Die Linke:
« Le ‘modèle Mélenchon’ ne fonctionne pas en Allemagne »


Johannes Kuhn a suivi la campagne électorale de Die Linke lors des dernières élections fédérales. Avec lui, nous sommes revenus sur le succès inattendu du parti ainsi que sur ses points communs et différences avec La France Insoumise.
dokdoc : Die Linke a pratiquement doublé son score lors des élections du 23 février dernier, passant de 4,9% à 7,9%. Comment expliquez-vous un tel succès ?
Johannes Kuhn : Le véritable catalyseur a été le vote commun de la CDU/CSU et de l’AfD en faveur de la motion sur le durcissement de la politique migratoire. La gauche tournait alors autour de 4,5%, dans la foulée, les sondages se sont nettement améliorés. Die Linke a été le seul parti à s’opposer de façon très claire à la proposition de la CDU/CSU. Pour dire les choses de manière cynique, c’est Friedrich Merz qui a ressuscité le parti. Et si maintenant on regarde l’ensemble de la campagne électorale, on constate que ce qui a aidé Die Linke, c’est qu’elle s’est concentrée sur les thèmes qui constituent son ADN : l’inflation, les prix de l’alimentation, les loyers élevés.
dokdoc : Aujourd’hui, la question migratoire n’occupe plus le haut de l’agenda. Dans les derniers sondages, Die Linke pointe pourtant à 11%, ce qui correspond à un gain d’environ deux points par rapport aux élections fédérales. Quelles en sont les raisons ?
Kuhn : Die Linke a réussi à changer son image. Elle semble désormais plus forte, plus dynamique et revendique haut et fort son rôle d’opposition au Bundestag. L’Alliance Sahra Wagenknecht (BSW) et le FDP n’étant pas ou plus au Bundestag, le parti a désormais les coudées franches.
dokdoc : Les réseaux sociaux jouent un rôle essentiel dans la stratégie de communication et de mobilisation de La France Insoumise (LFI). Le parti a un modèle d’organisation très abouti qui encourage la participation de la base et l’interaction avec ses partisans, les jeunes et les activistes pour le climat notamment. Qu’en est-il de Die Linke ?
Kuhn : Die Linke a longtemps été considérée comme démodée notamment pour ce qui est des réseaux sociaux. Mais cela a changé grâce, notamment, à Heidi Reichinnek et à sa présence accrue sur TikTok et Instagram. Le parti a également engagé des personnes qui connaissent bien les réseaux sociaux. Tout le monde s’y est mis, même Gregor Gysi aujourd’hui âgé de 77 ans.
dokdoc : En France, LFI est structurée autour d’un leader charismatique de 73 ans – Jean-Luc Mélenchon. Die Linke est organisée de manière différente. Le parti met en avant de jeunes femmes dynamiques, ce qui n’enlève du reste rien au rôle de Jan van Aken. Quel regard portez-vous sur ces différences ?
Kuhn : Le « modèle Mélenchon » est beaucoup plus pertinent pour le BSW que pour Die Linke. Le BSW repose sur une structure similaire : un leader charismatique, une présence accrue les médias, un rayonnement dépassant le seul cadre de ses propres partisans. Mais dans le cas de Sahra Wagenknecht, on le voit, cette stratégie n’a pas marché, du moins jusqu’à présent. Il y a un an, on aurait pu penser qu’un parti de ce type, organisé autour d’une seule et même personne, pouvait fonctionner en Allemagne. Aujourd’hui, il est clair que ce n’est pas le cas.

dokdoc : Quel regard les cercles de gauche portent-ils sur LFI ?
Kuhn : Ils le considèrent comme un allié naturel. On regarde avec intérêt – et parfois avec admiration – la capacité de LFI à combiner force parlementaire et mobilisation extraparlementaire. La culture française de la contestation est pour beaucoup une source d’inspiration. En Allemagne, il existe justement à gauche un courant qui tente de se rapprocher des mouvements sociaux. Les résultats sont toutefois mitigés. L’idée d’unir forces institutionnelles et extra-institutionnelles ne fait pas non plus l’unanimité au sein du parti. Pour certains, c’est au Bundestag que les choses se jouent ; pour d’autres, comme Jan van Aken, la force du parti réside plutôt dans sa capacité à établir un lien avec la rue.
dokdoc : Une chose que la France sait effectivement faire…Quel rôle la France joue-t-elle d’ailleurs dans les idées du parti ? Die Linke n’y a pas fait explicitement référence dans son programme pour les élections fédérales ?
Kuhn : Die Linke est certes paneuropéenne mais la France n’est qu’un pays parmi d’autres. Pour le parti, le renforcement de la coopération franco-allemande doit être en premier lieu mise au service d’une « Europe sociale ».
dokdoc : Et quel regard Die Linke porte-t-elle sur les discussions en cours au sujet du réarmement de l’Europe ?
Kuhn : Pour Die Linke, toute forme de militarisation ne mène à rien de bon. Le parti est bien conscient que la situation internationale est ?en plein bouleversement – il est toutefois d’avis que l’Europe dépense déjà suffisamment pour sa défense. Plutôt que de réclamer plus de moyens, il soutient qu’il conviendrait en premier lieu de veiller à ce que l’argent soit investi de manière efficace et que les fonds aillent là où ils sont vraiment nécessaires.
dokdoc : Le 5 mars, Emmanuel Macron a annoncé vouloir ouvrir « le débat stratégique sur la protection par notre dissuasion de nos alliés du continent européen » « en réponse à l’appel historique du prochain chancelier allemand ». Comment Die Linke juge-t-elle cette proposition ? Jean-Luc Mélenchon, de son côté, a parlé d’une dangereuse escalade.
Kuhn : Sur ce point, Die Linke partage l’avis de Mélenchon : la dissuasion nucléaire conduira inévitablement à la prochaine escalade. Pour le parti, la diplomatie, les Nations Unies et, si nécessaire, les initiatives unilatérales sont les seuls instruments capables de garantir la paix. De mon côté, je n’en suis pas totalement convaincu. C’est la raison pour laquelle une figure comme Jan van Aken a un rôle si important. Dans les médias, van Aken défend des positions qui diffèrent certes de celles de Sahra Wagenknecht sur de nombreux points – notamment pour ce qui est de la Russie et de l’Ukraine – mais il souligne en même temps que « la logique du réarmement et des livraisons d’armes n’est pas la voie à suivre ». Au lieu de cela, il appelle à mettre davantage l’accent sur les efforts de médiation et la négociation. De ce point de vue, on peut dire que le parti a vu juste lorsqu’il l’a choisi comme coprésident : Van Aken assume désormais le rôle qui était auparavant dévolu à Sahra Wagenknecht au sein du parti.

dokdoc : Comment Die Linke envisage-t-elle la future architecture de sécurité européenne et quelle place la Russie devrait-elle y occuper ? Le 13 mars dernier, Jean-Luc Mélenchon a réaffirmé sa vision d’une Europe de l’Atlantique à l’Oural.
Kuhn : Die Linke a une vision similaire à celle de Mélenchon. Elle aussi plaide en faveur d’une alliance de sécurité qui, à terme, remplacerait l’OTAN et inclurait la Russie. Elle considère néanmoins qu’à l’heure actuelle, cette idée n’est pas réaliste. Le parti est d’avis que la future architecture de sécurité ne pourra être établie qu’à partir du moment où on réduira les tensions en Europe, avec la Russie notamment. En même temps, le parti est bien conscient qu’une alliance de ce type ne sera pas envisageable aussi longtemps que Poutine sera au pouvoir, et peut-être même au-delà. Die Linke reconnaît que la Russie est un régime autoritaire mais elle n’est pas encore en mesure d’adopter une position claire sur ce point. En matière de politique étrangère, le parti a encore pas mal de choses à clarifier.
dokdoc : Monsieur Kuhn, je vous remercie pour cet entretien.
L‘auteur

Johannes Kuhn travaille comme correspondant au Deutschlandfunk. Il couvre Die Linke depuis 2019 et depuis quelque temps, le BSW. Auparavant, il a travaillé pour le Süddeutsche Zeitung, notamment comme correspondant aux États-Unis.