est venu de préciser le contenu du traité d’Aix-la-Chapelle par une référence explicite à la Force de frappe.

Noll : Et qu’est-ce que cela signifierait concrètement ?
Lübkemeier : Dans ce cas, les deux parties devraient déclarer que les forces nucléaires françaises ont également vocation à assurer la protection de l’Allemagne. Cela a peut-être toujours été implicite. Mais si cela devenait explicite, au moyen d’une déclaration commune, cela signifierait clairement que l’Allemagne est placée sous la protection du bouclier nucléaire français.
Noll : Dans ce cas, faudrait-il rouvrir le traité d’Aix-la-Chapelle ?
Lübkemeier : Il n’est pas nécessaire de rouvrir les négociations. Il suffirait de déclarer de manière très explicite que les forces nucléaires françaises font bel et bien partie des moyens militaires mentionnés dans la clause d’assistance mutuelle de l’article 4.
Noll : Mais tous les présidents depuis Charles de Gaulle n’ont-ils pas dit que l’Allemagne bénéficiait elle aussi du bouclier nucléaire français ? Il a d’ailleurs été également souvent question des pays du Benelux.
Lübkemeier : Il a été dit à de nombreuses reprises que la dissuasion nucléaire française ne se limitait pas au seul sanctuaire national. Cela a été affirmé et réaffirmé. Mais la situation actuelle est fondamentalement différente. Auparavant, l’Allemagne bénéficiait clairement de la protection du parapluie nucléaire américain. Aujourd’hui, cette certitude s’effrite. Cela signifie — pour le dire ouvertement — qu’en cas d’escalade, l’Allemagne pourrait se retrouver sans aucune protection nucléaire. Et cela aurait des conséquences majeures sur la situation stratégique de la France.
Noll : Emmanuel Macron a récemment déclaré à Bruxelles que les discussions techniques se poursuivraient jusqu’à la fin du semestre. Comment est-ce que nous devons nous représenter les choses ? Qu’est-ce qui doit être clarifié aux niveaux technique et stratégique ?
Lübkemeier : Il faudrait mettre en place une instance commune, chargée d’examiner dans quelles conditions la Force de frappe pourrait être étendue à l’Allemagne, et comment cela pourrait fonctionner de manière concrète. Mais les choses ne devraient pas en rester là. Étendre la Force de frappe devrait aller de pair avec un rapprochement visible avec les forces nucléaires et la doctrine nucléaire françaises. Cela pourrait passer par des mesures concrètes comme le transfert temporaire d’avions équipés de missiles nucléaires. Il pourrait aussi s’agir d’initiatives similaires à celle menée il y a un peu plus de deux ans, lorsque les forces aériennes italiennes ont participé à un exercice des forces nucléaires françaises – néanmoins avec des systèmes conventionnels. On pourrait imaginer des initiatives de ce type entre la France et l’Allemagne. Il serait peut-être aussi temps de mettre toutes les options sur la table et d’en discuter ouvertement. L’ancien président du Bundestag, Wolfgang Schäuble – aujourd’hui décédé – avait d’ailleurs proposé à plusieurs reprises que l’Allemagne participe au financement des forces nucléaires françaises, si ce n’est directement, du moins indirectement.
Noll : Parlons justement d’argent. En Allemagne, nous investissons actuellement des sommes considérables pour équiper la base aérienne de Büchel, en Rhénanie-Palatinat, de manière à ce qu’elle soit bientôt en mesure d’accueillir des F-35 équipés de nouveaux missiles nucléaires. Le chancelier Olaf Scholz a-t-il commis une erreur ? Ne serait-il pas plus judicieux de faire en sorte que Büchel puisse accueillir le Rafale ?

Lübkemeier : Non, je ne le pense pas. Je ne crois pas que Scholz ait commis une erreur. De notre côté, nous devrions faire tout ce qui est possible pour préserver le parapluie américain, tout en cherchant parallèlement à nous rapprocher de la France. La protection nucléaire française devrait servir de contre-assurance, au cas où la protection nucléaire américaine continuerait à s’éroder. Bien sûr, c’est un dilemme. Mais nous ne devons pas contribuer à conforter ceux qui, à Washington, prévoient ou envisagent un retrait d’Europe. C’est un exercice d’équilibriste. Mais c’est précisément là tout l’enjeu de la politique.
Noll : Monsieur Lübkemeier, je vous remercie pour cet entretien.
Cette interview est une version abrégée de l’épisode 76 du podcast Franko-viel : « #76 – Macron, Merz und die Bombe: Braucht Deutschland die Force de Frappe? – Franko-viel – Der Frankreich-Podcast », 13 mars 2025.
L’auteur
Eckhard Lübkemeier est un ancien diplomate allemand. Il est politologue et chercheur invité à Stiftung Wissenschaft und Politik (SWP) à Berlin. Dernière publication : « Die Vermessung europäischer Souveränität. Analyse and Agenda », Analyse de la SWP 24/05 : https://www.swp-berlin.org/10.18449/2024S05/ .
En coopération avec le Fonds citoyen franco-allemand