Mémoire de la Shoah :
Transmettre

Mémoire de la Shoah : Transmettre
  • Publiémars 25, 2025
David Mosse a été déporté à 18 ans. Ici avec Eddie
David Mosse a été déporté à l’âge de 18 ans. Ici avec Eddie (Copyright: Karine Sicard Bouvatier)

Après avoir été présentée à l’Assemblée nationale en janvier dernier, l’exposition de Karine Sicard Bouvatier «  Déportés, j’avais ton âge : une histoire européenne  » fait étape à Munich. La photographe explique ce qui l’anime.

 

L’année 2025 marque les 80 ans de la libération des camps de concentration. Les derniers témoins de la déportation s’en vont. L’urgence de la transmission est plus forte que jamais. Bien que n’ayant pas été touchée personnellement, il m’a semblé essentiel de documenter cette sombre page de l’histoire de l’humanité.

 

Chacun dans sa langue

J’ai réuni dans un livre à paraître en juin 2025 et une exposition itinérante « Déporté, j’avais ton âge : une histoire européenne », 33 portraits de rescapés aux côtés de jeunes qui avaient leur âge au moment de leur déportation. Après mon premier projet « Déportés, leur ultime transmission », qui présentait 25 portraits de rescapés français aux côtés de jeunes, j’ai souhaité élargir cette démarche à l’échelle européenne.

Michaela Vidlakova a été déporté à l'âge de 6 ans. Ici avec Eden (Copyright: Karine Sicard Bouvatier)
Michaela Vidlakova a été déporté à l’âge de 6 ans. Ici avec Eden (Copyright: Karine Sicard Bouvatier)

Les rescapés et les jeunes viennent de 15 pays d’Europe (France, Allemagne, Autriche, Hongrie, Belgique, Roumanie, Italie, Grèce, Slovénie, Croatie, Slovaquie, République tchèque, Pologne, Ukraine ou encore des Pays-Bas). Ils n’ont aucun lien de parenté, les jeunes sont de religion ou de couleurs de peau différentes, et pourtant parfois, ils ont comme un air de famille. Ne sommes-nous pas une seule et même grande famille ? Malgré la diversité de nos cultures, la multiplicité des langues, les frontières redessinées par les conflits et les trajectoires divergentes de nos pays après la Seconde Guerre mondiale, chaque rescapé rencontré, chaque visage, chaque regard, chaque geste, chaque parole m’a bouleversée. Tous sont uniques par leur histoire, et pourtant, ils ont tant en commun : la souffrance de la déportation, la douleur de la perte d’un frère, d’une sœur, d’un parent.

Européens, ils avaient entre 6 et 21 ans lorsqu’ils ont été déportés. Chacun dans sa langue raconte les mêmes angoisses, la sélection, la peur, le froid, la faim, les coups. Saisis au cœur de leur jeunesse, ils avaient une famille, une vie à vivre. Ils se sont croisés dans les mêmes camps, ont parcouru des kilomètres ensemble et portent aujourd’hui l’âge de leur traumatisme. Au retour, les récits restent indicibles : une souffrance que personne ne voulait entendre, les mêmes silences, l’écoute absente. Alors, pendant longtemps, ils se sont tus avant de finir par prendre la parole. Et comme le dirait mon ami pasteur James Woody parlant de son arrière-grand-père déporté : « Il avait fait l’expérience de ce qui est essentiel. Sa vie était désormais dépouillée du superficiel. C’est ensuite que je comprendrai d’où lui venait cette douce puissance qui émanait de tout son être ». C’est exactement ce que j’ai ressenti en rencontrant ces rescapés. Aucun d’entre eux ne portait de haine en lui, à l’inverse ils étaient et sont tous porteurs de messages de paix.

 

Ils avaient notre âge

Transmettre c’est trans-mettre, envoyer au-delà. Pour qu’il y ait transmission, il faut un émetteur et un récepteur. C’est pourquoi j’ai tenu à associer des jeunes, afin qu’ils deviennent pleinement acteurs de cette mémoire, la replacent dans leur contemporanéité et la partagent à leur tour. Ils se disent : « il avait mon âge, j’aurais pu être l’un d’entre eux, cela pourrait être moi aujourd’hui. » Peut-être est-ce là la vraie transmission ? Les photos en duos capturent cet instant pour le rendre éternel, cette écoute attentive des jeunes qui pourront dire à leur tour : je suis témoin de celui qui a vu, qui a vécu.

 

L'exposition à l'Institut français München (Copyright: Elisa Coattrieux)
L’exposition à l’Institut français München (Copyright: Elisa Coattrieux)

 

Le projet raconte la responsabilité nazie, mais aussi celle d’autres nationalismes, ceux de Hongrie, de Roumanie ou d’Italie sans oublier la collaboration française. Il raconte la déportation à Auschwitz, Bergen-Belsen, Dachau, Buchenwald, Mauthausen-Gusen et bien d’autres. Il traite de la déportation des Juifs d’Europe, mais aussi de celle des résistants et opposants au régime nazi, en gardant à l’esprit que les premiers étaient jugés coupables par leur seule existence tandis que les seconds l’étaient en raison de leur engagement politique. Et nous n’oublierons pas les autres victimes comme les Tsiganes, les homosexuels et les handicapés, dont, malheureusement, je n’ai pas pu recueillir ni portraits ni témoignages.

Les jeunes portent en eux la mémoire pour les générations futures. Ils deviennent les témoins de l’indicible, mais aussi les témoins d’un engagement – comme s’ils faisaient une promesse aux rescapés. Celle de se souvenir, et de transmettre un jour à leurs propres enfants la mémoire de ceux qui ne sont pas revenus. Celle d’agir en citoyens responsables, engagés pour la liberté, le respect mutuel et la dignité humaine.

 

Ambassadeurs de la mémoire

Nous avons aujourd’hui une responsabilité collective : celle de porter le deuil de ceux qui ne sont pas revenus, tout comme nous devons porter celui d’autres génocides, tels que ceux du Rwanda ou des Arméniens. Aujourd’hui, il nous incombe de transformer cette mémoire en actes pour lutter contre toute forme d’extrémisme. Il nous incombe d’agir maintenant, d’oser résister, d’oser prendre la parole. C’est cela être ambassadeur de la mémoire.

 

Edith Bruck a été déporté à l'âge de 13 ans. Ici avec Stefania (Copyright: Karine Sicard Bouvatier)
Edith Bruck a été déporté à l’âge de 13 ans. Ici avec Stefania (Copyright: Karine Sicard Bouvatier)

 

C’est dans la douleur de l’après-guerre que l’Europe s’est construite. Cette mémoire commune est ce qui nous unit aujourd’hui. Et c’est au nom de cette Europe que nous devons continuer à défendre la liberté – un combat plus que jamais d’actualité. Ce combat est placé sous le signe de l’espérance et de l’engagement. Au-delà de la transmission de la mémoire, il s’agit d’incarner la fraternité de notre Europe dans cette souffrance partagée, de faire corps avec nos différences qui constituent notre plus grande richesse. Les témoins continuent de transmettre alors que notre présent nous interroge. Ils sont nombreux à avoir partagé un message d’espoir et de paix. Les témoins et les jeunes sont comme des éclaireurs. Cette traversée prend encore plus de sens à l’heure où les extrémismes, que l’on croyait disparus, se font plus présents.

 

L’humanité pour boussole

Tatiana Bucci a été déporté à l'âge de 6 ans. Ici avec Madeleine (Copyright: Karine Sicard Bouvatier)
Tatiana Bucci a été déporté à l’âge de 6 ans. Ici avec Madeleine (Copyright: Karine Sicard Bouvatier)

Ce qui est arrivé nous concerne tous, dans notre humanité. La jeune génération hérite de ses aînés la responsabilité de résister à toute forme de soumission, et de redonner vie à notre humanisme et à l’engagement. Faisons vivre cet héritage, transmettons la parole des derniers témoins aux jeunes, comme s’ils nous disaient : souviens-toi et n’oublie pas de vivre, de sortir le meilleur de toi-même pour le partager, pour recevoir, donner, aimer, s’adapter, savoir vivre en tout milieu, ne te réfugie pas dans le communautarisme, sois digne. Vote, sois attentif à la marche du monde, cesse de haïr quelqu’un pour ce qu’il est, accepte l’autre. Va vers celui que tu ne connais pas, mets-toi à sa place, ne serait-ce qu’un seul instant.

80 ans après la libération des camps, n’oublions pas et, plus encore, engageons-nous à résister chaque jour. Et comme le disait le philosophe irlandais Edmund Burke en son temps, « le mal triomphe de l’inaction des gens de bien. » Nous avons le devoir d’agir face à toute forme de discrimination, chacun avec les moyens à sa disposition et à son échelle, mais il est essentiel de ne jamais rester passif face à l’injustice. Une des rescapées avec lesquelles nous avons parlé nous a dit : « La Shoah n’a pas commencé avec Auschwitz, elle a commencé avec des mots, elle a commencé avec le silence et la société qui a détourné le regard. Nous avons la responsabilité de faire face à la haine partout où elle se manifeste. »

La photographie, tout comme le cinéma, les livres, la musique et la poésie, est essentielle pour transmettre, car elle touche directement nos émotions. Comme le disait André Malraux, ancien ministre de la Culture en France : « l’art est le plus court chemin de l’homme à l’homme. » Pour conclure, je voudrais citer le poème « S’il suffisait » d’Edith Bruck, amie de Primo Lévi, que j’ai eu l’honneur de photographier et d’interviewer :

 

S’il suffisait de prier

pour être entendus

 

de se contenter du nécessaire

pour chaque être au monde

quelle que soit sa couleur ou sa foi.

 

S’il suffisait de la foi

pour isoler le bon

et le beau qu’il y a au monde.

 

Si l’on comprenait que la haine

est un sentiment malade

et qu’il féconde des fruits vénéneux.

 

Il suffirait de donner

aux enfants du pain et non des armes

pour ne pas faire d’eux de nouveaux assassins et de futures victimes.

 

« Déporté, j’avais ton âge : une histoire européenne » / « Deportiert, ich war in Deinem Alter : eine europäische Geschichte » est visible du 19 mars au 6 mai 2025 à l’Institut français München, Kaulbachstraße 13, 80469 Munich.

 

L’auteure

Karine Sicard Bouvatier (Copyright: Karine Sicard Bouvatier)
Karine Sicard Bouvatier (Copyright: Karine Sicard Bouvatier)

Karine Sicard Bouvatier est photographe. En parallèle de son travail sur les déportés, elle a réalisé des portraits des hommes et des femmes de la Tour Eiffel (130 ans de la Tour Eiffel, exposition sur le parvis et livre publié chez La Martinière). En juin 2022, elle a effectué un reportage pour l’association « Les Voix de la Paix » en Israël et dans les territoires palestiniens. Pour Karine Sicard Bouvatier, la photographie a deux missions fondamentales : celle d’un langage humain universel et celle de la mémoire des hommes.

 

 

 

 

 

 

 

En coopération avec la CIVS

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