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Comprendre la France

Alfred Grosser : ce qu’il nous laisse en legs

Entretien avec Hélène Miard-Delacroix

Alfred Grosser et le président allemand Walter Scheel, Francfort, 1975 © Wikimedia Commons

20 mars 2024

Alfred Grosser fut l’un des grands médiateurs entre la France et l’Allemagne. Comment a-t-il réussi à faire tomber les préjugés et à rapprocher nos sociétés ? Un regard sur le passé et l’avenir des relations franco-allemandes.

Andreas Noll : Madame Miard-Delacroix, vous souvenez-vous de votre première rencontre avec Alfred Grosser ?

Hélène Miard-Delacroix : oui, je me souviens très bien du jour où je l’ai rencontré pour la première fois. Je l’avais déjà vu auparavant à la télévision et entendu à la radio. À l’époque, j’étais étudiante à Sciences Po et venais de passer l’agrégation d’allemand. L’Allemagne m’intéressait et je m’apprêtais à faire une thèse en histoire des relations internationales sur la politique étrangère de l’Allemagne dans les années 1970. Je suis donc allée tout naturellement dans son cours. Je ne parle pas de ses fameux « Jeudis », où il commentait brillamment l’actualité de la semaine, mais du séminaire qu’il proposait aux étudiants de D.E.A.

Andreas Noll : quel accueil les étudiants réservaient-ils à ses cours et de manière plus générale, à l’Allemagne comme thème de travail ?

Hélène Miard-Delacroix : le séminaire était bondé. C’était sûrement lié à la façon dont Grosser travaillait : par le biais de la comparaison avec l’Allemagne, il voulait inciter ses étudiants à comprendre la politique française, à porter un autre regard sur les spécificités et singularités structurelles de notre pays.

Andreas Noll : Grosser avait déjà plus de 60 ans à l’époque. Quelle importance accordait-il à la jeunesse ?

Hélène Miard-Delacroix : parler avec les jeunes générations a été le fil rouge de sa vie. Il ne faut pas oublier que, sitôt après la guerre, alors jeune germaniste, il est allé en Allemagne et a cherché à établir un contact avec de jeunes Allemands marqués par le national-socialisme. Car il était persuadé qu’il fallait non seulement leur parler mais aussi organiser des échanges avec eux. Il s’agissait de se confronter aux problèmes qui se posaient alors et de construire quelque chose de nouveau en adoptant une attitude ouverte et critique – sans négliger l’autocritique. Il est resté fidèle à cette ligne jusqu’à la fin de sa vie. Après son départ à la retraite, il a entretenu le contact avec les jeunes tout en s’efforçant de trouver un équilibre entre écouter, dispenser des savoirs et corriger des idées fausses. Il lui importait d’encourager les étudiants à formuler eux-mêmes leurs convictions mais en apprenant à toujours les justifier.

Andreas Noll : il s’adressait aux décideurs politiques ainsi qu’au grand public. Alfred Grosser a par ailleurs donné trois allocutions au Bundestag. Vous est-il apparu comme une sorte de conscience morale ?

© Philipp Plum

Hélène Miard-Delacroix : il parlait aux médias comme spécialiste de l’Allemagne mais aussi comme l’expert qui était capable d’établir des comparaisons entre les deux pays et de dire aux Français : attendez, votre jugement sur l’Allemagne est biaisé parce que vous avez des préjugés ou ne comprenez pas les problèmes que nous avons ici, dans notre pays. Il faisait exactement la même chose en Allemagne. Il a expliqué aux Allemands ce qu’ils pouvaient apprendre de la France et aussi comment ils pouvaient affronter leur propre passé.

Andreas Noll : avec le recul, que reste-t-il d’Alfred Grosser ? Son travail de chercheur ou ses efforts pour expliquer le pays voisin à un large public, c’est-à-dire la France aux Allemands ou l’Allemagne aux Français ?

Hélène Miard-Delacroix : son héritage est très riche. Il y a ses livres sur le national-socialisme, la politique étrangère de la France ou l’évolution interne des deux pays. Mais c’est surtout son rôle de médiateur qui restera dans les mémoires, aussi parce qu’il a vécu très longtemps. Son invitation à l’auto-critique par le truchement de l’autre, voilà certainement son legs le plus précieux. C’est la raison pour laquelle il n’a pas raconté la même chose aux Français et aux Allemands. Il a toujours fait en sorte d’adopter une perspective en miroir afin que personne ne se repose sur ses lauriers et puisse dire : « On est forts, non ? Et regardez les défaillances des autres ». Au contraire : il s’est toujours attaché à aller au-delà des préjugés et à éclairer les qualités et les atouts de l’autre, et ce faisant à se remettre soi-même en question.

Andreas Noll : Alfred Grosser était un praticien de la relation franco-allemande. Quel rôle jouait la théorie dans son travail ?

Hélène Miard-Delacroix : Alfred Grosser n’était pas un adepte des grandes théories ; il s’en est du reste souvent moqué, arguant qu’elles étaient un substitut de la pensée. Il disait que ceux qui aiment à se draper dans la théorie sont ceux qui ne sont pas en mesure de travailler de manière empirique. Son analyse à lui s’appuyait sur une observation minutieuse des évolutions politiques et une connaissance très fine de l’histoire des deux pays.

Andreas Noll : j’aimerais maintenant citer un passage du livre qu’il a publié en 2004 « Wie anders ist Frankreich ? ». Grosser y écrit la chose suivante : « La France veut exercer son leadership – sur nous aussi, les Allemands. La France veut être aimée – et tout particulièrement par nous, les Allemands. » Alfred Grosser a-t-il ici mis le doigt sur la cause des fréquents malentendus entre les deux pays ?

Hélène Miard-Delacroix : c’est intéressant que vous ayez choisi ce passage car Grosser s’y moque un peu des Français tout en jouant sur un des préjugés que les Allemands ont à l’égard de la France : ce voisin serait toujours déterminé à diriger l’Europe. Et en même temps, il montre que les Français ont en permanence le souci de se faire aimer des Allemands. De même qu’il raille une longue tradition de la politique étrangère française, au plan européen et global, il souligne une faiblesse de la relation bilatérale : à savoir qu’il n’est pas rare que la partie française appréhende le partenaire allemand de manière émotionnelle et que cette recherche de proximité ne soit pas comprise de l’autre. C’est Grosser dans toute sa splendeur !

Andreas Noll : mais au fond, vous décrivez aussi là la relation entre le chancelier Scholz et le président Macron. On a finalement l’impression de mener les mêmes débats que dans les années 1970 et 1980…

Hélène Miard-Delacroix : les spécificités structurelles, elles, n’ont pas changé – et cela n’évoluera que très lentement. Or, parce que nous souhaitons ardemment le rapprochement, on commet souvent l’erreur de penser que l’État et l’économie seraient structurés à l’identique dans les deux pays, que les intérêts seraient les mêmes. C’est une profonde erreur d’interprétation. Les modèles français et allemand sont très différents, les intérêts des deux pays divergent dans de nombreux domaines. C’est le cas de l’énergie et de la défense qui sont actuellement au centre du jeu. Voilà pourquoi les désaccords actuels, qui ne datent pas d’hier, ont pris un tour aussi dramatique.

De nombreux décideurs continuent à se méprendre sur le fonctionnement de leurs interlocuteurs outre-Rhin. Or, au plus haut niveau politique, il est crucial de saisir les nuances. Helmut Kohl a été l’un des rares hommes politiques allemands en mesure de cerner la sensibilité française. En dépit de tout ce qui le séparait de François Mitterrand, sur les plans politiques et culturels, Kohl savait s’adresser aux représentants de la classe politique française sans les blesser dans leur susceptibilité – alors même qu’ils sont si souvent perçus comme arrogants. Comme son prédécesseur Helmut Schmidt, il a toujours évité aux Français de perdre la face et plutôt cherché à leur donner l’impression qu’ils menaient la danse. Pour Kohl, respecter son homologue, c’était connaître sa sensibilité et ses fragilités.

Andreas Noll : cela me fait penser à cette citation de Helmut Kohl qui aurait dit que les Allemands auraient tout à gagner à s’incliner deux fois devant le drapeau tricolore. Vous parliez à l’instant des séminaires bondés de Grosser. Qu’en est-il aujourd’hui dans les universités françaises au regard de la forte baisse du nombre d’étudiants en germanistique ?

Hélène Miard-Delacroix : c’est la triste réalité. De moins en moins d’élèves apprennent l’allemand. Et le problème est que parmi ces quelques élèves, rares seront ceux qui travailleront activement avec et sur l’Allemagne par la suite. Le réservoir diminue cruellement. L’année dernière, la France comptait 14 % d’élèves germanistes et même moins de 5 % dans certaines régions. Ainsi, le nombre d’experts, de médiateurs et de potentiels analystes se réduit mathématiquement, laissant le champ libre à l’ignorance et aux préjugés.

Alfred Grosser 2010 © Wikimedia Commons

Andreas Noll : Grosser est mort. Qui va maintenant expliquer l’Allemagne aux Français ?

Hélène Miard-Delacroix : Alfred Grosser était une voix unique en son genre, du simple fait de sa biographie. Il y a bien eu d’autres médiateurs, Joseph Rovan par exemple, mais les temps qui les ont forgés sont aujourd’hui révolus. Grosser a quelques successeurs parmi celles et ceux qui s’intéressent à l’Allemagne et ne craignent pas la confrontation. Nous ne sommes pas très nombreux ; je dis « nous » car je m’inclus dans le lot. Et on ne peut pas dire qu’il y aurait aujourd’hui, en France, une personnalité incarnant à elle seule le tandem franco-allemand dans la sphère publique. Par sa biographie, son travail de recherche et ses efforts d’explication, Grosser était unique.

Andreas Noll : Jacques Delors et Wolfgang Schäuble, deux autres grands Européens, nous ont également récemment quittés. Une nouvelle génération va-t-elle prendre le relais ?

Hélène Miard-Delacroix : oui, il y certainement une forme de relève. Un certain nombre d’acteurs dans différents secteurs – le monde politique, la recherche les médias – sont engagés dans l’explication de l’Allemagne. Néanmoins, ils n’agissent souvent que dans leurs cercles respectifs. Mettre davantage en réseau les spécialistes français de l’Allemagne – et inversement les spécialistes allemands de la France – constitue l’un des défis de notre temps. Ceux qui connaissent et expliquent le pays voisin doivent être encore plus présents dans les débats. Les enjeux sont de taille.

Notre invitée

Hélène Miard-Delacroix est professeure en civilisation allemande à Sorbonne Université depuis 2008. Ses recherches portent sur l’histoire de l’Allemagne depuis 1945, des relations franco-allemandes et de la construction européenne, et des relations internationales aux 20e et 21e siècles. Elle a notamment publié, avec l’historien allemand Andreas Wirsching: Von Erbfeinden zu guten Nachbarn. Ein deutsch-französischer Dialog (Stuttgart 2019). Ses recherches actuelles portent sur l’histoire des émotions dans les relations internationales et sur les interactions entre diplomatie et opinion.

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