Solution à deux États :
Le Proche-Orient a besoin d’une initiative franco-allemande – maintenant !


Emmanuel Macron a annoncé vouloir reconnaître l’État de Palestine – une décision attendue depuis longtemps, explique Martin Kobler. Face à la situation au Proche-Orient, l’Europe ne peut rester passive et doit promouvoir dès à présent une nouvelle approche.
dokdoc : Monsieur l’Ambassadeur, le 25 juillet dernier, le président de la République, Emmanuel Macron, a annoncé vouloir reconnaître l’État de Palestine lors de la prochaine Assemblée générale des Nations Unies. Était-ce, selon vous, le bon moment ?
Martin Kobler : C’est une bonne chose que le président Macron ait pris cette décision, même si, de mon point de vue, elle arrive plutôt tard. Plusieurs pays européens ont déjà reconnu la Palestine. Si la France avait agi plus tôt, elle aurait pu jouer un rôle moteur et convaincre l’Allemagne d’aller aussi dans cette direction.
dokdoc : Qu’entendez-vous dire par là ?
Kobler : Il faut agir, dans la mesure du possible, en tant qu’Européens. Bien sûr, il ne sera pas possible de rallier tous les États membres à une position commune : pensons, par exemple, à la Hongrie. Mais les grands pays, notamment la France et l’Allemagne, moteurs de l’Union européenne, auraient eu tout à gagner à agir ensemble. Il n’est pas trop tard pour le faire. Cependant, l’Allemagne ne semble pas vraiment disposée à suivre le mouvement. Si ce processus avait été engagé plus tôt, nous serions peut-être beaucoup plus avancés aujourd’hui.
dokdoc : En France, le Rassemblement national a réagi promptement, qualifiant la démarche d’Emmanuel Macron de prématurée, au motif qu’elle aurait offert au Hamas une forme de reconnaissance internationale. Le président a-t‑il ainsi pris parti pour le Hamas, et par là même contre Israël ?
Kobler : Il n’est pas exact de dire que cette approche fait le jeu du Hamas. Au contraire, elle renforce le droit des Palestiniens à l’autodétermination. L’OLP a proclamé un État palestinien dès 1988 – une perspective plutôt irréaliste à l’époque. Le processus de paix d’Oslo, entamé en 1993, a marqué le début d’une voie qui laissait toutefois le statut final en suspens.

À l’époque, Yitzhak Rabin n’avait jamais envisagé la création d’un État palestinien. Aujourd’hui, 147 États membres de l’ONU ont reconnu la Palestine. C’est précisément dans une période aussi difficile que celle-ci qu’il est nécessaire d’explorer de nouvelles approches. De mon point de vue, la décision du président français est la bonne – elle ne constitue en aucun cas une reconnaissance du Hamas. Ce dernier ne joue plus aucun rôle politique, et il ne doit d’ailleurs en jouer aucun dans la future Palestine. Il s’est lui-même discrédité. Les terribles images des otages que nous avons vues ces derniers jours constituent un crime inacceptable. Le Hamas est hors du jeu politique – et il doit y rester.
dokdoc : La décision d’Emmanuel Macron de reconnaître la Palestine pourrait-elle déclencher une dynamique isolant davantage Israël – et conduire, à terme, à une réorganisation géopolitique au Proche-Orient ?
Kobler : Il s’agit avant toutes choses de faire pression sur le gouvernement israélien pour relancer le processus de paix. Les Européens devraient y contribuer, notamment en reconnaissant un État palestinien. Je suis convaincu – et la majorité des gens partagent ce point de vue – qu’une solution à deux États est la clé pour régler le conflit. C’est aussi la position du gouvernement fédéral, des Européens et des Palestiniens. Le gouvernement israélien la rejette, tout comme la Knesset et une large partie de la population israélienne. Mais cela ne doit pas nous empêcher de poursuivre sur cette voie, de mon point de vue, la plus raisonnable.
dokdoc : La France et l’Allemagne ont un rôle clef à jouer lorsqu’il s’agit de mettre l’Europe en capacité d’agir. Pourquoi les deux pays peinent-ils à trouver une position commune au Proche-Orient ?
Kobler : L’Allemagne porte une responsabilité historique à l’égard d’Israël en raison de l’Holocauste. En tant que membre d’une génération née peu après la guerre, je reconnais moi aussi pleinement la responsabilité de l’Allemagne envers la sécurité d’Israël. La situation est souvent différente pour les générations suivantes. Celles-ci considèrent en effet Israël de plus en plus comme un État parmi d’autres. Le regard qu’elles portent sur la situation au Proche-Orient n’est donc pas tout à fait le même. Je partage sans réserve ce qu’Angela Merkel appelait la raison d’État, c’est-à-dire un engagement inconditionnel en faveur de la sécurité d’Israël. Mais qu’est-ce que cela signifie sur le plan politique ? La raison d’État nous oblige à tout faire pour garantir la sécurité d’Israël et à éviter tout ce qui pourrait la compromettre. Or, à mon sens, la politique actuelle du gouvernement Netanyahu menace la sécurité du pays. C’est pourquoi il est crucial pour nous, Allemands – et peut-être encore davantage que pour les Français – d’appeler à un changement de cap : les crimes de guerre doivent être bannis, la faim ne doit pas être utilisée comme une arme. Cette obligation découle de notre raison d’État et impose de tout faire pour chercher à influencer, y compris par la pression, le gouvernement israélien en ce sens.
dokdoc : Le ministre des Affaires étrangères, Jean-Noël Barrot, a beaucoup œuvré avec l’Arabie saoudite pour gagner d’autres pays à la politique de la France. On pense notamment à l’Appel de New York. Entre-temps, la Grande-Bretagne a elle aussi annoncé envisager de reconnaître un État palestinien. L’Allemagne est-elle isolée ?
Kobler : Je ne le pense pas. J’aurais toutefois souhaité que cette initiative soit d’origine franco-germano-saoudo-égyptienne. L’Allemagne a participé activement à l’Appel de New York et n’est en aucun cas isolée, notamment au sein des Nations Unies. Ce que j’ai particulièrement apprécié lors du récent voyage du ministre des Affaires étrangères Wadephul, c’est qu’il a remis l’accent sur le rôle de l’organisation – un point malheureusement trop souvent négligé ces derniers temps.

dokdoc : Mais quel rôle la diplomatie allemande peut-elle encore jouer dans le contexte actuel ? L’Allemagne semble en effet ne pouvoir opposer que des mots au conflit, du reste souvent les mêmes que ceux qui ont été prononcés ces trente dernières années.
Kobler : L’influence de l’Allemagne sur Israël est finalement limitée et cela vaut non seulement pour le ministre Wadephul, mais aussi pour ses prédécesseurs. J’ai moi-même été chef de cabinet de Joschka Fischer, et nous avons toujours affirmé que la politique pratiquée par les gouvernements précédents avait été nécessaire pour maintenir ouvert le dialogue avec Israël. Mais cela a-t-il empêché la colonisation ? Cela a-t-il évité la guerre ? Cela a-t-il dissuadé Israël de chercher à annexer la Cisjordanie ? L’évolution de la situation montre, selon moi, que ce n’était finalement pas la bonne voie. M. Wadephul poursuit dans cette direction : peut-être parce qu’il est convaincu que nous devons agir pour la sécurité d’Israël – non pas pour le gouvernement de Netanyahu, mais pour le pays lui-même –, mais aussi, certainement, afin d’éviter d’être accusé d’antisémitisme pour des propos pro-palestiniens, ou d’être taxé d’« israélophobe » par la presse Springer. Il est urgent de dépasser cette logique binaire qui fait de nous ou bien des Pro-israéliens, ou bien des Pro-palestiniens. À la place de cela, il nous faut nous engager clairement en faveur du droit international – la colonne vertébrale de l’ordre mondial –, des droits de l’Homme et de la dignité humaine car ceux-ci sont universels, indivisibles et non négociables. Vouloir punir un peuple par l’expulsion forcée, la famine ou le blocus n’a pas sa place dans notre monde. La destruction délibérée de la protection humanitaire constitue une attaque contre les principes fondamentaux de l’humanité – et ne saurait être en aucun cas justifiée.

dokdoc : Si l’on regarde maintenant d’un peu plus près l’histoire mouvementée de la politique européenne au Proche-Orient – de Suez à Gaza –, que faudrait-il faire pour que l’UE soit considérée comme puissance moteur dans la région ?
Kobler : Je pense que l’Europe peut tout à fait jouer un rôle moteur dans la région. L’une des idées que j’aimerais relancer concerne l’OSCE – ou plutôt son « ancêtre », la CSCE d’Helsinki. Le Proche et le Moyen-Orient ne disposent pas d’une organisation permanente comparable. Cette idée n’est pas nouvelle : elle a été proposée à maintes reprises, mais elle n’a jamais été traduite en actes. Dotée d’un secrétariat permanent, une telle institution pourrait – à l’image du principe des « paniers » de l’OSCE – se consacrer à questions essentielles : une solution à deux États, le développement économique, ainsi que les enjeux démographiques et démocratiques de la région. L’OSCE est aujourd’hui certes critiquée et sa capacité d’action est limitée. Mais s’il y avait une volonté politique forte, je suis certain qu’un tel modèle pourrait être lancé au Proche-Orient – par exemple avec Israël, la Palestine et quelques États volontaires – puis étendu à d’autres pays de la région. À un moment où Israël est en guerre et est déchiré intérieurement, ce serait une initiative importante.
dokdoc : Mais qu’en est-il des Nations Unies ? Ne pourraient-elles pas jouer un rôle plus important ?
Kobler : Je me félicite de l’initiative franco‑saoudienne, qui ramène au moins en partie la question à New York. Malheureusement, le secrétaire général des Nations unies n’a pas joué de rôle actif : déclaré persona non grata, il n’est plus autorisé à se rendre en Israël. Qu’ont fait les Européens – notamment la France et l’Allemagne – pour le soutenir ? Finalement rien et je le regrette profondément car tout doit se faire dans le cadre des structures onusiennes. Je me souviens très bien, à l’époque où je dirigeais le bureau de Joschka Fischer, de la « feuille de route pour le Moyen‑Orient » qu’il avait élaborée en 2002. En coopération avec la France, Fischer avait réussi à faire adopter cette initiative par l’UE, ce qui avait conduit à la création du Quartette pour le Moyen‑Orient, réunissant la Russie, les États‑Unis, l’UE et la Ligue arabe. Même si la situation actuelle est plus difficile qu’à l’époque, cet épisode est un exemple concret de l’impact que des initiatives européennes de ce type peuvent avoir. Il ne faut pas renoncer à élaborer de tels concepts : rester les bras croisés serait pire encore.
dokdoc : Monsieur l’Ambassadeur, je vous remercie pour cet entretien.
Interview : Landry Charrier
L‘auteur

Martin Kobler est entré au service des Affaires étrangères en 1983. Il a été chef du bureau de représentation de l’Autorité palestinienne à Jéricho et ambassadeur en Égypte, en Irak et au Pakistan. De 2000 à 2003, il a été chef de bureau du ministre des Affaires étrangères Joschka Fischer. Kobler a occupé des postes de direction pour les Nations unies en Afghanistan, en République démocratique du Congo, en Irak et en Libye.