Brigade franco-allemande :
Les défilés ne suffisent pas !

Brigade franco-allemande : Les défilés ne suffisent pas !
  • Publiéjuillet 1, 2025
Copyright: Wikimedia Commons
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Lors de sa création en 1989, la brigade franco-allemande était un projet révolutionnaire : des soldats de deux pays autrefois ennemis servaient durablement et pour la toute première fois dans l’histoire européenne sous un commandement commun – en temps de paix. Aujourd’hui, la brigade est considérée comme le symbole de l’intégration européenne, mais elle est aussi le reflet de ses paradoxes.

 

La brigade a été créée par Helmut Kohl et François Mitterrand lors d’un sommet franco-allemand à Karlsruhe en 1987. Dans un contexte de bouleversements mondiaux – marqués notamment par les discussions sur le désarmement entre les États-Unis et l’Union soviétique, ainsi que par une incertitude croissante quant au rôle de l’Amérique en Europe –, l’Allemagne et la France cherchaient une réponse commune en matière de politique de sécurité. La création d’une brigade conjointe n’était pas seulement une initiative militaire : c’était avant tout un acte politique, destiné à renforcer le partenariat stratégique entre les deux pays et à s’inscrire au cœur d’une défense européenne.

La brigade a vu le jour en 1989 et a été officiellement mise en service un an plus tard. Sa devise, « Dem Besten verpflichtet / Le devoir d’excellence », reflétait son ambition : servir de modèle pour un nouveau chapitre de la coopération européenne. Mais dans la pratique, la coopération binationale s’est rapidement révélée plus complexe qu’un simple protocole.

 

Exigence et engagement réel

La brigade a participé à plusieurs missions à l’étranger, notamment en Bosnie-Herzégovine (SFOR), au Kosovo (KFOR) et, plus tard, en Afghanistan (ISAF). Certaines unités ont également pris part à la mission de formation EUTM ainsi qu’à la MINUSMA au Mali. Mais dans la pratique, et dans l’engagement réel, l’Allemagne et la France ont rapidement montré qu’elles parvenaient rarement à mener des actions communes et coordonnées. Cela ne tenait pas à un manque de disponibilité, mais à des obstacles structurels.

La France et l’Allemagne diffèrent profondément dans leur culture en matière de politique de sécurité. La France agit de manière plus rapide, autonome, stratégique, et bénéficie souvent d’un mandat plus clair. L’Allemagne, quant à elle, s’en remet – et continue de s’en remettre – davantage à la loi sur la participation parlementaire, ce qui implique des processus décisionnels plus complexes et plus lents. Dans les faits, la brigade a fonctionné de manière unie sur le papier, mais a souvent agi de façon séparée sur le terrain. Elle ne s’est engagée de manière véritablement conjointe qu’à deux reprises : une première fois en Bosnie-Herzégovine à partir de 1997, puis en Afghanistan en 2004. La mission commune à Kaboul n’a duré que le temps d’un seul contingent. Les chemins se sont ensuite séparés : la France a déployé ses troupes dans l’est de l’Afghanistan sous mandat de l’ISAF, tandis que les forces allemandes ont été envoyées dans le nord, à Mazar-e-Sharif.

Les engagements au Kosovo et au Mali, en revanche, n’étaient pas des missions de maintien de la paix à proprement parler. Au Kosovo en particulier, comme l’a rappelé le Generalmajor Walter Spindler, ancien commandant de la brigade franco-allemande, la séparation était dès le départ un choix politique : « On a planifié l’un à côté de l’autre, pas l’un avec l’autre. » Les interventions au Mali ont également illustré cette divergence structurelle : alors que la France a mené des opérations de combat dans le cadre de l’opération Barkhane, l’engagement allemand s’est limité à des missions de soutien et de formation, sans participation directe aux combats.

 

Entre intégration et parallélisme

Le quotidien de la brigade a également révélé l’exigence d’une véritable intégration dans un contexte militaire. Les divergences en matière d’identité, de formation, de système de carrière ainsi que de structure disciplinaire et sociale ont conduit les soldats allemands et français à servir souvent les uns à côté des autres, plutôt que les uns avec les autres. L’usage des langues reflète clairement cette situation : au début, seuls l’allemand et le français étaient parlés dans les états-majors. Ce n’est qu’avec l’implication croissante de la brigade dans des structures multinationales – par exemple dans le cadre de l’Eurocorps – que l’anglais s’est progressivement imposé comme langue de travail.

 

Le bâtiment de l'état-major de la BFA à Müllheim (Copyright: Wikimedia Commons)
Le bâtiment de l’état-major de la BFA à Müllheim (Copyright: Wikimedia Commons)

 

Certes, il existe des entraînements communs, des postes multinationaux et de rares tentatives de promotion d’une identité commune – comme des événements bilatéraux ou des formations partagées. Mais ces mesures sont restées ponctuelles. Un sentiment d’appartenance à une unité commune ne s’est développé que sporadiquement, le plus souvent grâce à l’engagement personnel de certains supérieurs. Ce qui devait symboliser un partenariat politique étroit s’est souvent révélé être une structure formelle à l’efficacité limitée dans le quotidien militaire. Une culture militaire transfrontalière n’est apparue, au mieux, qu’à l’état d’ébauche – non pas comme le fruit d’une gouvernance institutionnelle, mais grâce à l’expérience et à la coopération acquises au fil des missions.

 

Une volonté politique ? Pas sûr

Ces difficultés ont des causes plus profondes. La brigade a toujours été partagée entre l’ambition politique et la pratique militaire. La France la considère comme un instrument d’action stratégique, une grande unité opérationnelle capable d’intervenir dans une perspective européenne. L’Allemagne, quant à elle, a longtemps mis l’accent sur la dimension symbolique et la formation. Cette divergence s’est à nouveau manifestée lors d’une rencontre en janvier 2025 entre les ministres de la Défense, Boris Pistorius et Sébastien Lecornu : les deux gouvernements ont convenu de placer la brigade franco-allemande sous le commandement de l’OTAN pour une période de trois ans, au sein du Corps multinational Nord-Est basé à Stettin. Il était évident que la brigade était perçue différemment dans les deux versions nationales de la déclaration : Paris la présentait comme une force opérationnelle prête à intervenir, tandis que Berlin soulignait son rôle dans la formation et l’entraînement.

Verdandsabzeichen (Copyright: Wikimedia Commons)
Insigne de la BFA (Copyright: Wikimedia Commons)

S’agissant de la brigade, on relève pourtant une réelle volonté d’intervenir en tant qu’unité. Mais pareille décision dépend des ministères, de processus de validation, de mandats nationaux… et se heurte à un manque d’engagement politique. La brigade souffre également d’une absence d’objectif stratégique clair : doit-elle servir de modèle pour la formation de futures forces européennes, ou bien demeure-t-elle un vestige diplomatique à portée essentiellement symbolique ? C’est précisément dans un contexte d’incertitude géopolitique croissante – guerre russo-ukrainienne, tensions accrues dans la zone indo-pacifique – qu’une grande unité européenne efficace prendrait tout son sens. Mais tant que la France et l’Allemagne ne parviendront pas à définir une vision commune, la brigade restera privée d’orientation stratégique.

 

Le changement d’époque comme opportunité ?

Avec le « changement d’époque » (Zeitenwende), l’invasion de l’Ukraine par la Russie et le désengagement géopolitique progressif des États-Unis en Europe, la question d’une stratégie de sécurité européenne autonome n’a jamais été aussi pressante.

Dans ce contexte, la brigade revient sur le devant de la scène – non seulement comme plateforme d’entraînement, mais aussi comme précurseur opérationnel d’une défense pensée à l’échelle européenne. Mais pour qu’elle remplisse pleinement ce rôle, un changement de cadre politique est indispensable. Si la brigade veut dépasser son statut de symbole, plusieurs questions structurelles doivent être résolues : l’harmonisation des mandats, l’élaboration de doctrines d’intervention communes et la création de véritables unités de commandement intégrées. Cela nécessite également une volonté politique claire, allant au-delà des simples déclarations d’intention.

La brigade incarne les ambitions européennes – mais aussi leurs limites. Si l’Europe veut être prise au sérieux en matière de sécurité, elle devra offrir bien plus que des défilés communs : il lui faut des structures solides, fiables, une vision claire. La brigade peut y contribuer. Mais à condition qu’il y ait une véritable volonté politique. La balle n’est pas dans le camp des soldats. Elle est dans les mains des responsables politiques.

 

L’auteur

Benjamin Pfannes (Copyright: privat)
Benjamin Pfannes (Copyright: privat)

Benjamin Pfannes, M.A., a étudié l’histoire et le français, ainsi que l’histoire moderne et contemporaine à Mayence et à Dijon. Au cours de ses études, il a travaillé comme assistant de recherche à la chaire d’histoire contemporaine et à l’Institut Leibniz d’histoire européenne de Mayence. Ses recherches portent principalement sur l’histoire allemande et française du XXe siècle, avec un accent particulier sur le nazisme, ainsi que sur la politique étrangère et de sécurité franco-allemande aux XXe et XXIe siècles. Il prépare actuellement une thèse de doctorat sous la direction de Sönke Neitzel à l’Université de Potsdam, portant sur le rôle de la Brigade franco-allemande dans la coopération bilatérale entre la France et l’Allemagne.

 

 

 

 

 

Cette contribution a été présentée le 8 mars 2025 dans le cadre d’un workshop pour doctorants français et allemands conjointement organisé par le Center for Advanced Security, Strategic and Integration Studies (Université de Bonn) et le Centre d’Excellence Jean Monnet (Université de Strasbourg).

 

Avec le soutien de l’Université Franco-Allemande et la Deutsche Sparkassenstiftung für internationale Kooperation e.V.

 

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