Vichy : sortir des embarras de la mémoire

Vichy : sortir des embarras de la mémoire
  • Publiémars 12, 2025
Inauguration du nouveau monument à la Résistance (Copyright: Ville de Vichy)
Inauguration du nouveau monument à la Résistance (Copyright: Ville de Vichy)

La Ville de Vichy a renommé l’an dernier six rues en hommage à des résistants locaux : un geste qui témoigne d’une évolution significative de la stratégie des édiles vichyssois concernant la gestion de la mémoire des années 1940-1944.

 

Depuis 1944, Vichy fait face à une mémoire encombrante : celle de la présence, pendant quatre ans, du gouvernement dirigé par le maréchal Pétain, engagé dans une politique de collaboration avec l’occupant. Ainsi, à la Libération, la ville demeure associée, voire assimilée, à un régime autoritaire. Le terme Vichy devient alors une métonymie désignant les « années noires ». Pour contrer cette association négative, les habitants comme les édiles ont mis en œuvre deux stratégies successives. D’abord, entre 1944 et 1949, une tentative de disculpation de la ville de toute compromission, par l’exaltation des actes de résistants locaux auxquels sont rendus de multiples hommages : pose de plaques commémoratives, cérémonies patriotiques, en phase avec une mémoire nationale glorifiant alors l’héroïsme de la Résistance. Le conseil municipal issu de la Libération va même jusqu’à diffuser une proclamation officielle intitulée : « Vichy n’est pas une ville de traîtres ; Vichy est la reine des villes d’eaux » (novembre 1944).

 

À partir des années cinquante, cette stratégie s’efface au profit d’une volonté implicite de jeter le manteau de Noé sur ces années sombres. Les municipalités successives s’emploient alors à insuffler un nouvel élan à la cité en cherchant à compenser le déclin du thermalisme par le développement d’activités liées à la santé et au sport, dans l’espoir de redonner à Vichy une image tournée vers la jeunesse, et ainsi tourner la page d’un passé récent et encore douloureux. D’où, pendant plusieurs décennies, l’absence d’une véritable politique mémorielle concernant les années d’Occupation et le gouvernement pétainiste. Peu de manifestations commémoratives, refus répété de tout projet de musée abordant cette période, protestation systématique contre l’usage de l’adjectif « vichyste » ou même de la métonymie Vichy pour désigner les années 1940 en France.

Le premier gouvernement du Régime de Vichy, 1940 (Copyright : Wikimedia Commons)
Le premier gouvernement du Régime de Vichy, 1940 (Copyright : Wikimedia Commons)

Il en résulte un décalage flagrant entre la gestion locale de la mémoire, marquée par le silence, et l’évolution de la mémoire nationale qui, à partir des années 1970-1980 – en lien avec les avancées historiographiques, notamment les travaux de Robert Paxton publiés en 1973 –, voit se multiplier les mémoriaux et les musées, jusqu’à aboutir en 1995 à la reconnaissance, par Jacques Chirac dans son discours du Vel d’Hiv, de la responsabilité de Français ayant « commis l’irréparable ». Recluse dans son silence, Vichy apparaît jusqu’au début du XXIe siècle comme une « Atlantide de la mémoire », selon l’expression de Marc Lambron.

 

Une politique mémorielle plus active

 

À partir des années 2010, des inflexions de plus en plus nettes apparaissent. L’éloignement temporel, le renouvellement générationnel, les transformations de la structure de la population et le décalage croissant avec ce qui se passe ailleurs en France font naître une demande grandissante de connaissance, tant de la part des Vichyssois que des visiteurs extérieurs, souvent étonnés par l’absence criante de toute indication relative aux quatre années du régime pétainiste. Cette demande sociale s’exprime à plusieurs reprises : mise en place d’un parcours par l’Office de tourisme, qui rencontre immédiatement son public ; succès du livre Vichy contre Vichy publié en 2019 par l’historienne locale Audrey Mallet ; création, en 2016, d’une association – le CIERV (Centre International d’Études et de Recherches de Vichy) – qui se donne pour objectif d’organiser conférences et rencontres d’historiens. Dès sa première manifestation, celle-ci réunit plus de 300 auditeurs ; depuis, elle a accueilli plus de 70 événements suivis par un public nombreux.

 

Conséquence ou simple concomitance ? En 2017, un changement de municipalité se produit. L’arrivée d’un nouveau maire, Frédéric Aguilera, issu d’une nouvelle génération, permet des inflexions notables. Deux ans plus tard, dans le cadre d’une candidature à l’UNESCO, une exposition consacrée à l’histoire de la ville est organisée. Elle comprend – pour la première fois – une section dédiée aux années quarante. De nouvelles dénominations sont attribuées à des squares, esplanades et rues, qui portent désormais les noms de résistants ou de victimes de la Shoah.

Plaque de l'allée Hélène et Gaston Regnier à Vichy (Copyright : Wikimedia Commons)
Plaque de l’allée Hélène et Gaston Regnier à Vichy (Copyright : Wikimedia Commons)

Des plaques – certes discrètes – sont apposées sur certains bâtiments ayant eu une fonction entre 1940 et 1944 ; un QR code y est associé, permettant aux visiteurs d’accéder à une information plus substantielle. En 2022, en partenariat avec le Mémorial de la Shoah, une semaine mémorielle consacrée à la Shoah et aux génocides est organisée. Depuis, elle a lieu chaque année. Enfin, un projet de musée d’histoire de la ville, dans lequel les années 1940 seraient abordées, est mis en œuvre. Initialement prévue pour 2026, son ouverture a toutefois été reportée à 2030.

 

Une certaine détente

 

Longtemps marqué par un silence pesant, le sujet est désormais porté à la fois par la municipalité et par des associations locales, s’intégrant peu à peu à la mémoire collective de façon plus apaisée. Cela ne signifie pas pour autant que la question mémorielle est entièrement résolue.
Si la mémoire pétainiste est aujourd’hui très marginale – l’Association pour la Défense de la Mémoire de Pétain, propriétaire de l’appartement à l’hôtel du Parc, n’a plus qu’une activité très réduite –, les réticences à évoquer cette période demeurent encore vives. Le projet de musée avance lentement : si la thématique retenue est celle de l’histoire de la ville depuis ses origines, on a du mal à percevoir la problématique unificatrice qui lui donnera une cohérence intellectuelle, et surtout à savoir quelle place y occuperont les années quarante. Par ailleurs, certaines crispations persistent autour des questions de vocabulaire. L’usage de l’expression « régime de Vichy » par la presse, les responsables politiques ou les historiens est perçu comme irritant, tant par les édiles que par une partie des habitants qui la jugent stigmatisante. La municipalité – malgré les évolutions de ces dernières années – continue de réagir de manière épidermique à ce qu’elle considère comme un mésusage, estimant que ce type de formulation revient à faire porter à la ville de Vichy une responsabilité qui relève en réalité de la nation tout entière. Un argument pour le moins paradoxal, à une époque où la communauté nationale multiplie les déclarations publiques, les actes de repentance, les musées et les expositions – y compris celles organisées par le Mémorial de la Shoah, avec lequel Vichy entretient d’ailleurs un partenariat.
C’est probablement par un travail d’histoire approfondi, abordant tous les aspects encore mal connus – la Résistance locale, l’attitude de la municipalité entre 1940 et 1944, celles des Vichyssois et des différents groupes sociaux face au pouvoir pétainiste – qu’un travail mémoriel, du reste déjà bien engagé, pourra véritablement aboutir. Ce processus doit être maintenant prolongé et dépassé les crispations, les postures victimaires et les procès d’intention. C’est à cette condition que Vichy pourra envisager sereinement son avenir, tout en faisant face sereinement à son passé.

 

Traduction : Norbert Heikamp

 

L’auteur

Michel Promérat (Copyright : privé)
Michel Promérat (Copyright : privé)

Michel Promérat est professeur agrégé d’histoire. Il a enseigné en collège, lycée et classes préparatoires, avant d’exercer les fonctions d’Inspecteur Pédagogique Régional. Il est actuellement président du Centre International d’Études et de Recherches de Vichy (CIERV), une association fondée en 2016, qui œuvre localement pour une meilleure prise en compte des années d’Occupation dans la ville.

 

This site is registered on wpml.org as a development site. Switch to a production site key to remove this banner.