Perspective suisse :
Est-ce cela « l’amitié franco-allemande » ?

Perspective suisse : Est-ce cela « l’amitié franco-allemande » ?
  • Publiéjuin 23, 2025
À l'EuroAirport Basel Mulhouse Fribourg (Copyright: Alamy)
À l’EuroAirport Basel Mulhouse Fribourg (Copyright: Alamy)

En Suisse, la relation franco-allemande est surtout une histoire de rivalité. Berne quant à elle, garde ses distances – souvent au détriment de sa politique européenne.

 

Avec la Belgique et le Luxembourg, la Suisse est le seul pays à avoir des frontières à la fois avec la RFA et la France, et où l’allemand et le français sont langues officielles. Mais la comparaison s’arrête là : le Grand-Duché est beaucoup plus petit que la Confédération, et la minorité germanophone belge ne représente qu’1 % de sa population. Entre le lac de Constance et celui du Léman, plus de 60 % et près de 23 % des Suisses parlent respectivement allemand et français. Toutefois, ces chiffres masquent la réalité : le suisse allemand s’éloigne souvent du Hochdeutsch, rendant la compréhension difficile même entre régions suisses. Qu’un habitant de Hambourg ne saisisse pas le dialecte d’un Haut-Valaisan ne surprend personne, et même un Bâlois peinera à déchiffrer un dialecte plus éloigné. Les Romands, eux, restent attachés à leurs usages, préférant dîner à midi et souper le soir. Cette réalité traduit un orgueil national et cantonal encore très vivace en Suisse. Malgré ses atouts pour servir de pont culturel entre francophones et germanophones, la Confédération préfère préserver ses particularismes, pour le pire et le meilleur.

 

Une attitude ambivalente

Il faut le dire clairement : la Suisse n’aime pas le franco-allemand, « langue » lui rappelant une double domination mal acceptée. Tirant les leçons de la Première Guerre mondiale – où, pour la seule fois, son unité fut menacée – elle a soigneusement gardé ses distances avec ses deux grands voisins. Entre 1914 et 1918, la Suisse alémanique pencha pour le IIᵉ Reich, tandis que la Romandie espérait la victoire française. Bien que cela ne soit plus le cas depuis des décennies, la Suisse allemande n’exprimant que peu de sympathie envers son voisin allemand, la Confédération respecte la France et l’Allemagne sans jamais s’identifier à l’un ou à l’autre. Critique envers l’intégration européenne, elle se sent traditionnellement plus proche de la Grande-Bretagne. Depuis le fameux discours de Churchill à Zurich en 1946, elle privilégie Londres à Paris, Bonn ou Berlin, et s’en remet à une mentalité du « réduit », du nom de la forteresse érigée pendant la Seconde Guerre mondiale pour se protéger des « puissances extérieures », qu’elle soupçonne dans le cas de la France et de l’Allemagne,  souvent à tort, de menacer sa souveraineté, sa neutralité et son confort.

 

Winston Churchill quitte l’Université de Zurich, entouré d’étudiants, 19 septembre 1946 (Copyright: Wikimedia Commons)
Winston Churchill quitte l’Université de Zurich, entouré d’étudiants, 19 septembre 1946 (Copyright: Wikimedia Commons)

 

Politique, éducation et langue

Seul État européen à avoir instauré durablement une démocratie libérale après 1848, la Suisse s’est dotée d’un système parlementaire original, fort différent de celui de ses voisins : elle en est très fière. Elle refuse d’être confondue avec eux. Cela se manifeste en Suisse alémanique, où les autochtones tiennent à parler leur dialecte, surtout face aux Allemands s’exprimant en Hochdeutsch. Ce phénomène, en forte recrudescence, révèle que les différences linguistiques cristallisent les tensions les plus vives. L’allemand peine à s’imposer dans les cantons francophones, tandis que le français recule dans les cantons germanophones. Dernier exemple : la fermeture de classes bilingues dans le canton de Berne, sous l’impulsion d’une élue écologiste responsable de l’éducation.

 

Politique européenne et les relations bilatérales

La politique européenne est un autre sujet de friction majeur entre Berne, Berlin et Paris. L’opposition remonte au vote du 6 décembre 1992, lorsque les Suisses rejetèrent l’adhésion à l’Espace économique européen (EEE), préalable à une possible entrée dans l’Union européenne. À l’époque, les partisans d’un rapprochement avec Bruxelles évitaient de trop insister sur l’amitié franco-allemande. Celle-ci n’a du reste jamais réellement eu d’écho à Berne. Dans un mémoire de master consacré à La Suisse et le traité de l’Élysée (2014), Cécile Blaser relate un épisode tendu entre la Confédération et ses deux grands voisins : pour les autorités fédérales, ce traité n’était qu’un texte sans avenir, sans intérêt pour un État tiers. Le chef du Département politique le balaya d’un trait de plume, privilégiant l’adhésion au Conseil de l’Europe, institution d’inspiration britannique. La Suisse concentra ensuite ses efforts sur l’Association européenne de libre-échange (AELE), dont elle est aujourd’hui encore membre.

Cette lecture erronée du traité n’a toutefois produit aucun effet notable. Convaincu d’être le seul maître de sa politique européenne, le Conseil fédéral persiste dans une trajectoire isolationniste, fidèle à la « voie bilatérale ». Il sait que la majorité des Suisses approuvent : moins d’un cinquième souhaite l’adhésion à l’UE. L’UE s’en accommode, tandis que Paris et Berlin se félicitent des bonnes relations de voisinage. Pour la Suisse, le franco-allemand demeure un objet extérieur, limité à la coopération transfrontalière dans le Dreiländereck, dans la Regio Basiliensis.

 

La passerelle des Trois Pays, entre Weil-am-Rhein et Huningue (Copyright: Wikimedia Commons)
La passerelle des Trois Pays, entre Weil-am-Rhein et Huningue (Copyright: Wikimedia Commons)

 

Défis de la coopération franco-allemande

Mais la Suisse n’est pas seule responsable. Les Allemands et les Français le sont aussi. En Suisse, le franco-allemand n’existe pas vraiment et n’a jamais su s’imposer, restant une reconnaissance institutionnelle marginale. Les initiatives sont rares et anecdotiques. Conscientes des réticences suisses, souvent tacites mais bien réelles, les chancelleries française et allemande se tiennent à distance. Parfois, elles commettent même des maladresses diplomatiques, contournant la Suisse pour traiter avec d’autres partenaires. Ainsi, les dialogues franco-autrichiens sur l’Europe, organisés dans la capitale fédérale avec la participation d’un « hôte suisse », n’ont réuni qu’un public clairsemé. Le public local, ne saisissant ni le sens ni la portée de ces rencontres, ne leur a accordé qu’un intérêt très limité, y compris dans les milieux politiques et culturels bernois.

La France et l’Allemagne ont en outre des regards très différents sur la politique intérieure suisse. Les débats autour de l’achat de matériel militaire – français ou allemand – ont été vifs, tout comme ceux entre la très germanophone Schuldenbremse et le très francophone « service public ». D’autres divergences sont apparues lors de la controverse sur la participation de la Suisse aux programmes européens de recherche. Avant de l’autoriser, Paris exigea la signature d’un accord préalable et global entre Berne et Bruxelles. À l’inverse, Berlin prit ouvertement parti pour le Conseil fédéral. Pour le gouvernement allemand, les universités suisses devaient pouvoir bénéficier de ces fonds sans attendre.

Au-delà des entreprises, infrastructures, transports ou médecine, les antagonismes franco-allemands s’expriment surtout dans les conflits linguistiques, culturels et universitaires. Ici, il n’est plus question de partenariat, mais bien de rivalité. Profitant de la libre circulation en Europe, les Allemands ont investi massivement les universités suisses, allant jusqu’à exercer une influence déterminante sur certaines d’entre elles – y compris en Romandie. Certains épisodes illustrent particulièrement bien cette tension : une rectrice, originaire de Rhénanie, aurait ainsi refusé à Jean-Pierre Chevènement le droit de répondre aux questions des étudiants ; elle aurait également irrité un ministre français de la Défense, mécontent de l’accueil reçu lors d’une cérémonie officielle. Enfin, elle aurait invoqué un empêchement d’agenda pour éviter de saluer Jean-Marc Ayrault, alors invité d’honneur d’un colloque tenu dans son établissement.

Ce qui peut prêter à sourire ne doit pas être pris à la légère. À force de considérer les universités suisses comme une chasse gardée, un nombre non négligeable de professeurs allemands semblent se comporter en territoire conquis. Au-delà des nombreuses fonctions qu’ils occupent – recteurs, vice-recteurs ou doyens –, ils imposent leurs approches professionnelles, leurs références bibliographiques, et surtout leurs méthodes académiques. Profitant d’une présence désormais prédominante, ils nomment leurs compatriotes à divers postes d’enseignement – y compris pour des cours dispensés en français –, au grand dam de nombreux Romands, dont certains ont étudié à Paris. Le français s’en trouve affaibli, éclipsé par l’allemand et de plus en plus par l’anglais. Est-ce cela « l’amitié franco-allemande » ? En Suisse, ce déséquilibre nourrit un repli critique envers ses deux principaux partenaires européens, fournissant un argument fort aux partisans de la distance vis-à-vis de l’Europe.

 

Cette contribution fait partie d’une discussion ouverte par Gérard Araud et Ulrike Franke et prolongée par des articles de Jean-Marie Magro et Klaus Hofmann.

 

L’auteur

Copyright: privé
Copyright: privé

Gilbert Casasus est professeur émérite en Études européennes de l’Université bilingue de Fribourg en Suisse. Politiste franco-suisse, diplômé de l’IEP de Lyon et docteur ès science politique de l’Université de Munich, il a débuté sa carrière professionnelle au sein d’institutions franco-allemandes, dont l’OFAJ, avant d’entamer une carrière universitaire auprès des universités de Iéna, Genève, Weimar et Grenoble de même qu’auprès du Cycle franco-allemand de Sciences Po Paris à Nancy. Spécialiste reconnu et critique de la politique européenne, il est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont le dernier, paru en 2024 auprès des éditions genevoises Slatkine, s’intitule « Suisse – Europe, Je t’aime, moi non plus ! ».

 

 

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